Les grands navigateurs du XVIIIe siècle/02

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J. Hetzel et Cie (p. 11-21).

II
La guerre de course au XVIIIe siècle.

Voyage de Wood-Rodgers. — Aventures d’Alexandre Selkirk. — Les îles Galapagos. — Puerto-Seguro. — Retour en Angleterre. — Expédition de Georges Anson. — La Terre des États. — L’île de Juan-Fernandez. — Tinian. — Macao. — La prise du galion. — La rivière de Canton. — Résultats de la croisière.

On était en pleine guerre de la succession d’Espagne. Certains armateurs de Bristol résolurent alors d’équiper quelques bâtiments pour courir sus aux navires espagnols dans l’océan Pacifique et ravager les côtes de l’Amérique du Sud. Les deux vaisseaux qui furent choisis, le Duc et la Duchesse, sous le commandement des capitaines Rodgers et Courtney, furent armés avec soin et pourvus de toutes les provisions nécessaires pour un si long voyage. Le célèbre Dampier, qui s’était acquis tant de réputation par ses courses aventureuses et ses pirateries, ne dédaigna pas d’accepter le titre de premier pilote. Bien que cette expédition ait été plus riche en résultats matériels qu’en découvertes géographiques, sa relation contient cependant quelques particularités curieuses qui méritent d’être conservées.

Ce fut le 2 août 1708, que le Duc et la Duchesse quittèrent la rade royale de Bristol. Remarque intéressante à faire d’abord : pendant toute la durée du voyage, un registre, sur lequel devaient être consignés tous les événements de la campagne, fut tenu à la disposition de l’équipage, afin que les moindres erreurs et les plus petits oublis fussent réparés, avant que le souvenir des faits eût pu s’altérer.

Rien à dire sur ce voyage jusqu’au 22 décembre. Ce jour-là, furent découvertes les îles Falkland, que peu de navigateurs avaient encore reconnues. Rodgers n’y aborda point ; il se contente de dire que la côte présente le même aspect que celle de Portland, quoiqu’elle soit moins haute.

« Tous les coteaux, ajoute-t-il, avaient l’apparence d’un bon terrain ; la pente en est facile, garnie de bois, et le rivage ne manque pas de bons ports. »

Ces îles ne possèdent pas un seul arbre, et les bons ports sont loin d’être fréquents, comme nous le verrons plus tard. On voit si les renseignements que nous devons à Rodgers sont exacts. Aussi les navigateurs ont-ils bien fait de ne pas s’y fier.

Après avoir dépassé cet archipel, les deux bâtiments piquèrent droit au sud, et s’enfoncèrent dans cette direction jusqu’à 60° 58′ de latitude. Il n’y avait pas de nuit, le froid était vif, et la mer si grosse, que la Duchesse fit quelques avaries. Les principaux officiers des deux bâtiments, assemblés en conseil, jugèrent alors qu’il n’était pas à propos de s’avancer plus au sud, et route fut faite à l’ouest. Le 15 janvier 1709, on constata qu’on avait doublé le cap Horn, et qu’on était entré dans la mer du Sud.

À cette époque, presque toutes les cartes différaient sur la position de l’île Juan-Fernandez. Aussi, Wood Rodgers, qui voulait y relâcher pour y faire de l’eau et s’y procurer un peu de viande fraîche, la rencontra presque sans la chercher.

Le 1er  février, il mit en mer une embarcation pour aller à la découverte d’un mouillage. Tandis qu’on attendait son retour, on aperçut un grand feu sur le rivage. Quelques vaisseaux espagnols ou français avaient-ils atterri en cet endroit ? Faudrait-il livrer combat, pour se procurer l’eau et les vivres dont on avait besoin ? Toutes les dispositions furent prises pendant la nuit ; mais, au matin, aucun bâtiment n’était en vue. Déjà l’on se demandait si l’ennemi s’était retiré, lorsque l’arrivée de la chaloupe vint fixer toutes les incertitudes, en ramenant un homme vêtu de peaux de chèvres, à la figure encore plus sauvage que ses vêtements.

C’était un marin écossais, nommé Alexandre Selkirk, qui, à la suite d’un démêlé avec son capitaine, avait été abandonné depuis quatre ans et demi sur cette île déserte. Le feu qu’on avait aperçu avait été allumé par lui.

Pendant son séjour à Juan-Fernandez, Selkirk avait vu passer beaucoup de vaisseaux ; deux seulement, qui étaient espagnols, y avaient mouillé. Découvert par les matelots, Selkirk, après avoir essuyé leur feu, n’avait échappé à la mort que grâce à son agilité, qui lui avait permis de grimper sur un arbre sans être aperçu.

« Il avait été mis à terre, dit la relation, avec ses habits, son lit, un fusil, une livre de poudre, des balles, du tabac, une hache, un couteau, un chaudron, une Bible et quelques autres livres de piété, ses instruments et ses livres de marine. Le pauvre Selkirk pourvut à ses besoins du mieux qu’il lui fut possible ; mais, durant les premiers mois, il eut beaucoup de peine à vaincre la tristesse et à surmonter l’horreur que lui causait une si affreuse solitude. Il construisit deux cabanes, à quelque distance l’une de l’autre, avec du bois de myrte-piment. Il les couvrit d’une espèce de jonc et les doubla de peaux de chèvres, qu’il tuait à mesure qu’il en avait besoin, tant que sa poudre dura. Lorsqu’elle approcha de sa fin, il trouva le moyen de faire du feu avec deux morceaux de bois de piment, qu’il frottait l’un contre l’autre.... Quand sa poudre fut finie, il prenait les chèvres à la course, et il s’était rendu si agile par un exercice continuel, qu’il courait à travers les bois, sur les rochers et les collines, avec une vitesse incroyable. Nous en eûmes la preuve lorsqu’il vint à la chasse avec nous ; il devançait et mettait sur les dents nos meilleurs coureurs et un chien excellent que nous avions à bord ; il atteignait bientôt les chèvres, et nous les apportait sur son dos. Il nous dit qu’un jour il poursuivait un de ces animaux avec tant d’ardeur, qu’il le saisit sur le bord d’un précipice caché par des buissons, et roula du haut en bas avec sa proie. Il fut si étourdi de sa chute, qu’il en perdit connaissance ; quand il reprit ses sens, il trouva sa chèvre morte sous lui. Il resta près de vingt-quatre heures sur la place, et il eut assez de peine à se traîner à sa cabane, qui en était distante d’un mille, et dont il ne put sortir qu’au bout de dix jours. »

Des navets semés par l’équipage de quelque vaisseau, des choux palmistes, du piment et du poivre de la Jamaïque servaient à cet abandonné pour assaisonner ses aliments. Quand ses souliers et ses habits furent en pièces, ce qui ne tarda guère, il s’en fit en peau de chèvres, avec un clou qu’il employait comme aiguille. Lorsque son couteau fut usé jusqu’au dos, il s’en fabriqua avec des cercles de barrique qu’il avait trouvés sur le rivage. Il avait si bien perdu l’habitude de parler, qu’il avait de la peine à se faire comprendre. Rodgers l’embarqua et lui donna sur son vaisseau l’office de contre-maître.

Selkirk n’avait pas été le premier marin délaissé sur l’île de Juan-Fernandez. On se rappelle peut-être que Dampier y avait déjà recueilli un malheureux Mosquito, abandonné de 1681 à 1684, et l’on voit, dans le récit des aventures de Sharp et d’autres flibustiers, que le seul survivant de l’équipage d’un vaisseau naufragé sur ces côtes y vécut cinq ans, jusqu’à ce qu’un autre bâtiment vînt le reprendre. Les malheurs de Selkirk ont été racontés par un écrivain moderne, par Saintine, dans le roman intitulé : Seul !

Les deux bâtiments quittèrent Juan-Fernandez le 14 février, et commencèrent leurs courses contre les Espagnols. Rodgers s’empara de Guyaquil, dont il tira une grosse rançon, et captura plusieurs vaisseaux, qui lui fournirent plus de prisonniers que d’argent.

De toute cette partie de son voyage, dont nous n’avons pas à nous occuper, nous ne retiendrons que quelques détails sur l’île de la Gorgone, où il remarqua un singe à qui son excessive lenteur a fait donner le nom de « paresseux », sur Tecamez, dont les habitants, armés de flèches empoisonnées et de fusils, le repoussèrent avec perte, et sur les îles Galapagos, situées à deux degrés de latitude nord. Cet archipel est très nombreux, d’après Rodgers ; mais, de la cinquantaine d’îles qui le composent, il n’en trouva pas une seule qui fournît de l’eau douce. Il y vit en quantité des tourterelles, des tortues de terre et de mer d’une grosseur extraordinaire, — dont le nom a été donné par les Espagnols à ce groupe, — et des chiens marins extrêmement redoutables, dont l’un eut même l’audace de l’attaquer.

« J’étais sur le rivage, dit-il, lorsqu’il sortit de l’eau, la gueule béante, avec autant de vitesse et de férocité que le chien le plus furieux qui a rompu sa chaîne. Il m’attaqua trois fois. Je lui enfonçai ma pique dans la poitrine, et, chaque fois, je lui fis une large blessure qui l’obligea de se retirer avec d’horribles cris. Ensuite, se retournant vers moi, il s’arrêta pour gronder et me montrer les dents. Il n’y avait pas vingt-quatre heures qu’un homme de mon équipage avait failli être dévoré par un des mêmes animaux. »

Au mois de décembre, Rodgers se retira avec un galion de Manille, dont il s’était emparé, sur la côte de Californie, à Puerto-Seguro. Plusieurs de ses hommes s’enfoncèrent dans l’intérieur. Ils y virent quantité d’arbres de haute futaie, pas la moindre apparence de culture, et de nombreuses fumées qui indiquaient que le pays était peuplé.

« Les habitants, dit l’abbé Prévost dans son Histoire des Voyages, étaient d’une taille droite et puissante, mais beaucoup plus noirs qu’aucun des Indiens qu’il avait vus dans la mer du Sud. Ils avaient les cheveux longs, noirs et plats, qui leur pendaient jusqu’aux cuisses. Tous les hommes étaient nus, mais les femmes portaient des feuilles ou des morceaux d’une espèce d’étoffe qui en paraît composée, ou des peaux de bêtes et d’oiseaux… Quelques-uns portaient des colliers et des bracelets de brins de bois et de coquilles ; d’autres avaient au cou de petites baies rouges et des perles, qu’ils n’ont pas sans doute l’art de percer, puisqu’elles sont entaillées dans leur rondeur et liées l’une à l’autre avec un fil. Ils trouvaient cet ornement si beau, qu’ils refusaient les colliers de verre des Anglais. Leur passion n’était ardente que pour les couteaux et les instruments qui servent au travail. »

Le Duc et la Duchesse quittèrent Puerto-Seguro le 12 janvier 1710 et atteignirent l’île Guaham, l’une des Mariannes, deux mois plus tard. Ils y prirent des vivres, et, passant par les détroits de Boutan et de Saleyer, gagnèrent Batavia. Après la relâche obligée dans cette ville et au cap de Bonne-Espérance, Rodgers mouilla aux Dunes le 1er octobre.

Bien qu’il ne donne pas le détail des immenses richesses qu’il rapportait, on peut cependant s’en faire une haute idée, lorsqu’on entend Rodgers parler des lingots, de la vaisselle d’or et d’argent et des perles dont il remit le compte à ses heureux armateurs.

Le voyage de l’amiral Anson, dont nous allons maintenant faire le récit, appartient encore à la catégorie, des guerres de course ; mais il clôt la série de ces expéditions de forbans qui déshonoraient les vainqueurs sans ruiner les vaincus. Bien qu’il n’apporte, lui non plus, aucune nouvelle acquisition à la géographie, sa relation est cependant semée de réflexions judicieuses, d’observations intéressantes sur des régions peu connues. Elles sont dues, non pas au chapelain de l’expédition, Richard Walter, comme le titre l’indique, mais bien à Benjamin Robins, d’après les Nichol’s literary anecdotes.

Georges Anson était né en 1697 dans le Staffordshire. Marin dès son enfance, il n’avait pas tardé à se faire remarquer. Il jouissait de la réputation d’un habile et heureux capitaine, lorsqu’en 1739 il reçut le commandement d’une escadre composée du Centurion, de 60 canons, du Glocester, de 50, du Sévère, de la même force, de la Perle, de 10 canons, du Wager, de 28, de la chaloupe le Trial et de deux bâtiments porteurs de vivres et de munitions. Outre ses 1,460 hommes d’équipage, cette flotte avait reçu un renfort de 470 invalides ou soldats de marine.

Partie d’Angleterre le 18 septembre 1740, l’expédition passa par Madère, par l’île Sainte-Catherine, sur la côte du Brésil, par le havre Saint-Julien, et traversa le détroit de Lemaire.

« Quelque affreux que soit l’aspect de la Terre de Feu, dit la relation, celui de la Terre des États a quelque chose de plus horrible. Il n’offre qu’une suite de rochers inaccessibles, hérissés de pointes aiguës, d’une hauteur prodigieuse, couverts d’une neige éternelle et ceints de précipices. Enfin l’imagination ne peut rien se représenter de plus triste et de plus sauvage que cette côte. »

À peine les derniers vaisseaux de l’escadre avaient-ils débouqué du détroit, qu’une série de coups de vents, de rafales et de bourrasques fit avouer aux matelots les plus expérimentés que tout ce qu’ils avaient appelé tempête n’était rien en comparaison. Ce temps épouvantable dura sept semaines sans


Selkirk roula du haut en bas avec sa proie. (Page 13.)


discontinuer. Inutile de demander si les navires subirent des avaries, s’ils perdirent nombre de matelots enlevés par les lames, décimés par les maladies qu’une humidité constante et une nourriture malsaine eurent bientôt développées.

Deux bâtiments, le Sévère et la Perle, furent engloutis, et quatre autres perdus de vue. Anson ne put s’arrêter à Valdivia, qu’il avait fixée comme rendez-vous en cas de séparation. Emporté bien au delà, il ne lui fut possible de s’arrêter qu’à Juan-Fernandez, où il arriva le 9 juin. Le Centurion avait le plus grand besoin de cette relâche. Quatre-vingts hommes de son équipage avaient péri, il n’avait plus d’eau, et le scorbut avait tellement affaibli les


Je lui enfonçai ma pique dans la poitrine. (Page 14.)


matelots qu’il n’y en avait pas dix en état de faire le quart. Trois autres bâtiments en aussi mauvais état ne tardèrent pas à le rejoindre.

Il fallut avant tout refaire les équipages épuisés et réparer les avaries majeures des bâtiments. Anson débarqua les malades, les installa en plein air, dans un hôpital bien abrité ; puis, à la tête des plus vaillants matelots, il parcourut l’île dans toutes les directions afin d’en relever les rades et les côtes. Le meilleur mouillage serait, d’après Anson, la baie Cumberland. La partie sud-est de Juan-Fernandez, — petite île qui n’aurait pas plus de cinq lieues sur deux, — est sèche, pierreuse, sans arbres, le terrain est bas et fort uni comparativement à la partie septentrionale. Le cresson, le pourpier, l’oseille, les navets, les raves de Sicile, croissaient en abondance, ainsi que l’avoine et le trèfle. Anson fit semer des carottes, des laitues, planter des noyaux de prunes, d’abricots et de pêches. Il ne tarda pas à se rendre compte que le nombre des boucs et des chèvres, laissés par les boucaniers dans cette île et qui y avaient si merveilleusement multiplié, était bien diminué. Les Espagnols, pour enlever cette ressource précieuse à leurs ennemis, avaient débarqué quantité de chiens affamés qui firent la chasse aux chèvres et en dévorèrent un si grand nombre qu’il en restait à peine deux cents à cette époque.

Le chef d’escadre, — ainsi Anson est-il toujours appelé dans la relation du voyage, — fit reconnaître l’île de Mas-a-fuero, qui est éloignée de vingt-cinq lieues de Juan-Fernandez. Plus petite, elle est aussi plus boisée, mieux arrosée, et elle possédait plus de chèvres.

Au commencement de décembre, les équipages avaient pu reprendre assez de forces pour qu’Anson songeât à exécuter ses projets de faire la course contre les Espagnols. Il s’empara d’abord de plusieurs vaisseaux, chargés de marchandises précieuses et de lingots d’or, puis brûla la ville de Paita. Les Espagnols estimèrent leur perte en cette circonstance à un million et demi de piastres.

Anson se rendit ensuite à la baie de Quibo, près de Panama, afin de guetter le galion qui, tous les ans, apporte les richesses des Philippines à Acapulco. Là, si les Anglais n’aperçurent aucun habitant, ils trouvèrent, auprès de quelques misérables huttes, de grands amas de coquilles et de belle nacre, que les pêcheurs de Panama y laissent pendant l’été. Parmi les provisions abondantes en cet endroit, il faut citer les tortues franches, qui pèsent ordinairement deux cents livres, et dont la pêche se faisait d’une façon singulière. Lorsqu’on en voyait une flotter endormie à la surface de la mer, un bon nageur plongeait à quelques toises, remontait, et, saisissant l’écaille vers la queue, s’efforçait d’enfoncer la tortue. En se réveillant, celle-ci se débattait, et ce mouvement suffisait à la soutenir ainsi que l’homme, jusqu’à ce qu’une embarcation vînt les recueillir tous deux.

Après une vaine croisière, Anson dut se déterminer à brûler trois vaisseaux espagnols qu’il avait pris et armés. Leur équipage et leur chargement une fois répartis sur le Centurion et le Glocester, les deux seuls bâtiments qui lui restassent, Anson, le 6 mai 1742, résolut de gagner la Chine, où il espérait trouver des renforts et des rafraîchissements. Mais cette traversée, qu’il comptait faire en soixante jours, il lui fallut quatre mois pour l’accomplir. À la suite d’une violente tempête, le Glocester, coulant bas et ne pouvant plus être manœuvré par un équipage réduit, dut être brûlé. Seuls l’argent et les vivres furent transbordés sur le Centurion, dernier débris de cette flotte magnifique partie depuis deux ans à peine des côtes d’Angleterre.

Jeté hors de sa route, très loin dans le nord, Anson découvrit, le 20 août, les îles d’Atanacan et de Serigan ; le lendemain, celles de Saypan, Tinian et Agnigan, qui font partie de l’archipel des Mariannes. Un sergent espagnol, qu’il captura dans ces parages sur une petite embarcation, lui apprit que l’île de Tinian était inhabitée et qu’on y trouvait en abondance des bœufs, des volailles et des fruits excellents, tels qu’oranges, limons, citrons, cocos, arbres à pain, etc. Nulle relâche ne pouvait mieux convenir au Centurion, dont l’équipage ne comptait plus que 71 hommes épuisés par les privations et les maladies, seuls survivants des 2,000 matelots qui montaient la flotte à son départ.

« Le terrain y est sec et un peu sablonneux, dit la relation, ce qui rend le gazon des prés et des bois plus fin et plus uni qu’il n’est ordinairement dans les climats chauds ; le pays s’élève insensiblement depuis l’aiguade des Anglais jusqu’au milieu de l’île ; mais, avant que d’arriver à sa plus grande hauteur, on trouve plusieurs clairières en pente, couvertes d’un trèfle fin, qui est entremêlé de différentes sortes de fleurs, et bordées de beaux bois, dont les arbres portent d’excellents fruits… Les animaux, qui pendant la plus grande partie de l’année sont les seuls maîtres de ce beau séjour, font partie de ses charmes romanesques et ne contribuent pas peu à lui donner un air de merveilleux. On y voit quelquefois des milliers de bœufs paître ensemble dans une grande prairie, spectacle d’autant plus singulier que tous ces animaux sont d’un véritable blanc de lait, à l’exception des oreilles, qu’ils ont ordinairement noires. Quoique l’île soit déserte, les cris continuels et la vue d’un grand nombre d’animaux domestiques, qui courent en foule dans les bois, excitent des idées de fermes et de villages. »

Tableau vraiment trop enchanteur ! L’auteur ne lui aurait-il pas prêté bien des charmes qui n’existaient que dans son imagination ? Après une si longue croisière, après tant de tempêtes, il n’est pas étonnant que les grands bois verdoyants, l’exubérance de la végétation, l’abondance de la vie animale, aient fait une profonde impression sur l’esprit des compagnons de lord Anson. Au reste, nous saurons bientôt si ses successeurs à Tinian ont été aussi émerveillés que lui.

Cependant, Anson n’était pas sans inquiétude. Il avait fait réparer son bâtiment, il est vrai, mais beaucoup de malades demeuraient à terre pour s’y rétablir définitivement, et il ne restait plus à bord qu’un petit nombre de matelots. Le fond étant de corail, on dut prendre des précautions pour que les câbles ne fussent pas coupés. Malgré cela, au moment de la nouvelle lune, un vent impétueux s’éleva et fit chasser le navire. Les ancres tinrent bon, mais il n’en fut pas de même des aussières, et le Centurion fut emporté en pleine mer. Le tonnerre ne cessait de gronder, la pluie tombait avec une telle violence, que, de terre, on n’entendait même pas les signaux de détresse qui partaient du bâtiment. Anson, la plupart des officiers, une grande partie de l’équipage, au nombre de cent treize individus, étaient demeurés à terre, et ils se trouvaient privés de l’unique moyen qu’ils possédassent de quitter Tinian.

La désolation fut extrême, la consternation inexprimable. Mais Anson, homme énergique et fécond en ressources, eut bientôt arraché ses compagnons au désespoir. Une barque, celle qu’ils avaient prise aux Espagnols, leur restait, et ils eurent la pensée de l’allonger, afin qu’elle pût contenir tout le monde, avec les provisions nécessaires pour gagner la Chine. Mais dix-neuf jours plus tard, le Centurion était de retour, et les Anglais, s’y embarquant le 21 octobre, ne tardèrent pas à atteindre Macao. Depuis deux ans, depuis leur départ d’Angleterre, c’était la première fois qu’ils relâchaient dans un port ami et civilisé.

« Macao, dit Anson, autrefois très riche, très peuplée et capable de se défendre contre les gouverneurs chinois du voisinage, est extrêmement déchue de son ancienne splendeur. Quoiqu’elle continuât d’être habitée par des Portugais et commandée par un gouverneur que nomme le roi de Portugal, elle est à la discrétion des Chinois, qui peuvent l’affamer et s’en rendre maîtres ; aussi le gouverneur portugais se garde-t-il soigneusement de les choquer. »

Il fallut qu’Anson écrivît une lettre hautaine au gouverneur chinois pour obtenir la permission d’acheter, même à très haut prix, les vivres et les rechanges dont il avait besoin. Puis il annonça publiquement qu’il partait pour Batavia et mit à la voile le 19 avril 1743. Mais, au lieu de gagner les possessions hollandaises, il fit voile pour les Philippines, où il attendit, pendant plusieurs jours, le galion qui revenait d’Acapulco, après y avoir richement vendu sa cargaison. D’habitude ces bâtiments portaient quarante-quatre canons et comptaient plus de cinq cents hommes d’équipage. Anson ne comptait que deux cents matelots, dont une trentaine n’étaient que des mousses ; mais la disproportion des forces ne pouvait l’arrêter, car il avait pour lui l’appât d’un riche butin, et l’avidité de ses hommes lui répondait de leur courage.

« Pourquoi, dit un jour Anson à son maître d’hôtel, pourquoi ne me servez-vous plus de ces moutons que nous avons achetés en Chine ? Sont-ils donc tous mangés ? — Que monsieur le chef d’escadre m’excuse, répondit celui-ci, il en reste deux à bord, mais j’avais le dessein de les garder pour en traiter le capitaine du galion. »

Personne, pas même le maître d’hôtel, ne doutait donc du succès ! D’ailleurs, Anson prit habilement ses dispositions et sut compenser le petit nombre de ses hommes par leur mobilité. Le combat fut vif ; les nattes dont les bastingages du galion étaient remplies, prirent feu, et les flammes s’élevèrent jusqu’à la hauteur du mât de misaine. C’était trop, pour les Espagnols, de deux ennemis à combattre. Ils se rendirent après une lutte de deux heures qui leur coûta soixante-sept tués et quatre-vingt-quatre blessés.

La prise était riche : « 1,313,843 pièces de huit[1] et 35,682 onces d’argent en lingots, outre une partie de cochenille et quelques autres marchandises d’assez peu de valeur en comparaison de l’argent. Cette proie, jointe aux autres, faisait à peu près la somme de 400,000 livres sterling, sans y comprendre les vaisseaux, les marchandises, etc., que l’escadre anglaise avait brûlés ou détruits aux Espagnols et qui ne pouvaient aller à moins de 600,000 livres sterling. »

Anson regagna la rivière de Canton avec sa prise, qu’il y vendit, bien au-dessous de sa valeur, pour la somme de 6,000 piastres, partit le 10 décembre, et rentra à Spithead, le 15 juin 1744, après une absence de trois ans et neuf mois. Son entrée à Londres fut triomphale. Trente-deux chariots y transportèrent, au son des tambours et des trompettes, aux acclamations de la multitude, les dix millions montant de ses nombreuses prises, que lui-même, ses officiers et ses matelots se partagèrent, sans que le roi lui-même eût le droit de figurer au partage.

Anson fut nommé contre-amiral, peu de temps après son retour en Angleterre, et reçut plusieurs commandements importants. En 1747, il s’empara, après une lutte héroïque, du marquis de La Jonquière-Taffanel. Nommé, à la suite de cet exploit, premier lord de l’Amirauté et amiral, il protégea, en 1758, la tentative de descente faite par les Anglais auprès de Saint-Malo, et mourut à Londres quelque temps après son retour.

  1. Monnaie d’or espagnole, ainsi nommée parce qu’elle est le huitième du doublon ; elle vaut 10 fr. 75 de notre monnaie.