Les gaités d’un pantalon/15

La bibliothèque libre.
(pseudo)
Librairie franco-anglaise (p. 153-160).

XV

Maternelle prévoyance.


Au réveil, après cette tumultueuse nuit, Mme Cayon se livra à quelques réflexions nécessaires.

À première vue, la conduite de François Fard pouvait paraître étrange.

Une étude approfondie du caractère de ce jeune homme semblait donc utile.

À cette décision, Mme Cayon s’arrêta incontinent et sauta du lit, malgré qu’il fut de très bonne heure.

Elle ganta ses pieds de marron, chaussa de vétustes souliers, vêtit le costume quotidien, roula son pitoyable chignon et s’en fut.

Léa, étonnée autant qu’inquiète, se précipita et, par-dessus la rampe de l’escalier, s’enquit :

— Qui gna, m’man ? T’as des humeurs froides ?

Nulle réponse ne monta du rez-de-chaussée que Mme Cayon atteignait en ce moment.

Dehors, l’air de la rue Popincourt lui parut parfumé, elle sourit aux passants, certaine que l’on devinait en elle la mère prudente désireuse de ne point confier au premier venu le bonheur de son unique enfant.

De son pied léger, elle s’en fut aux établissements Grumeaux, préparateurs de déchets végétaux pour l’alimentation des nouveau-nés.

Aussitôt, elle constata que François avait menti en prétendant travailler dans la chaussure.

Pourtant, voulant pour tous la justice, elle réserva son opinion.

Dans un grand hall tout rempli de copeaux et de détritus divers, elle croisa un homme, un seul qui poussait avec mélancolie un petit chariot vide.

Elle s’extasia :

— Une ruche ici ! Une vraie ruche !

Bonasse, un sourire diplomatique, fleurissant ses lèvres exsangues, elle interpella le promeneur :

— Dites donc, brave homme, vous connaissez p’t’être M. Soiffard ?

L’autre retira sa casquette et s’essuya le front, geste commun à tous les travailleurs organisés et conscients.

— Si j’ l’ connais, y en a pas deux comme lui pour siffler l’ mandarin curaçao !

Mme Cayon, interloquée, s’approcha :

— Mandarin curaçao ?

L’homme la considéra d’un œil mauvais :

— D’abord, pourquoi qu’ vous me d’mandez ça, si vos intentions sont pures ?

La mère se redressa :

— C’est l’ fiancé d’ ma fille, alors vous comprenez, j’ veux m’ renseigner.

— Alors, y a pas d’ mal. Et comme ça, François Fard va s’ marier ? Pourvu qu’ sa moitié soit d’attaque comme lui.

— A-t-il une belle situation ici ?… Gagne-t-il beaucoup d’argent ?

— Heu ! Beaucoup d’argent, on n’ sait jamais… il est plutôt intermittent, vous savez ; mais ça fait rien, on l’ voit quèque fois… l’après-midi surtout.

Il hocha la tête :

— N’empêche qui f’ra son chemin c’ garçon-là, voyez-vous. Il tient l’ verre comme pas un. Un litre de blanc, un litre de rouge entre deux morceaux d’ camembert ne lui font pas peur…

Mme Cayon s’enfuit terrorisée :

— Un ivrogne, ce Soiffard… Jamais une pure Léa n’épousera un ivrogne !

L’homme haussa les épaules avec mépris :

— Encore une qui tient pas l’ verre ! Ça s’ voit tout d’ suite.

Mme Cayon, à pas précipités, s’en retourna vers le logis du jeune homme. Là, certainement, elle obtiendrait des renseignements détaillés sur ses mœurs.

François n’était pas là, il gisait sur l’anthracite. Elle se buta à la concierge.

Appuyée sur son balai, la dame mangeait un hareng saur écrasé entre deux tranches de pain. Quand ses doigts se faisaient gras, elle les essuyait d’un geste vif, dans ses cheveux.

À la première question de Mme Cayon, elle précisa, hautaine ;

— M’sieu François ? Il a parti à son bureau, bien sûr… c’ t’un garçon plein de régularité.

Le visage de la mère s’épanouit :

— Ah ! très bien !… C’est vrai qu’il gagne vingt mille francs par an ?

Le balai s’agita :

— Oh ! l’ pauv’ chérubin, l’a même pas vingt mille sous… Mais ça fait rien, i’ réussira dans la vie, parc’ qu’i’ plaît aux femmes.

Mme Cayon pinça les lèvres :

— Il n’a besoin que de plaire à la sienne.

La concierge se fit menaçante, elle avança un front gras, creusé d’une ride :

— Ah, vous croyez ça, vous ?… Eh bien, moi qui vous parle, j’ai connu l’ miel de ses baisers… V’ pouvez pas vous figurer comme il est galant, pour les p’tites choses de l’amitié.

Mme Cayon battit en retraite avec horreur :

— Oh ! Pouah !

L’autre la poursuivit :

— Voui… s’ra un jour décoré, vous m’entendez ; s’ra d’ l’Académie et propriétaire à Juvisy, et il aura une salle de bain… Quand on sait y faire, avec le sexe, on reste jamais dans la purée…

Découragée, Mme Cayon reprit le chemin de la rue Popincourt.

— Un ivrogne ! Un coureur de cotillon ! Un homme qui vous introduit dans l’erreur en disant qu’il gagne des sommes fabuleuses ! Un homme qui chante « Ferme tes jolis yeux » en chemise !

Sur le pas de la porte, Léa l’attendait anxieuse :

— D’où qu’ tu d’ viens ?

La mère eut un geste sévère :

— Ce monsieur Soiffard n’est pas pour toi… t’épouseras l’ charbonnier.

Léa rougit :

— Voui m’man… J’ prendrai Çois-Çois comme ami, i’ paiera la toilette et Gros Ligot, la croûte.

Traîtresse, elle bondit en avant et cria :

— J’ vas les prévenir !

Déjà elle était au rez-de-chaussée. En trois sauts de lapin, elle fut à l’intérieur de l’échoppe.

Joseph livrait des chacs, mais François, sans culotte, dormait toujours sur l’anthracite.

Du bout des doigts, elle lui chatouilla l’épigastre :

— Çois-Çois !

Il ouvrit les yeux, sa bouche amère proféra un juron, puis, dressé sur son séant, il réclama :

— Mon grimpant !

La jeune fille eut une moue gentille :

— T’inquiète pas, pisqu’y a rien d’dans… T’as tout sur toi.

Sérieuse, elle l’avertit :

— À partir d’aujourd’hui, t’es mon amant et Joseph mon mari. C’est m’man qui l’ veut comme ça.

Il eut un bon rire et la poussa contre le cardiff.

Le silence tomba comme un voile d’airain, Léa en parut oppressée. Elle se plaignit :

— Oh ! chéri !

Et, en un élan de reconnaissance :

— T’es mon p’tit ligot !


FIN