Les gaités d’un pantalon/12

La bibliothèque libre.
(pseudo)
Librairie franco-anglaise (p. 123-131).

XII

Les Voix et les Ombres.


Si les deux compères menaient joyeuse vie et, insensiblement, élevaient la voix, Mme Cayon et sa fille perdaient peu à peu de leur belle assurance.

Léa contemplait sa mère qui reprisait sans relâche et avec anxiété ; elle se demandait si un jour viendrait où tous les trous seraient bouchés. Alternative qui lui semblait devoir être agréable.

Mais, soudain, le bruit d’un murmure confus parvint jusqu’à elles.

Mme Cayon prêta l’oreille et trembla. Elle croyait bien, en effet, que l’on parlait dans son appartement.

Blême, elle questionna :

— T’entends, Lélé ?

L’interpellée se montra discrète, craignant de deviner la cause de ce phénomène :

— Heu !… C’ sont les plombiers !

Mme Cayon, passagèrement, se contenta de cette explication et se remit à tirer l’aiguille avec frénésie.

Cependant, l’éclat des voix devenait de plus en plus intense ; on percevait des accents larmoyants, voire des chocs de cristaux.

Mme Cayon, le torse penché à droite, les jambes écartées, un poing ganté d’un bas, l’autre armé d’une monstrueuse aiguille, tenta de se former une opinion.

— J’ te dis, Lélé, qu’on parle chez nous !

La jeune fille sourit avec commisération :

— Si tu veux, j’ vais voir !

La prudente mère se récria :

— Toi, innocente enfant ! Si tu rencontrais encore ce charbonnier ?… Jamais.

— Je t’offre ça parce que j’entends rien…

Comme un démenti immédiat à cette affirmation, un rire narquois s’égrena :

— Oh ! oh ! oh ! oh !

Mme Cayon, livide, se dressa d’un jet :

— T’entends ?

— Rien, fit Léa, tranquille.

Le mystérieux rieur s’acharna à causer du désagrément à la pauvrette ; de nouveau il barytonna :

— Ah ! ah ! ah ! ah !…

Un ténor léger répondit :

— Hi ! hi ! hi !…

Mme Cayon défaillait, le timbre voilé, elle hoqueta :

— T’entends ? répète que t’entends rien et j’ t’envoie une paire de calottes…

Cette fois, elle hésita :

— Dame… ça doit être les plombiers… va voir, j’ai peur, maintenant.

Mme Cayon sentait sa belle énergie s’évanouir.

— Ah ! j’ s’rai soulagée quand tu seras mariée… un homme dans une maison c’est nécessaire.

Léa fronça son petit nez :

— Sûr qu’ c’est nécessaire !

De l’autre côté, le rire s’enfla, le baryton et le ténor donnaient ensemble ; des verres se choquaient, une bouteille s’écrasa sur les carreaux avec fracas.

Mme Cayon semblait s’amincir, tant elle avait peur ; ses yeux pailletés de jaune se fonçaient. Léa ricanait :

— Non, ça doit être l’ peintre !… Va voir, m’man, y a p’t’être quéque chose.

Comme sa mère ne bougeait pas, elle fit un pas en avant.

— Ben… moi, j’y va…

L’auteur de ses jours joignit des mains suppliantes :

— J’ t’en prie, folle enfant, aie pitié de mes vieux jours… si tu me quittes, tu reviendras encore barbouillée d’anthracite.

Le silence s’étant rétabli, elles se rassérénèrent un tantinet ; elles admirent, d’un commun accord, qu’il était excellent de patienter.

Ce calme fut de courte durée ; un juron retentit, un organe puissant lança :

— La vieille, j’ l’aplatis… Vive la liberté !

Mme Cayon prit cette menace pour elle ; il lui fallut s’appuyer à la table pour ne point choir.

— Mon Dieu ! gémit-elle, c’t’un assassin !

Déjà elle tendait son dos maigre au coup qui devait l’aplatir.

Léa, au contraire, s’amusait :

— Si j’étais là, c’ que j’ rigolerais !

Ses yeux s’embuèrent de larmes :

— Ils m’aiment ! faudra que je les récompense, les pauvres !

Le désir de se rencontrer en aussi aimable compagnie arda en son cœur juvénile.

Ce désir lui suggéra, incontinent, la suprême ruse pour se débarrasser de la tutelle maternelle.

D’un bond, elle se leva, jeta par-dessus sa chevelure ondulée le trop-plein de sa jupe et s’enfuit en poussant des petits cris de terreur.

La panique est contagieuse, Socrate l’a affirmé. Si ce n’est pas Socrate, c’est Napoléon ou Ivan le Terrible ; mais Léa le confirma.

Mme Cayon subit cette contagion ; les mains au ventre, les yeux hagards, elle s’élança droit devant elle.

Mais Léa avait de l’avance ; ayant dépassé le seuil de la chambre, elle rejeta la porte derrière elle, de toute la vigueur de son poignet nerveux.

La vénérée mère la reçut sur le front et demeura une seconde abasourdie, puis elle se frictionna et pardonna :

— La pauvre petite, comme elle a peur !

Cette diversion, cependant, avait permis à la fugitive de gagner du champ. En un galop elle franchit l’antichambre et, toute rose, déboucha dans la cuisine.

Un hurlement de victoire salua cette entrée :

— Monte là-d’sus ! Monte là-d’sus ! Tu verras Montmartre !

Les deux compères debout, les jambes à l’air, des bouteilles aux poings, le visage émerillonné, clamaient sur cet air populaire leur immense satisfaction.

En entendant ces chants d’allégresse, Mme Cayon sentit ses jambes lui échapper et s’assit au centre du tapis.

Léa, plus calme, mit son index rose en travers de ses lèvres sanglantes :

— Chut !

Les hurlements redoublèrent :

— Si tu l’as pas vu ! le voilà !

Ils gambadaient comme de jeunes sauvages. Pourtant, ayant du cœur, ils coururent chercher deux nouveaux litres :

— On va boire un coup, assura Joseph d’un ton hésitant.

François, grondeur, interrompit :

— Tu m’avais… pas dit… qu’ ton ’pa était charbonnier.

Joseph intervint :

— T’as une culotte, toi ?

L’autre tonitrua…

— Voui… donne-nous tes culottes, nom de Dieu !

Léa se fâcha ; ils l’ennuyaient à la fin.

— Des culottes ? Des culottes ? Vous en avez pas besoin.

Ils se turent convaincus. Cependant, chacun avait une idée unique, se débarrasser du compère, afin de jouir seul, un instant, de la compagnie de l’innocente enfant.

L’Arverne proposa :

— Vou…grrri… V’s’ auriez pas besoin du p’tit ligot ?

De l’autre côté, François ahanait ;

— Viens, ma rose ! viens !…

La jeune fille eut une moue exquise.

— Comme vous êtes gentils !

Joseph devenait lyrique, il dodelinait du chef, ses yeux se révulsaient, tandis que ses pans de chemise voletaient avec abandon.

François se fit impétueux :

— Femme ! ma chair appelle ta chair… viens là, sous la table, à l’ombre des bégonias.

Léa se pâma :

— Oh ! Faites-moi mal !