Les grands navigateurs du XVIIIe siècle/01

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J. Hetzel et Cie (p. 1-11).

LES GRANDS NAVIGATEURS
DU XVIIIe SIÈCLE
PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER
I
Astronomes et Cartographes.

Cassini, Picard et La Hire. — La méridienne et la carte de France. — G. Delisle et d’Anville. — La figure de la Terre. — Maupertuis en Laponie — La Condamine à l’équateur.

Avant d’entreprendre le récit des grandes expéditions du xviiie siècle, nous devons signaler les immenses progrès accomplis par les sciences durant cette période. Ils rectifièrent une foule d’erreurs consacrées, donnèrent une base sérieuse aux travaux des astronomes et des géographes. Pour ne parler que du sujet qui nous occupe, ils modifièrent radicalement la cartographie et assurèrent à la navigation une sécurité inconnue jusqu’alors.

Bien que Galilée eût observé, dès 1610, les éclipses des satellites de Jupiter, l’indifférence des gouvernements, le défaut d’instruments d’une puissance suffisante, les erreurs commises par les disciples du grand astronome italien avaient rendu stérile cette importante découverte.

En 1668, Jean-Dominique Cassini avait publié ses Tables des satellites de Jupiter, qui le firent mander l’année suivante par Colbert et lui valurent la direction de l’Observatoire de Paris.

Au mois de juillet 1671, Philippe de La Hire était allé faire des observations à Uraniborg, dans l’île de Huen, sur l’emplacement même de l’observatoire de Tycho-Brahé. Là, mettant à profit les tables de Cassini, il calcula, avec une exactitude qu’on n’avait pas encore atteinte, la différence entre les longitudes de Paris et d’Uraniborg.

La même année, l’Académie des Sciences envoyait à Cayenne l’astronome Jean Richer, pour y étudier les parallaxes du soleil et de la lune et les distances de Mars et de Vénus à la Terre. Ce voyage, qui réussit de tout point, eut des conséquences inattendues, et fut l’occasion des travaux entrepris bientôt après sur la figure de la Terre. Richer observa que le pendule retardait de deux minutes vingt-huit secondes à Cayenne, ce qui prouvait que la pesanteur était moindre en ce dernier lieu qu’à Paris. Newton et Huyghens en conclurent donc l’aplatissement du globe aux pôles. Mais, bientôt après, les mesures d’un degré terrestre, données par l’abbé Picard, les travaux de la méridienne, exécutés par Cassini père et fils, conduisaient ces savants à un résultat entièrement opposé et leur faisaient considérer la Terre comme un ellipsoïde allongé vers ses régions polaires. Ce fut l’origine de discussions passionnées et de travaux immenses, qui profitèrent à la géographie astronomique et mathématique.

Picard avait entrepris de déterminer l’espace compris entre les parallèles d’Amiens et de Malvoisine, qui comprend un degré un tiers. Mais l’Académie, jugeant qu’on pourrait arriver à un résultat plus exact en calculant une distance plus grande, résolut de mesurer en degrés toute la longueur de la France du nord au sud. On choisit pour cela le méridien qui passe par l’Observatoire de Paris. Ce gigantesque travail de triangulation, commencé vingt ans avant la fin du xviie siècle fut interrompu, repris et terminé vers 1720.

En même temps, Louis XIV, poussé par Colbert, donnait l’ordre de travailler à une carte de la France. Des voyages furent exécutés, de 1679 à 1682 par des savants, qui fixèrent, au moyen d’observations astronomiques, la position des côtes sur l’Océan et la Méditerranée.

Cependant ces travaux, ceux de Picard complétés par la mesure de la méridienne, les relèvements qui fixaient la latitude et la longitude de certaines grandes villes de France, une carte détaillée des environs de Paris dont les points avaient été déterminés géométriquement, ne suffisaient pas encore pour dresser une carte de France. On fut donc obligé de procéder, comme on l’avait fait pour la méridienne, en couvrant toute l’étendue de la contrée d’un réseau de triangles reliés ensemble. Telle fut la base de la grande carte de France, qui a pris si justement le nom de Cassini.

Les premières observations de Cassini et de La Hire amenèrent ces deux astronomes à resserrer la France dans des limites beaucoup plus étroites que celles qui lui étaient jusqu’alors assignées.

« Ils lui ôtèrent, dit Desborough Cooley dans son Histoire des voyages, plusieurs degrés de longitude le long de la côte occidentale, à partir de la Bretagne jusqu’à la baie de Biscaye, et retranchèrent de la même façon environ un demi-degré sur les côtes du Languedoc et de la Provence. Ces changements furent l’occasion d’une plaisanterie de Louis XIV, qui, complimentant les académiciens à leur retour, leur dit en propres termes : « Je vois avec peine, messieurs, que votre voyage m’a coûté une bonne partie de mon royaume. »

Au reste, les cartographes n’avaient jusqu’alors tenu aucun compte des corrections des astronomes. Au milieu du xviie siècle, Peiresc et Gassendi avaient corrigé sur les cartes de la Méditerranée une différence de « cinq cents » milles de distance entre Marseille et Alexandrie. Cette rectification si importante fut regardée comme non avenue, jusqu’au jour où l’hydrographe Jean-Mathieu de Chazelles, qui avait aidé Cassini dans ses travaux de la méridienne, fut envoyé dans le Levant pour dresser le portulan de la Méditerranée.

« On s’était également aperçu, disent les mémoires de l’Académie des Sciences, que les cartes étendaient trop les continents de l’Europe, de l’Afrique et de l’Amérique, et rétrécissaient la grande mer Pacifique entre l’Asie et l’Europe. Aussi ces erreurs causaient-elles de singulières méprises. Les pilotes, se fiant à leurs cartes, dans le voyage de M. de Chaumont, ambassadeur de Louis XIV à Siam, se méprirent dans leur estime, tant en allant qu’en revenant, faisant plus de chemin qu’ils ne jugeaient. En allant du cap de Bonne-Espérance à l’île de Java, ils croyaient être encore éloignés du détroit de la Sonde, quand ils se trouvèrent à plus de soixante lieues au delà, et il fallut reculer deux jours par un vent favorable pour y entrer, et, en revenant du cap de Bonne-Espérance en France, ils se trouvèrent à l’île de Florès, la plus occidentale des Açores, quand ils croyaient en être à plus de cent cinquante lieues à l’est ; il leur fallut naviguer encore douze jours vers l’est pour arriver aux côtes de France. »

Les rectifications apportées à la carte de France furent considérables, comme nous l’avons dit plus haut. On reconnut que Perpignan et Collioures, notamment, se trouvaient être beaucoup plus à l’est qu’on ne le supposait. Au reste, pour s’en faire une idée bien nette, il suffit de regarder la carte de France publiée dans la première partie du tome VII des Mémoires de l’Académie des Sciences. Il y est tenu compte des observations astronomiques dont nous venons de parler, et l’ancien tracé de la carte, publiée par Sanson en 1679, y rend sensibles les modifications apportées.

Cassini proclamait avec raison que la cartographie n’était plus à la hauteur de la science. En effet, Sanson avait suivi aveuglément les longitudes de Ptolémée, sans tenir compte des progrès des connaissances astronomiques. Ses fils et ses petits-fils n’avaient fait que rééditer ses cartes en les complétant, et les autres géographes se traînaient dans la même ornière. Le premier, Guillaume Delisle, construisit de nouvelles cartes, en mettant à profit les données modernes et rejeta de parti pris tout ce qu’on avait fait avant lui. Son ardeur fut telle, qu’il avait entièrement exécuté ce projet à vingt-cinq ans. Son frère, Joseph-Nicolas, enseignait l’astronomie en Russie, et envoyait à Guillaume des matériaux pour ses cartes. Pendant ce temps, Delisle de la Coyère, son dernier frère, visitait les côtes de la mer Glaciale, fixait astronomiquement la position des points les plus importants, s’embarquait sur le vaisseau de Behring et mourait au Kamtchatka.

Voilà ce que furent les trois Delisle. Mais à Guillaume revient la gloire d’avoir révolutionné la cartographie.

« Il parvint, dit Cooley, à faire concorder les mesures anciennes et modernes et à combiner une masse plus considérable de documents ; au lieu de limiter ses corrections à une partie du globe, il les étendit au globe entier, ce qui lui donne un droit très positif à être regardé comme le créateur de la géographie moderne. Pierre le Grand, à son passage à Paris, lui rendit hommage, en le visitant pour lui donner tous les renseignements qu’il possédait lui-même sur la géographie de la Russie. »

Est-il rien de plus concluant que ce témoignage d’un étranger ? Et, si nos géographes sont dépassés aujourd’hui par ceux de l’Allemagne et de l’Angleterre, n’est-ce pas une consolation et un encouragement de savoir que nous avons excellé dans une science où nous travaillons à reprendre notre ancienne supériorité ?

Delisle vécut assez pour voir les succès de son élève J.-B. d’Anville. Si ce dernier fut inférieur, sous le rapport de la science historique, à Adrien Valois, il mérita sa haute renommée par la correction relative de son dessin, par l’aspect clair et artistique de ses cartes.

« On a peine à comprendre, dit M. E. Desjardins dans sa Géographie de la Gaule romaine, le peu d’importance qu’on attribue à ses œuvres de géographe, de mathématicien et de dessinateur. C’est cependant dans ces dernières qu’il a surtout donné la mesure de son incomparable mérite. D’Anville a, le premier, su construire une carte par des procédés scientifiques, et cela suffit à sa gloire… Dans le domaine de la géographie historique, d’Anville a fait preuve surtout d’un rare bon sens dans la discussion et d’un merveilleux instinct topographique dans les identifications ; mais, il faut bien le reconnaître, il n’était ni savant, ni même suffisamment versé dans l’étude des textes classiques. »

Le plus beau travail de d’Anville est sa carte d’Italie, dont la dimension, jusqu’alors exagérée, se prolongeait de l’est à l’ouest, suivant les idées des anciens.

En 1735, Philippe Buache, dont le nom est justement célèbre comme géographe, inaugurait une nouvelle méthode en appliquant, dans une carte des fonds de la Manche, les courbes de niveau à la représentation des accidents du sol.

Dix ans plus tard, d’Après de Mannevillette publiait son Neptune oriental, dans lequel il rectifiait les cartes des côtes d’Afrique, de Chine et de l’Inde. Il y joignait une instruction nautique, d’autant plus précieuse pour l’époque que c’était le premier ouvrage de ce genre. Jusqu’à la fin de sa vie, il perfectionna ce recueil qui servit de guide à tous nos officiers pendant la fin du xviiie siècle.

Chez les Anglais, Halley occupait le premier rang parmi les astronomes et les physiciens. Il publiait une théorie des Variations magnétiques et une Histoire des moussons, qui lui valaient le commandement d’un vaisseau, afin qu’il pût soumettre sa théorie à l’expérience.

Ce qu’avait fait d’Après chez les Français, Alexandre Dalrymple l’accomplit pour les Anglais. Seulement, ses vues gardèrent jusqu’au bout quelque chose d’hypothétique, et il crut à l’existence d’un continent austral. Il eut pour successeur Horsburgh, dont le nom sera toujours cher aux navigateurs.

Mais il nous faut parler de deux expéditions importantes qui devaient mettre fin à la querelle passionnée sur la figure de la Terre. L’Académie des Sciences venait d’envoyer une mission composée de Godin, Bouguer et La Condamine en Amérique, pour mesurer l’arc du méridien à l’équateur. Elle résolut de confier la direction d’une expédition semblable, dans le nord, à Maupertuis.

« Si l’aplatissement de la terre, disait ce savant, n’est pas plus grand que Huyghens l’a supposé, la différence des degrés du méridien déjà mesuré en France d’avec les premiers degrés du méridien voisin de l’équateur ne sera pas assez considérable pour qu’elle ne puisse pas être attribuée aux erreurs possibles des observateurs et à l’imperfection des instruments. Mais, si on l’observe au pôle, la différence entre le premier degré du méridien voisin de la ligne équinoxiale et le 66e degré, par exemple, qui coupe le cercle polaire, sera assez grande, même dans l’hypothèse de Huyghens, pour se manifester sans équivoque, malgré les plus grandes erreurs commissibles, parce que cette différence se trouvera répétée autant de fois qu’il y aura de degrés intermédiaires. »

Le problème était ainsi nettement posé, et il devait recevoir au pôle, aussi bien qu’à l’équateur, une solution qui allait terminer le débat en donnant raison à Huyghens et à Newton.

L’expédition partit sur un navire équipé à Dunkerque. Elle se composait, outre Maupertuis, de Clairaut, Camus et Lemonnier, académiciens, de l’abbé Outhier, chanoine de Bayeux, d’un secrétaire, Sommereux, d’un dessinateur, Herbelot, et du savant astronome suédois Celsius.

Lorsqu’il reçut les membres de la mission à Stockholm, le roi de Suède leur dit : « Je me suis trouvé dans de sanglantes batailles, mais j’aimerais mieux retourner à la plus meurtrière que d’entreprendre le voyage que vous allez faire. »

Assurément, ce ne devait pas être une partie de plaisir. Des difficultés de toute sorte, des privations continues, un froid excessif, allaient éprouver ces savants physiciens. Mais que sont leurs souffrances auprès des angoisses, des dangers, des épreuves qui attendaient les navigateurs polaires, Ross, Parry, Hall, Payer et tant d’autres !

« À Tornea, au fond du golfe de Bothnie, presque sous le cercle polaire, les maisons étaient enfouies sous la neige, dit Damiron, dans son Éloge de Maupertuis. Lorsqu’on sortait, l’air semblait déchirer la poitrine, les degrés du froid croissant s’annonçaient par le bruit avec lequel le bois, dont toutes les maisons sont bâties, se fendait. À voir la solitude qui régnait dans les rues, on eût cru que les habitants de la ville étaient morts. On rencontrait à chaque pas des gens mutilés, ayant perdu bras ou jambes par l’effet d’une si dure température. Et cependant ce n’était pas à Tornea que les voyageurs devaient s’arrêter. »

Aujourd’hui que ces lieux sont mieux connus, que l’on sait ce qu’est la rigueur du climat arctique, on peut se faire une idée plus juste des difficultés que devaient y rencontrer des observateurs.

Ce fut en juillet 1736 qu’ils commencèrent leurs opérations. Au delà de Tornea, ils ne virent plus que des lieux inhabités. Il leur fallut se contenter de leurs propres ressources pour escalader les montagnes, où ils plantaient les signaux qui devaient former la chaîne ininterrompue des triangles. Partagés en deux troupes, afin d’obtenir deux mesures au lieu d’une et de diminuer ainsi les chances d’erreur, les hardis physiciens, après nombre de péripéties dont on trouvera le récit dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de 1737, après des fatigues inouïes, parvinrent à constater que la longueur de l’arc du méridien compris entre les parallèles de Tornea et Kittis était de 53, 023 toises 1/2. Ainsi donc, sous le cercle polaire, le degré du méridien avait environ mille toises de plus que ne l’avait supposé Cassini, et le degré terrestre dépassait de 377 toises la longueur que Picard lui avait trouvée entre Paris et Amiens. La Terre était donc considérablement aplatie aux pôles, résultat que se refusèrent longtemps à reconnaître Cassini père et fils.

Courrier de la physique, argonaute nouveau,
Qui, franchissant les monts, qui, traversant les eaux,
Ramenez des climats soumis aux trois couronnes,
Vos perches, vos secteurs et surtout deux Laponnes,
Vous avez confirmé, dans ces lieux pleins d’ennui,
Ce que Newton connut sans sortir de chez lui.

Ainsi s’exprimait Voltaire, non sans une pointe de malice ; puis, faisant allusion aux deux sœurs que Maupertuis ramenait avec lui, et dont l’une avait su le séduire, il disait :

Cette erreur est trop ordinaire.
Et c’est la seule que l’on fit
En allant au cercle polaire.

« Toutefois, dit M. A. Maury dans son Histoire de l’Académie des Sciences, l’importance des instruments et des méthodes dont faisaient usage les astronomes envoyés dans le nord, donna aux défenseurs de l’aplatissement de notre globe, plus raison qu’ils n’avaient en réalité ; et, au siècle suivant, l’astronome suédois Svanberg rectifiait leurs exagérations involontaires par un beau travail qu’il publia dans notre langue. »

Pendant ce temps, la mission que l’Académie avait expédiée au Pérou procédait à des opérations analogues. Composée de La Condamine, Bouguer et Godin, tous trois académiciens, de Joseph de Jussieu, régent de la Faculté de médecine, chargé de la partie botanique, du chirurgien Seniergues, de l’horloger Godin des Odonais, et d’un dessinateur, elle quitta La Rochelle le 16 mai 1735. Ces savants gagnèrent Saint-Domingue, où furent faites quelques observations


Fac-simile. Gravure ancienne.


Portrait de Maupertuis. (Fac-Simile Gravure ancienne.)


astronomiques, Carthagène, Puerto-Bello, traversèrent l’isthme de Panama, et débarquèrent, le 9 mars 1736, à Manta, sur la terre du Pérou.

Là Bouguer et La Condamine se séparèrent de leurs compagnons, étudièrent la marche du pendule, puis gagnèrent Quito par des chemins différents.

La Condamine suivit la côte jusqu’au Rio de las Esmeraldas et leva la carte de tout ce pays qu’il traversa avec des fatigues infinies.

Bouguer, lui, se dirigea par le sud vers Guayaquil, en franchissant des forêts marécageuses, et atteignit Caracol, au pied de la Cordillère, qu’il mit sept jours à traverser. C’était la route autrefois suivie par P. d’Alvarado, où soixante-dix de ses gens avaient péri, et notamment les trois premières Espagnoles qui avaient tenté de pénétrer dans le pays. Bouguer atteignit Quito le 10 juin. Cette ville avait alors trente ou quarante mille habitants, un évêque président de l’Audience, nombre de communautés religieuses et deux collèges. La vie y était assez bon marché ; seules, les marchandises étrangères y atteignaient un prix extravagant, à ce point qu’un gobelet de verre valait dix-huit ou vingt francs.

Les savants escaladèrent le Pichincha, montagne voisine de Quito, dont les éruptions ont été plus d’une fois fatales à cette ville ; mais ils ne tardèrent pas à reconnaître qu’il fallait renoncer à porter si haut les triangles de leur méridienne, et ils durent se contenter de placer les signaux sur les collines.

« On voit presque tous les jours sur le sommet de ces mêmes montagnes, dit Bouguer dans le mémoire qu’il lut à l’Académie des Sciences, un phénomène extraordinaire qui doit être aussi ancien que le monde et dont il y a bien cependant de l’apparence que personne avant nous n’avait été témoin. La première fois que nous le remarquâmes, nous étions tous ensemble sur une montagne nommée Pambamarca. Un nuage, dans lequel nous étions plongés et qui se dissipa, nous laissa voir le soleil qui se levait et qui était très éclatant. Le nuage passa de l’autre côté. Il n’était pas à trente pas, lorsque chacun de nous vit son ombre projetée dessus et ne voyait que la sienne, parce que le nuage n’offrait pas une surface unie. Le peu de distance permettait de distinguer toutes les parties de l’ombre ; on voyait les bras, les jambes, la tête ; mais, ce qui nous étonna, c’est que cette dernière partie était ornée d’une gloire ou auréole formée de trois ou quatre petites couronnes concentriques d’une couleur très-vive, chacune avec les mêmes variétés que l’arc-en-ciel, le rouge étant en dehors. Les intervalles entre ces cercles étaient égaux ; le dernier cercle était plus faible ; et enfin, à une grande distance, nous voyions un grand cercle blanc qui environnait le tout. C’est comme une espèce d’apothéose pour le spectateur. »

Comme les instruments dont ces savants se servaient n’avaient pas la précision de ceux qui sont employés aujourd’hui, et étaient sujets aux changements de la température, il fallut procéder avec le plus grand soin et la plus minutieuse attention pour que de petites erreurs multipliées ne finissent pas par en causer de considérables. Aussi, dans leurs triangles, Bouguer et ses compagnons ne conclurent jamais le troisième angle de l’observation des deux premiers : il les observèrent tous.

Après avoir obtenu en toises la mesure du chemin parcouru, il restait à découvrir quelle partie du circuit de la Terre formait cet espace ; mais on ne pouvait résoudre cette question qu’au moyen d’observations astronomiques.

Après nombre d’obstacles, que nous ne pouvons décrire ici en détail, et de remarques curieuses, entre autres la déviation que l’attraction des montagnes fait éprouver au pendule, les savants français arrivèrent à des conclusions qui confirmèrent pleinement le résultat de la mission de Laponie. Ils ne rentrèrent pas tous en France en même temps. Jussieu continua pendant plusieurs années encore ses recherches d’histoire naturelle, et La Condamine choisit pour revenir en Europe la route du fleuve des Amazones, voyage important, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir un peu plus tard.