Les gaités d’un pantalon/14
XIV
Désastres.
Mme Cayon, quoique d’une nature forte, n’était pas dépourvue de ruse dans les circonstances graves.
Laisser sa fille aux mains des deux sacripants sans culotte parut trop douloureux à son cœur maternel.
Enfoncer la porte aurait été coûteux ; en toute chose, il faut considérer la fin.
Un moyen aisé de rentrer chez elle s’offrait à sa subtilité : comme dans tous les immeubles modernes, les serrures de la maison entière avaient l’avantagée de se ressembler autant que sœurs jumelles.
Mme Cayon frappa donc incontinent à l’huis de sa voisine.
Celle-ci, cependant, lui causa un léger retard en l’entretenant de son fils, qui était un vaurien, et de son mari, dont les penchants charnels immodérés lui interdisaient un amant.
Mme Cayon, un brin curieuse, ne put s’empêcher d’écouter jusqu’au bout ces doléances amères ; si l’œuvre de chair ne lui était plus permise, elle aimait au moins à savoir qu’elle procurait aux autres quelques désagréments.
Son amour du prochain ainsi contenté, elle emprunta la bienheureuse clé et rentra chez elle sans trop de difficultés.
Il était temps, à ce moment Léa réclamait avec impétuosité l’installation du chauffage central.
Étonnée par le silence étrange qui l’environnait, la digne mère hésita sur la direction à prendre.
Tombée une fois dans un piège grossier, elle s’était juré de se montrer méfiante à l’avenir.
Avançant pas à pas, tournant la tête de droite et de gauche, elle s’attendait à voir subitement surgir un de ces démons sans culotte, audacieux cambrioleur de l’honneur des filles.
Rien pourtant ne vint la distraire et, sans avoir rencontré de véritable obstacle, elle atteignit le milieu de la salle à manger.
À cet instant, le bruit d’un soupir prolongé, autant qu’amoureux, fit battre son cœur honnête.
— Oh ! mon enfant ! rugit-elle.
Et elle bondit en avant.
Mlle Léa entendit cet appel désespéré ; aussitôt elle s’effara :
— La v’la ’core, c’t’ empêcheuse de danser sur place ! Sauve-toi, Bougnia chéri !
Elle-même s’enfuit.
Dans la pièce voisine, elle tomba sur François qui prétendit l’étreindre de ses bras puissants.
De ses menottes énervées, elle le repoussa :
— Ah ! peu ! c’est l’ moment, y a m’man qui m’ course… Cache-toi, mon Çois-Çois en fer !
Ces diverses recommandations avaient été suivies d’effet ; quand Mme Cayon pénétra dans sa chambre, Joseph finissait de s’enfouir sous l’édredon.
François ayant choisi la même cachette dans le second lit, elle ne le vit pas non plus.
Par contre, elle trouva sa fille, sagement en train d’arranger ses chouchettes.
Inquisitrice, le sourcil froncé, les mains ouvertes, prête à la gifle réparatrice, elle s’enquit :
— Pourquoi qu’ tu soupirais ?
Léa la considéra d’une façon très tendre, puis leva vers le plafond ses prunelles couleur de topaze :
— Parce que j’ suis malheureuse !
Le cœur maternel fut bouleversé par cette plainte enfantine.
— Oh chérie !… T’es malheureuse ?… Pourtant j’ fais des économies et, dans vingt ans, t’auras d’ quoi t’acheter un petit fonds de cartes postales.
Cette perspective rassura Léa, elle baisa au front sa bonne mère :
— L’ bon Dieu t’ bénira.
La paix conclue, elles retournèrent à la salle à manger, et, à l’heure du dîner, la jeune fille mit le couvert, comme une brave petite ménagère.
Mais à peine entrée dans sa cuisine, Mme Cayon fit entendre un hurlement de désespoir. Des larmes plein la gorge, elle compta les litres vides, contempla les plats nettoyés par une main experte ; la boîte de camembert, vide de son contenu.
Elle crispa ses poings osseux :
— Les misérables ! n’avaient donc jamais mangé de leur vie !
Léa se tint coite, elle n’aimait point se mêler aux embarras ménagers de sa mère. Quand celle-ci l’avertit du désastre, elle se contenta de sourire tristement.
Par bonheur, leur appétit d’oiselets leur permit de se contenter des reliefs de Joseph.
La soirée fut morose, les deux femmes s’enfonçaient profondément dans leurs soucis. Mme Cayon évaluait les dépenses de cette journée désastreuse et Léa regrettait les minutes heureuses volées à la surveillance maternelle.
Pendant ce temps, Joseph s’impatientait. Après un laps de temps assez considérable passé sous l’édredon, il osa sortir la tête et, la solitude de la pièce l’encourageant, il s’assit commodément.
Réflexion faite, il retira ses bottes, les roula dans sa veste et enfouit le tout sous le traversin.
Comme alors il se vit en chemise, il pensa qu’il était naturel de se glisser dans les draps :
— Vou… grrri ! Pisque c’est l’ lit d’ la petite !
Et il s’allongea voluptueusement sur le dos. Les vapeurs du vin aidant, il ne tarda point à s’endormir.
François s’était hâté davantage encore. À peine Mme Cayon et sa fille se furent-elles éloignées, qu’il repoussa l’édredon et son visage hilare surgit.
— J’ai assez bu, ’sez mangé pour aujourd’hui, j’ me couche !
En un tas volumineux, il amoncela sur la descente de lit : veste, faux-col, chaussettes, bottes.
— Pisque c’est l’ pieu à Lélé ! j’ peux bien en jouir.
Et lui aussi s’allongea sur le dos, la bouche ouverte.
Le dîner terminé, les dames Cayon s’installèrent devant la fenêtre, afin de contempler la belle nature.
N’ayant rien de particulier à se dire, se connaissant depuis fort longtemps, elles se turent.
Quand neuf coups tintèrent à la plus proche horloge, la mère s’autorisa un bâillement sonore, Léa cracha sur le trottoir et elles se levèrent.
Par mesure d’économie, elles se couchaient sans lumière : l’été, n’est-ce pas, les nuits sont claires.
À cette coutume, Mme Cayon fut redevable d’une peur affreuse.
Lorsque pudique, en sa longue chemise grise, elle se fut enfoncée dans les draps, deux bras musculeux l’enserrèrent tumultueusement, tandis qu’une voix avinée lui soufflait aux narines :
— Vou… grrri !
Elle se débattit, mais en vain ; ce compagnon de hasard insistait avec vigueur. Même étonné de cette défense, il se montrait persuasif :
— Pisque j’ te dis qu’ tu sens la violette et la jacinthe !
Mme Cayon ignorait ce détail, n’ayant jamais eu l’occasion de comparer ses parfums naturels à celui des fleurs précitées.
Elle ne démordit point cependant de son honnête refus ; mais jamais sa chair calmée n’eut à subir pareil assaut.
Joseph perdait patience :
— Bougre ! de bougre ! j’ te dis qu’ c’est moi… ton p’tit bougnia ; pourquoi qu’ tu n’ veux plus ?
Même cette raison ne suffit point ; Mme Cayon abandonna un bout de chemise aux mains de l’adversaire et bondit dans la chambre.
Facétieux, l’Arverne voulut la poursuivre ; ses mains noires se heurtèrent à des aspérités rugueuses.
— Vou… grrri ! j’ me suis gouré… c’est la m’man !
Il voulut s’enfuir ; mais Mme Cayon avait eu le temps de s’emparer d’une botte et du vase de nuit.
Ce fut ainsi armée qu’elle poursuivit l’insulteur, lui martelant le crâne.
Ainsi ils arrivèrent chez Léa, séparée depuis un instant de l’amoureux François.
À l’arrivée de ce couple fantastique, la jeune fille perdit la tête, et sans pitié, poussa l’amant hors du lit.
Le malheureux perdit ainsi sa dernière chance, tel l’archange vengeur, Mme Cayon se dressa devant lui.
Frappant d’estoc et de taille, elle mit la déroute dans les rangs ennemis.
Les mâles infortunés, la tête rentrée dans les épaules, les pans de chemise collés aux cuisses, fuyaient éperdument, poursuivis par les malédictions démoniaques de la mère outragée.
— Impurs ! Satyres ! Cochons d’Inde !
En désordre, ils se jetèrent vers la sortie, traversèrent le palier.
Avec une dernière imprécation, Mme Cayon claqua la porte.
Vaincus, les amants imprévoyants n’eurent plus que leurs yeux pour pleurer et leur chemise pour s’essuyer.
L’esprit perdu, les jambes faibles, ils descendirent les marches.
L’obscurité de la nuit leur permit de gagner sans encombre l’échoppe voisine : Bois et charbon.
Ils eurent la chance enfin de se trouver en face de vrais amis : le charbonnier et sa femme, fins saouls, dormaient sur la table, une bouteille de marc auprès d’eux.
Les arrivants se laissèrent choir sur des escabeaux et, en pleurant de détresse, finirent la bouteille.
Ensuite, la journée leur semblant justement terminée, ils s’allongèrent sur l’anthracite.