Les grands navigateurs du XVIIIe siècle/09

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J. Hetzel et Cie (p. 404-426).

CHAPITRE III
L’ASIE ET SES PEUPLES

La Tartarie d’après Witzen. — La Chine d’après les Jésuites et le père Du Halde. — Macartney en Chine. — Séjour à Chu-Sang. — Arrivée à Nankin. — Négociations. — Réception de l’ambassade par l’empereur. — Fêtes et cérémonies à Zhé-Hol. — Retour à Pékin et en Europe. — Vulney. — Choiseul-Gouffier. — Le Chevalier dans la Troade. — Olivier en Perse. — Un pays semi asiatique. — La Russie d’après Pallas.

À la fin du xviie siècle, le voyageur Nicolas Witzen avait parcouru la Tartarie orientale et septentrionale et avait rapporté un fort curieux récit de voyage qu’il publia en 1692. Cet ouvrage, écrit en hollandais et qui ne fut traduit en aucune langue européenne, ne procura pas à son auteur la notoriété à laquelle il avait droit. Illustré de nombreuses gravures, peu artistiques, il est vrai, mais dont la bonhomie semble prouver la fidélité, ce livre fut réédité en 1705, et les derniers exemplaires de cette seconde édition furent rajeunis en 1785 par un nouveau titre. Le besoin ne s’en faisait cependant pas sentir, car on avait, à cette époque, des relations bien plus curieuses et autrement complètes.

Depuis le jour où les jésuites avaient pu mettre le pied dans le Céleste Empire, ils avaient travaillé, par tous les moyens en leur pouvoir, à rassembler des documents de tout genre sur cette immense contrée, qui n’était connue, avant eux, que d’après les récits merveilleux de Marco Polo. Bien que la Chine soit la patrie de la stagnation et que les mœurs y demeurent constamment les mêmes, trop d’événements s’étaient passés pour qu’on ne désirât pas être renseigné d’une manière plus précise sur un pays avec lequel l’Europe pouvait entamer des relations avantageuses.

Les résultats des recherches des pères de la Compagnie de Jésus, qui jusqu’alors avaient été publiés dans le recueil précieux des Lettres édifiantes, furent réunis, révisés, augmentés par un de leurs plus zélés représentants, par le père Du Halde. Le lecteur n’attend pas, sans doute, que nous résumions ce travail immense ; un volume n’y suffirait pas, et d’ailleurs les renseignements que nous possédons aujourd’hui sont bien plus complets que ceux que l’on doit à la patience et à la critique éclairée du père Du Halde, qui composa le premier ouvrage vraiment sérieux sur le Céleste Empire.

En même temps qu’ils se livraient à ces travaux, on ne peut plus méritoires, les jésuites s’adonnaient aux observations astronomiques, recueillaient pour les herbiers des spécimens d’histoire naturelle et publiaient des cartes qu’on consultait encore avec fruit, il n’y a pas longtemps, pour certaines provinces reculées de l’empire.

À la fin du xviiie siècle, un chanoine de Saint-Louis du Louvre, l’abbé Grosier, publiait à son tour et sous une forme abrégée une nouvelle description de la Chine et de la Tartarie. Il y mettait à profit les travaux de son devancier, le père Du Halde, qu’il rectifiait et complétait à son tour. Le gros travail de l’abbé Grosier, après une description des quinze provinces de la Chine et de la Tartarie chinoise, ainsi que des États tributaires tels que la Corée, le Tonking, la Cochinchine et le Thibet, consacre de longs chapitres à la population et à l’histoire naturelle de la Chine. Puis, il passe en revue le gouvernement, la religion, les mœurs, la littérature, les sciences et les arts des Chinois.

Dans les dernières années du xviiie siècle, le gouvernement anglais, voulant ouvrir des relations commerciales avec la Chine, envoya dans ce pays, comme ambassadeur extraordinaire, Georges de Macartney. Ce diplomate avait déjà parcouru l’Europe, la Russie, et, tour à tour gouverneur des Antilles anglaises, gouverneur de Madras, puis gouverneur général des Indes, il avait acquis dans cette longue fréquentation des hommes, sous des latitudes et des climats si différents, une science profonde des mobiles qui les font agir. Aussi le récit de son voyage contient-il une foule de faits, ou d’observations, qui permirent aux Européens de se faire une idée bien plus exacte des Chinois.

Au récit d’aventures ou d’observations personnelles, le lecteur s’intéresse bien plus qu’à un travail anonyme. Le moi est haïssable, dit un proverbe bien connu ; ce n’est pas exact en fait de relations de voyages, et celui qui peut dire : « J’étais là, telle chose advint », rencontrera toujours une oreille attentive et prévenue favorablement.

Une escadre de trois bâtiments, composée du Lion, de l’Hindoustan et du Chacal, partit de Portsmouth le 26 décembre 1792, emportant Macartney el sa suite. Après plusieurs relâches à Rio-de-Janeiro, aux îles Saint-Paul et Amsterdam, où furent vus des chasseurs de veaux marins, à Batavia et à Bantam, dans l’île de Java, à Poulo-Condor, les bâtiments mouillèrent à Turon (Han-San), en Cochinchine, vaste baie dont on n’avait qu’une très mauvaise carte. L’arrivée des navires anglais inspira tout d’abord quelque inquiétude aux Cochinchinois ; mais, dès qu’ils eurent appris les motifs qui forçaient l’escadre à s’arrêter en ce lieu, un haut dignitaire fut envoyé avec des présents à Macartney, qui fut bientôt après invité par le gouverneur à un repas suivi d’une représentation dramatique. Ces détails sont complétés par quelques observations, recueillies trop rapidement pour être bien exactes, sur les mœurs et les variétés de race des Cochinchinois.

Les navires remirent à la voile, dès que les malades eurent recouvré la santé et que les provisions eurent été renouvelées. Après une relâche aux îles des Larrons, l’escadre pénétra dans le détroit de Formose, où elle fut assaillie par de gros temps, et entra dans le port de Chusan. On profita de cette relâche pour corriger la carte de cet archipel et visiter la ville de Ting-Haï, où les Anglais excitèrent autant de curiosité qu’ils en éprouvaient à voir tant de choses nouvelles pour eux.

Les maisons, les marchés, les vêtements des Chinois, la petitesse des pieds de leurs femmes, toutes choses que nous connaissons maintenant, excitaient au plus haut point l’intérêt des étrangers. Nous nous arrêterons cependant sur les procédés employés par les Chinois pour la culture des arbres nains.

« Cette espèce de végétation rabougrie, dit Macartney, semble être très estimée des curieux en Chine, car on en trouve des exemples dans toutes les maisons considérables. Une partie du talent du jardinier consiste à savoir la produire, et c’est un art inventé à la Chine. Indépendamment du mérite de vaincre une difficulté, on a, grâce à cet art, l’avantage d’introduire dans des appartements ordinaires des végétaux qu’autrement leur grandeur naturelle ne permettrait pas d’y faire entrer.

« La méthode qu’on emploie à la Chine pour produire les arbres nains est telle que nous allons la rapporter. Quand on a choisi l’arbre dont on veut tirer un nain, on met sur son tronc, et le plus près possible de l’endroit où il se divise en branches, une certaine quantité d’argile ou de terreau, qu’on contient avec une enveloppe de toile de chanvre ou de coton, et qu’on a soin d’arroser souvent pour y entretenir l’humidité. Ce terreau reste là quelquefois toute une année, et, pendant tout ce temps, le bois qu’il couvre jette de tendres fibres qui ressemblent à des racines. Alors, la partie du tronc d’où sortent ces fibres, et la branche qui se trouve immédiatement au-dessus, sont avec précaution séparés du reste de l’arbre et plantés dans une terre nouvelle où les fibres deviennent bientôt de véritables racines, tandis que la branche forme la tige d’un végétal, qui se trouve en quelque sorte métamorphosé. Cette opération ne détruit ni n’altère la faculté productive dont jouissait la branche avant d’être enlevée du tronc paternel. Ainsi, lorsqu’elle portait des fleurs ou des fruits, elle continue à s’en couvrir quoiqu’elle ne soit plus sur sa première tige. On arrache toujours les bourgeons des extrémités des branches qu’on destine à devenir des arbres nains, ce qui les empêche de s’allonger et les force à jeter d’autres bourgeons et des branches latérales. Ces branchettes sont attachées avec du fil d’archal et prennent le pli que veut leur donner le jardinier.

« Quand on a envie que l’arbre ait un air vieux et décrépit, on l’enduit, à plusieurs reprises, de thériaque ou de mélasse, ce qui attire des multitudes de fourmis, qui, non contentes de dévorer ces matières, attaquent l’écorce de l’arbre et la corrodent de manière à produire bientôt l’effet désiré. »

En quittant Chusan, l’escadre pénétra dans la mer Jaune, que n’avait jamais sillonnée aucun navire européen. C’est dans cette mer que se jette le fleuve Hoang-Ho, qui, dans sa longue et tortueuse course, entraîne une énorme quantité de limon jaunâtre, d’où ce nom donné à cette mer. Les bâtiments anglais jetèrent l’ancre dans la baie de Ten-chou-Fou, entrèrent bientôt dans le golfe de Pékin et s’arrêtèrent devant la barre du Peï-Ho. Comme il ne restait que trois ou quatre pieds d’eau sur cette barre, à marée basse, les navires ne purent la franchir.

Des mandarins, nommés par le gouvernement pour recevoir l’ambassadeur anglais, arrivèrent presque aussitôt, apportant quantité de présents. Ceux qui, en retour, étaient destinés à l’empereur, furent transbordés sur des jonques, tandis que l’ambassadeur devait passer sur un yacht qui lui avait été préparé.

La première ville devant laquelle s’arrêta le cortège est Takou, où Macartney reçut la visite du vice-roi de la province et du principal mandarin. C’étaient deux hommes à l’air noble et vénérable, très polis, et exempts de cette obséquiosité et de ces préventions qu’on rencontre chez les classes inférieures.

« On a raison de dire, remarque Macartney, que le peuple est ce qu’on le fait, et les Anglais en eurent continuellement des preuves dans l’effet que produisait sur le commun des Chinois la crainte de la pesante main du pouvoir. Quand ils étaient à l’abri de cette crainte, ils paraissaient d’un caractère gai et confiant ; mais, en présence de leurs magistrats, ils avaient l’air d’être extrêmement timides et embarrassés. »

En remontant le Peï-Ho, on ne s’avançait qu’avec une extrême lenteur vers Pékin, à cause des détours innombrables du fleuve. La campagne, admirablement bien cultivée, les maisons et les villages épars sur le bord de l’eau ou dans l’intérieur des terres, les cimetières, les pyramides de sacs remplis de sel, se déroulaient en un tableau enchanteur et toujours varié ; puis, lorsque, la nuit tombait, les lanternes de diverses couleurs, accrochées à la pomme des mâts des jonques et des yachts, jetaient sur le paysage des teintes singulières, qui lui donnaient un air fantastique.


Un montreur de lanterne magique. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Tien-Tsing veut dire « lieu céleste », et la ville doit ce nom à son climat agréable, son ciel pur et serein, la fertilité de ses environs. L’ambassadeur y fut reçu par le vice-roi et le légat envoyés par l’empereur. Ils apprirent à Macartney que l’empereur était à sa résidence d’été, en Tartarie, et qu’il voulait y célébrer l’anniversaire de sa naissance, le 13 septembre. L’ambassade devait donc remonter par eau jusqu’à Tong-Schou, à douze milles de Pékin, et gagner, par terre, Zhé-Hol, où se trouvait l’empereur. Quant aux présents, ils suivraient l’ambassadeur. Si la première partie de cette communication plut à Macartney, la dernière lui fut singulièrement désagréable, car les cadeaux qu’il apportait consistaient en instruments délicats qui avaient été démontés au départ


Le colao (premier ministre). (Fac-simile. Gravure ancienne.)


et emballés pièce à pièce. Le légat ne voulait pas consentir à ce que ces instruments fussent déposés dans un lieu d’où ils ne sortissent plus. Il fallut l’intervention du vice-roi pour sauver ces « monuments du génie et des connaissances de l’Europe. »

La flottille qui portait Macartney et sa suite longea Tien-Tsing. Cette ville parut aussi longue que Londres et ne renfermait pas moins de sept cent mille âmes. Une foule considérable bordait le rivage pour voir passer l’ambassade, et, sur le fleuve, toute la population aquatique des jonques se pressait au risque de tomber à l’eau.

Les maisons sont construites en briques bleues, — il y en a très peu de rouges, — et quelques-unes sont à deux étages, ce qui est contraire à la mode générale. L’ambassade y vit fonctionner ces brouettes à voiles dont l’existence parut longtemps fabuleuse. Ce sont de doubles brouettes de roseau, qui ont une grande roue entre elles.

« Quand il n’y a point assez de vent pour faire marcher la charrette, dit la relation, un homme, qui y est véritablement attelé, la tire en avant, tandis qu’un autre la tient en équilibre et la pousse par derrière. Lorsque le vent est favorable, la voile rend inutile le travail de l’homme qui est en avant. Cette voile consiste en une natte attachée à deux bâtons plantés sur les deux côtés de la charrette. »

Les bords du Peï-Ho sont, en quelques endroits, revêtus de parapets de granit pour parer aux débordements, et l’on rencontre, de loin en loin, des digues en granit, pourvues d’une écluse qui permet d’arroser les champs placés en contre-bas.

Bien que toute cette contrée parût admirablement bien cultivée, elle était souvent ravagée par des famines survenues à la suite d’inondations, ou produites par les ravages des sauterelles.

Jusqu’alors l’ambassade avait navigué au milieu de l’immense plaine d’alluvion du Pe-tche-Li. Ce ne fut que le quatrième jour après la sortie de Tien-Tsing, qu’on aperçut à l’horizon la ligne bleue des montagnes. On approchait de Pékin. Le 6 août 1793, les yachts jetèrent l’ancre à deux milles de cette capitale et à un demi-mille de Tong-chou-Fou.

Il fallait débarquer pour déposer au palais, appelé Jardin de verdure perpétuelle, les présents qui ne pouvaient être transportés, sans danger, à Zhé-Hol. La curiosité des habitants de Tong-chou-Fou, déjà si vivement surexcitée par la vue des Anglais, fut portée à son comble par l’apparition d’un domestique nègre.

« Sa peau, sa couleur de jais, sa tête laineuse, les traits particuliers à son espèce, étaient absolument nouveaux pour cette partie de la Chine. On ne se rappelait pas d’y avoir vu rien de semblable. Quelques-uns des spectateurs doutaient qu’un tel être appartînt à la race humaine, et les enfants criaient que c’était un diable noir, fanquée. Mais son air de bonne humeur les réconcilia bientôt avec sa figure, et ils continuèrent à le regarder sans crainte et sans déplaisir. »

Une des choses qui surprirent le plus les Anglais fut de voir sur un mur le dessin d’une éclipse de lune qui devait avoir lieu dans quelques jours. Ils constatèrent également que l’argent était une marchandise pour les Chinois, car ceux-ci n’ont pas de monnaie frappée et se servent de lingots qui ne portent qu’un seul caractère représentatif de leur poids. La ressemblance étonnante entre les cérémonies du culte de Fo et celles de la religion chrétienne ne pouvait échapper aux Anglais. Macartney rappelle que certains auteurs ont assuré que l’apôtre Thomas était allé en Chine, tandis que le missionnaire Premore prétend que c’est un tour que le diable a voulu jouer aux jésuites.

Il fallut quatre-vingt-dix petits chariots, quarante-quatre brouettes, plus de deux cents chevaux et près de trois mille hommes, pour transporter les cadeaux offerts par le gouvernement britannique. L’ambassadeur et trois autres Anglais accompagnèrent en palanquin ce convoi ; les autres attachés à l’ambassade se tenaient à cheval, ainsi que les mandarins, autour de l’ambassadeur. Une foule énorme se pressait sur le passage du cortège. Lorsque Macartney arriva aux portes de Pékin, il fut accueilli par des détonations d’artillerie ; dès qu’il eut franchi les murailles, il se trouva dans une large rue, non pavée, mais bordée de maisons à un ou deux étages. Cette rue était traversée par un bel arc de triomphe en bois, à trois portes surmontées de toits relevés et richement décorés.

« L’ambassade fournissait, dit-on, amplement matière aux contes qui captivaient en ce moment l’imagination du peuple. On débitait que les présents qu’elle apportait à l’empereur consistaient en tout ce qui était rare dans les autres pays et inconnu à la Chine. On assurait gravement que, parmi les animaux compris dans ces raretés, il y avait un éléphant pas plus gros qu’un singe, mais aussi féroce qu’un lion, et un coq qui se nourrissait de charbon. Tout ce qui venait d’Angleterre était supposé différer de ce qu’on avait vu jusqu’alors à Pékin, et posséder des qualités absolument contraires à celles qu’on lui savait propres. »

On arriva devant la muraille du palais impérial, suffisamment désigné par sa couleur jaune. À travers la porte, on apercevait des montagnes artificielles, des lacs, des rivières avec de petites îles, et des édifices de fantaisie semés au milieu des arbres.

Au bout d’une rue qui se terminait vers le nord, aux murailles de la ville, les Anglais purent entrevoir un vaste édifice, d’une hauteur considérable, qui renfermait une cloche d’une grandeur prodigieuse ; puis, ils continuèrent de traverser la ville de part en part. Le résultat de leurs impressions ne fut pas favorable. Aussi demeurèrent-ils convaincus que, si un Chinois traversant Londres, avait vu ses ponts, ses places, ses innombrables vaisseaux, ses squares, ses monuments publics, il aurait emporté une meilleure idée de la capitale de la Grande-Bretagne, qu’ils ne le faisaient de Pékin.

Lorsqu’on fut arrivé au palais où devaient être rangés les présents du roi d’Angleterre, le gouverneur s’entendit avec lord Macartney sur la manière de placer et de classer les différents objets. Ceux-ci furent installés dans une vaste salle, bien décorée, où ne se trouvaient, d’ailleurs, que le trône et quelques vases de vieille porcelaine.

Nous n’entrerons pas dans le détail des négociations interminables auxquelles donna lieu la prétention des Chinois de faire se prosterner l’ambassadeur d’Angleterre devant l’empereur, prétention humiliante, suffisamment indiquée par l’inscription placée au-dessus des pavillons des yachts et des chariots de l’ambassade : Ambassadeur portant tribut du pays d’Angleterre.

C’est dans la cité chinoise, à Pékin, qu’est situé ce champ que l’empereur ensemence chaque printemps, conformément à l’ancien usage. C’est là aussi que se trouve le Temple de la Terre, où se rend le souverain, au moment du solstice d’été, pour reconnaître le pouvoir de l’astre qui éclaire le monde, et le remercier de sa bienfaisante influence.

Pékin n’est que le siège du gouvernement de l’empire ; là, ni manufactures, ni port, ni commerce.

La population de Pékin est évaluée par Macartney à trois millions d’habitants. Les maisons à un seul étage de la ville sembleraient ne pouvoir suffire à une telle population ; mais il est bon de savoir qu’une seule maison suffit pour une famille comprenant trois générations. Cette densité des habitants s’explique également par la précocité des mariages. Ces unions hâtives sont, chez les Chinois, une mesure de prévoyance, parce que les enfants, et particulièrement les fils, sont obligés de prendre soin de leurs parents.

Le 2 septembre 1793, l’ambassade quitta Pékin. Macartney fit le voyage en chaise de poste, et il est probable que semblable voiture roulait pour la première fois sur la route de Tartarie.

À mesure qu’on s’éloigne de Pékin, la route monte, le sol devient plus sablonneux et contient moins d’argile et de terre noire. Bientôt, on rencontra d’immenses étendues de terrain plantées en tabac ; pour Macartney, l’usage de cette plante n’est pas venu d’Amérique, et l’habitude de fumer a dû naître spontanément sur le sol asiatique.

Avec la qualité du sol, la population diminuait. On ne tarda pas à s’en apercevoir. En même temps, le nombre des Tartares augmentait, et la différence entre les mœurs des Chinois et de leurs conquérants devenait moins sensible.

Le cinquième jour de leur voyage, les Anglais aperçurent la grande muraille devenue légendaire.

« Tout ce que l’œil peut embrasser à la fois, dit Macartney, de cette muraille fortifiée, prolongée sur la chaîne des montagnes et sur les sommets les plus élevés, descendant dans les plus profondes vallées, traversant les rivières par des arches qui la soutiennent, doublée, triplée en plusieurs endroits, pour rendre les passages plus difficiles, et ayant des tours ou de forts bastions, à peu près de cent pas en cent pas, tout cela, dis-je, présente à l’âme l’idée d’une entreprise d’une grandeur étonnante....

« Ce qui cause de la surprise et de l’admiration, c’est l’extrême difficulté de concevoir comment on a pu porter des matériaux et bâtir des murs dans des endroits qui semblent inaccessibles. L’une des montagnes les plus élevées, sur lesquelles se prolonge la grande muraille, a, d’après une mesure exacte, cinq mille deux cent vingt-cinq pieds de haut.

« Cette espèce de fortification, car le simple nom de muraille ne donne pas une juste idée de sa structure, cette fortification a, dit-on, quinze cents milles de long ; mais, à la vérité, elle n’est pas également parfaite. Cette étendue de quinze cents milles était celle des frontières qui séparaient les Chinois civilisés de diverses tribus de Tartares vagabonds. Ce n’est point de ces sortes de barrières que peut dépendre aujourd’hui le sort des nations qui se font la guerre.

« Plusieurs des moindres ouvrages en dedans de ces grands remparts cèdent aux efforts du temps et commencent à tomber en ruines ; d’autres ont été réparés ; mais la muraille principale paraît, presque partout, avoir été bâtie avec tant de soin et d’habileté, que, sans qu’on ait jamais eu besoin d’y toucher, elle se conserve entière depuis environ deux mille ans, et elle paraît encore aussi peu susceptible de dégradation que les boulevards de rocher, que la nature a élevés elle-même entre la Chine et la Tartarie. »

Au delà de la muraille, la nature semblait annoncer, elle aussi, qu’on entrait dans un autre pays. La température était plus froide, les chemins plus raboteux, les montagnes moins richement parées. Le nombre des goitreux était considérable dans ces vallées de la Tartarie et s’élevait, suivant le docteur Gillan, médecin de l’ambassade, au sixième de la population. La partie de la Tartarie où cette maladie est commune, offre une grande ressemblance avec quelques cantons de la Suisse et de la Savoie.

Enfin, on aperçut la vallée de Zhé-Hol, où l’empereur possède un palais et un jardin qu’il habite l’été. La résidence s’appelle : Séjour de l’agréable fraîcheur, et le parc : Jardin des arbres innombrables. L’ambassade fut reçue avec les honneurs militaires, au milieu d’une foule immense, parmi laquelle on remarquait une multitude de gens vêtus de jaune. C’étaient des lamas inférieurs ou moines de la secte de Fo, à laquelle l’empereur était attaché.

Les négociations qui avaient eu lieu à Pékin au sujet du prosternement devant l’empereur recommencèrent. Enfin, Tchien-Lung daigna se contenter de la forme respectueuse avec laquelle les Anglais avaient coutume d’aborder leur souverain. La réception se fit avec toute la pompe et la cérémonie imaginables. Le concours des courtisans et des fonctionnaires était prodigieux.

« Peu après qu’il fit jour, dit la relation, le son de plusieurs instruments et des voix confuses d’hommes éloignés annoncèrent l’approche de l’empereur. Bientôt il parut, venant de derrière une haute montagne, bordée d’arbres, comme s’il sortait d’un bois sacré et précédé par un certain nombre d’hommes qui célébraient à haute voix ses vertus et sa puissance. Il était assis sur une chaise découverte et triomphale, portée par seize hommes. Ses gardes, les officiers de sa maison, les porte-étendard, les porte-parasol et la musique l’accompagnaient. Il était vêtu d’une robe de soie de couleur sombre, et coiffé d’un bonnet de velours, assez semblable pour la forme à ceux des montagnards d’Écosse. On voyait sur son front une très grosse perle, seul joyau ou ornement qu’il parût avoir sur lui. »

En entrant dans la tente, l’empereur monta sur le trône par les marches de devant, sur lesquelles lui seul a le droit de passer. Le grand colao (premier ministre) Ho-Choo-Taung et deux des principaux officiers de sa maison se tenaient auprès de lui et ne lui parlaient jamais qu’à genoux. Quand les princes de la famille impériale, les tributaires et les grands officiers de l’État furent placés suivant leur rang, le président du Tribunal des Coutumes conduisit Macartney jusqu’au pied du côté gauche du trône, côté qui, d’après les usages chinois, est regardé comme la place d’honneur. L’ambassadeur était suivi de son page et de son interprète. Le ministre plénipotentiaire l’accompagnait.

Macartney, instruit par le président, tint avec ses deux mains et leva au-dessus de sa tête la grande et magnifique boîte d’or, enrichie de diamants et de forme carrée, dans laquelle était enfermée la lettre du roi d’Angleterre à l’empereur. Alors, montant le peu de marches qui conduisent au trône, il plia le genou, fit un compliment très court et présenta la boite à Sa Majesté impériale. Ce monarque la reçut gracieusement de ses mains, la plaça à côté de lui et dit : « qu’il éprouvait beaucoup de satisfaction du témoignage d’estime et de bienveillance que lui donnait Sa Majesté britannique en lui envoyant une ambassade avec une lettre et de rares présents ; que, de son côté, il avait de pareils sentiments pour le souverain de la Grande-Bretagne et qu’il espérait que l’harmonie serait toujours maintenue entre leurs sujets respectifs. »

Après quelques minutes d’entretien particulier avec l’ambassadeur, l’empereur lui fit, ainsi qu’au ministre plénipotentiaire, divers présents. Puis ces dignitaires furent conduits sur des coussins devant lesquels se trouvaient des tables couvertes d’une pyramide de bols contenant une grande quantité de viandes et de fruits. L’empereur mangea aussi et accabla, pendant tout ce temps, les ambassadeurs de témoignages d’estime et de prévenances, qui étaient destinés à singulièrement relever le gouvernement anglais dans l’opinion publique. Bien plus, Macartney et sa suite furent invités à visiter les jardins de Zhé-Hol. Pendant leur promenade, les Anglais rencontrèrent l’empereur, qui s’arrêta pour recevoir leurs salutations et les fit accompagner par son premier ministre, que tout le monde considérait comme un vice-empereur, et par plusieurs autres grands personnages.

Ces Chinois prirent la peine de conduire l’ambassadeur et sa suite à travers de vastes terrains plantés pour l’agrément et ne formant qu’une partie de ces immenses jardins. Le reste était réservé aux femmes de la famille impériale, et l’entrée en était aussi rigoureusement interdite aux ministres chinois qu’à l’ambassade anglaise.

Macartney parcourut ensuite une vallée verdoyante, dans laquelle il y avait beaucoup d’arbres et surtout des saules d’une prodigieuse grosseur. L’herbe était abondante entre ces arbres, et ni le bétail ni le faucheur n’en diminuaient la vigoureuse croissance. Les ministres chinois et les Anglais, étant arrivés sur les bords d’un vaste lac, de forme irrégulière, s’embarquèrent dans des yachts et parvinrent jusqu’à un pont qui traversait le lac dans sa partie la plus étroite et au delà duquel il semblait se perdre dans un éloignement très obscur.

Quelques jours plus tard, le 17 septembre, Macartney et sa suite assistèrent à la cérémonie qui eut lieu à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de l’empereur. Le lendemain et les jours suivants, eurent lieu des fêtes splendides auxquelles Tchien-Lung assista avec toute sa cour. Les danseurs de corde, les équilibristes, les faiseurs de tours, dont l’habileté fut si longtemps sans rivale, les lutteurs, se succédèrent ; puis parurent des habitants des diverses contrées de l’empire dans leurs costumes nationaux, exhibant les différentes productions de leur pays. Ce fut ensuite le tour des musiciens et des danseurs et enfin, des feux d’artifice, qui, quoique tirés en plein jour, firent un très bel effet.

« Quelques inventions étaient nouvelles pour les spectateurs anglais, dit la


La grande muraille de la Chine.


relation. Nous allons en citer une. Une grande boîte fut élevée à une hauteur considérable, et, le fond s’étant détaché, comme par accident, on vit descendre une multitude de lanternes de papier. En sortant de la boîte, elles étaient toutes pliées et aplaties ; mais elles se déplièrent peu à peu, en s’écartant l’une de l’autre.

« Chacune prit une forme régulière, et, tout à coup, on y aperçut une lumière admirablement colorée… Les Chinois semblent avoir l’art d’habiller le feu à leur fantaisie. De chaque côté de la grande boîte, il y en avait de petites, qui y correspondaient et qui, s’ouvrant de la même manière, laissèrent tomber un réseau de feu, avec des divisions de forme différente, brillant comme du


La mission de San-Carlos, près Monterey. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


cuivre bruni et flamboyant comme un éclair à chaque impulsion du vent. Le tout fut terminé par l’éruption du volcan artificiel. »

Ordinairement, après les fêtes de l’anniversaire de sa naissance, l’empereur va chasser la bête fauve dans les forêts de la Tartarie ; mais, son grand âge ne permettant pas à Tchien-Lung de se livrer à ce divertissement, il résolut de retourner à Pékin, où l’ambassade anglaise devait le précéder.

Cependant, lord Macartney sentait qu’il était temps de fixer un terme à sa mission. D’un côté, les ambassadeurs n’avaient pas coutume de résider d’une façon permanente à la cour de Chine ; de l’autre, les frais considérables que la présence de l’ambassade causait à l’empereur, qui payait toutes ses dépenses, l’engageaient naturellement à abréger son séjour. Il reçut bientôt de Tchien-Lung la réponse aux lettres du roi d’Angleterre, les présents qu’on le chargeait de remettre au roi et ceux qui lui étaient destinés ainsi qu’à tous les officiers et fonctionnaires qui faisaient partie de sa suite. C’était un congé.

Macartney regagna Tong-chou-Fou par le canal Impérial. Pendant ce voyage de retour, les Anglais purent voir le fameux oiseau « leut-zé » pêcher pour le compte de son maître. C’est une sorte de cormoran. Il est si bien instruit, qu’on n’a besoin de lui mettre au cou ni cordon, ni anneau pour l’empêcher d’avaler une partie de sa proie.

« Sur chaque canot ou radeau, il y a dix ou douze de ces oiseaux, qui plongent à l’instant où leur maître leur fait un signe. On ne peut voir sans étonnement les énormes poissons que ces oiseaux prennent et rapportent dans leur bec. »

Macartney raconte une singulière manière de faire la chasse aux canards sauvages et aux oiseaux aquatiques. On laisse flotter sur l’eau des jarres vides et des calebasses pendant plusieurs jours, afin que les oiseaux aient le temps de s’habituer à cette vue. Puis, un homme entre dans l’eau, se coiffe d’un de ces vases, s’avance doucement, et, tirant par les pattes l’oiseau dont il a pu s’approcher, l’étouffe sous l’eau et continue sans bruit sa chasse jusqu’à ce que soit plein le sac qu’il a sur lui.

L’ambassadeur gagna Canton, puis Macao, et reprit le chemin de l’Angleterre. Nous n’avons pas à insister sur les péripéties de ce voyage de retour.

Il faut nous transporter maintenant dans cette autre partie de l’Asie, qu’on pourrait appeler l’Asie intérieure. Le premier voyageur sur lequel nous ayons à nous étendre quelque peu est Volney.

Il n’est personne qui ne connaisse, au moins de réputation, son livre des Ruines. Le récit de son voyage en Égypte et en Syrie lui est bien supérieur. Là, rien de déclamatoire ou de pompeux ; un style sobre, exact, positif en fait, un des meilleurs et des plus instructifs ouvrages qu’on puisse lire. Les membres de l’expédition d’Égypte y trouvèrent, dit-on, des indications précieuses, une appréciation exacte du climat, des produits du sol, des mœurs des habitants.

Au reste, Volney s’était préparé par un entraînement sérieux à ce voyage. C’était pour lui une grande entreprise, et il ne voulait laisser au hasard que le moins de prise possible. C’est ainsi qu’à peine arrivé en Syrie, il avait compris qu’il ne pouvait pénétrer intimement dans les dessous de l’existence du peuple qu’en se mettant à même, en apprenant la langue, de recueillir personnellement toutes ses informations. Il se retira donc au monastère de Mar-Hanna, dans le Liban, pour apprendre l’arabe.

Plus tard, afin de se rendre compte de la vie que mènent les tribus errantes des déserts de l’Arabie, il se lia avec un cheik, s’habitua à porter une lance et à « courir un cheval », et se mit en état d’accompagner les tribus dans leurs courses à travers le désert. C’est grâce à la protection de ces tribus qu’il put visiter les ruines de Palmyre et de Balbeck, villes mortes, dont on ne connaissait guère à cette époque que le nom.

« Son expression, dit Sainte-Beuve, exempte de toute phrase et sobre de couleur, se marque par une singulière propriété et une rigueur parfaite. Quand il nous définit la qualité du sol de l’Égypte et en quoi ce sol se distingue du désert de l’Afrique, de « ce terreau noir, gras et léger », qu’entraîne et que dépose le Nil : quand il nous retrace aussi la nature des vents chauds du désert, leur chaleur sèche dont « l’impression peut se comparer à celle qu’on reçoit de la bouche d’un four banal, au moment qu’on en tire le pain ; » l’aspect inquiétant de l’air dès qu’ils se mettent à souffler ; cet air « qui n’est pas nébuleux mais gris et poudreux et réellement plein d’une poussière très déliée qui ne se dépose pas et pénètre partout ; » le soleil « qui n’offre plus qu’un disque violacé ; » dans toutes ces descriptions, dont il faut voir en place l’ensemble et le détail, Volney atteint à une véritable beauté. — si cette expression est permise, appliquée à une telle rigueur de lignes, — une beauté physique, médicale en quelque sorte, et qui rappelle la touche d’Hippocrate dans son Traité de l’air, des lieux et des eaux. »

Si Volney n’a fait aucune découverte géographique qui ait illustré son nom, nous devons, du moins, reconnaître en lui un des premiers voyageurs qui aient eu la conscience de l’importance de leur tâche. Il a cherché à reproduire l’aspect « vrai » des localités qu’il a visitées, et ce n’est pas un mince mérite, à une époque où aucun explorateur ne se privait d’enjoliver ses récits, sans se douter le moins du monde de la responsabilité qu’il encourait.

Par ses relations de société, par sa situation scientifique, l’abbé Barthélémy, qui devait publier, en 1788, son Voyage du jeune Anacharsis, commençait à exercer une certaine influence et à mettre à la mode la Grèce et les pays circonvoisins. C’est évidemment dans ses leçons que M. de Choiseul avait puisé son goût pour l’histoire et l’archéologie.

Nommé ambassadeur à Constantinople, celui-ci se promit d’employer les loisirs que lui laissaient ses fonctions, à parcourir en archéologue et en artiste, la Grèce d’Homère et d’Hérodote. Ce voyage devait servir à compléter l’éducation de ce jeune ambassadeur de vingt-quatre ans, qui, s’il se connaissait lui-même, ne devait guère connaître les hommes.

Au reste, il faut croire que M. de Choiseul avait conscience de son insuffisance, car il s’entoura de savants et d’artistes sérieux, l’abbé Barthélemy, l’helléniste d’Ansse de Villoison, le poète Delille, le sculpteur Fauvel et le peintre Cassas. Le seul rôle qu’il joua dans la publication de son Voyage pittoresque de la Grèce est celui d’un Mécène.

M. de Choiseul-Gouffier avait engagé, comme secrétaire particulier, un professeur, l’abbé Jean-Baptiste Le Chevalier, qui parlait avec facilité la langue d’Homère. Celui-ci, après un voyage à Londres, où les intérêts personnels de M. de Choiseul l’arrêtèrent assez longtemps pour qu’il eût le temps d’y apprendre l’anglais, partit pour l’Italie, où une grave maladie le retint à Venise pendant sept mois. Il put, alors seulement, rejoindre à Constantinople M. de Choiseul-Gouffier.

Les études de Le Chevalier portèrent principalement sur les champs où fut Troie. Profondément versé dans la connaissance de l’Iliade, Le Chevalier rechercha et crut retrouver toutes les localités désignées dans le poème homérique. Cet ingénieux travail de géographie historique, cette restitution souleva, presque aussitôt son apparition, de nombreuses controverses. Les uns, comme Bryant, déclarèrent illusoires les découvertes de Le Chevalier, par cette bonne raison que Troie et, à plus forte raison, la guerre de Dix Ans n’avaient jamais existé que dans l’imagination de celui qui les avait chantées. Bien d’autres, et presque tous sont Anglais, adoptèrent les conclusions de l’archéologue français. On croyait depuis longtemps la question épuisée, lorsque les découvertes de M. Schliemann sont venues, tout récemment, lui donner un regain d’actualité.

Guillaume-Antoine Olivier, qui parcourut une grande partie de l’orient à la fin du siècle dernier, eut une singulière fortune. Employé par Berthier de Sauvigny à la rédaction d’une statistique de la généralité de Paris, il se vit privé de son protecteur et du prix de ses travaux par les premières fureurs de la Révolution. Cherchant à utiliser ses talents en histoire naturelle loin de Paris, Olivier reçut du ministre Roland une mission pour les portions reculées et peu connues de l’empire ottoman. On lui donna comme associé un naturaliste du nom de Bruguière.

Partis de Paris à la fin de 1792, les deux amis attendirent pendant quatre mois à Marseille qu’on leur eût trouvé un vaisseau convenable, et ils arrivèrent à la fin de mai de l’année suivante à Constantinople, porteurs de lettres relatives à leur mission pour M. de Semonville. Mais cet ambassadeur avait été rappelé. Son successeur, M. de Sainte-Croix, n’avait pas entendu parler de leur voyage. Que faire en attendant la réponse aux instructions que M. de Sainte-Croix demandait à Paris ?

Les deux savants ne pouvaient rester oisifs. Ils se déterminèrent donc à visiter les côtes de l’Asie Mineure, quelques îles de l’archipel et l’Égypte. Comme le ministre de France avait eu d’excellentes raisons pour ne mettre à leur disposition que très peu d’argent, comme eux-mêmes n’avaient que des ressources très bornées, ils ne purent visiter qu’en courant tous ces pays si curieux.

À leur retour à Constantinople, Olivier et Bruguière trouvèrent un nouvel ambassadeur, Verninac, qui était chargé de les envoyer en Perse, où ils devaient s’efforcer de développer les sympathies du gouvernement pour la France, et le déterminer, s’il était possible, à déclarer la guerre à la Russie.

La Perse était à cette époque dans un état d’anarchie épouvantable, et les usurpateurs s’y succédaient, pour le plus grand mal des habitants. Méhémet-Khan était alors sur le trône. Il guerroyait dans le Khorassan, lorsqu’arrivèrent Olivier et Bruguière. On leur offrit de rejoindre le shah dans cette contrée qu’aucun voyageur n’avait encore visitée. L’état de santé de Bruguière les en empêcha et les retint, quatre mois durant, dans un village perdu au milieu des montagnes.

En septembre 1796, Méhémet rentra à Téhéran. Son premier acte fut de faire massacrer une centaine de matelots russes qu’on avait pris sur les bords de la Caspienne et de faire clouer leurs membres pantelants sur les portes de son palais. Dégoûtante enseigne, bien digne d’un tel bourreau !

L’année suivante, Méhémet fut assassiné, et son neveu Fehtah-Ali-Shah lui succéda, mais non sans combat.

Au milieu de ces incessants changements de souverains, il était difficile à Olivier de faire aboutir la mission dont le gouvernement français l’avait chargé. Avec chaque nouveau prince, il fallait recommencer les négociations. Les deux diplomates-naturalistes-voyageurs, comprenant qu’ils n’obtiendraient rien tant que le gouvernement subirait cette instabilité, incapable d’affermir le pouvoir dans les mains d’un shah quelconque, reprirent le chemin de l’Europe, et remirent à des jours meilleurs ou à de plus habiles le soin de conclure l’alliance de la France et de la Perse. Bagdad, Ispahan, Alep, Chypre, Constantinople, telles furent les étapes de leur voyage de retour.

Quels avaient été les résultats de ce long séjour ? Si le but diplomatique qu’on se proposait était manqué, si au point de vue géographique, aucune découverte, aucune observation nouvelle n’avait été faite, Cuvier, dans son éloge d’Olivier, assure qu’en ce qui regarde l’histoire naturelle, les renseignements obtenus ne manquaient pas de valeur. Il faut bien le croire, puisque, trois mois après son retour, Olivier était nommé de l’Institut en remplacement de Daubenton.

Quant à sa relation, publiée en trois volumes in-4o, elle reçut du public l’accueil le plus distingué, dit Cuvier en style académique.

« On a dit qu’elle aurait été plus piquante, continue-t-il, si la censure n’en eût rien retranché ; mais alors on trouvait des allusions partout, et il n’était pas toujours permis de dire ce que l’on pensait, même sur Thamas-Kouli-Khan.

« M. Olivier ne tenait pas à ses allusions plus qu’à sa fortune ; il effaça tranquillement tout ce qu’on voulut, et se restreignit, avec une entière soumission, au récit pur et simple de ce qu’il avait observé. »

De la Perse à la Russie, la transition n’est pas trop brusque. Elle l’était encore bien moins au xviiie siècle qu’aujourd’hui. À proprement parler, ce n’est qu’avec Pierre le Grand que la Russie entre dans le concert européen. Jusqu’alors, cette contrée, par son histoire, par ses relations, par les mœurs de ses habitants, était demeurée tout asiatique. Avec Pierre le Grand, avec Catherine II, les routes se percent, le commerce prend de l’importance, la marine se crée, les tribus russes se réunissent en corps de nation. Déjà, l’empire soumis au czar est immense. Ses souverains, par leurs conquêtes, l’agrandissent encore. Ils font plus. Pierre le Grand dresse des cartes, envoie des expéditions de tous les côtés pour être renseigné sur le climat, les productions, les races de chacune de ses provinces ; enfin, il expédie Behring à la découverte du détroit qui doit porter le nom de ce navigateur.

Catherine II marche sur les traces du grand empereur, de l’initiateur par excellence. Elle attire des savants en Russie, se met en relation avec les littérateurs du monde entier. Elle sait créer une puissante agitation en faveur de son peuple. La curiosité, l’intérêt s’éveillent, et l’Europe occidentale a les yeux fixés sur la Russie. On sent qu’une grande nation est à la veille d’être constituée, et l’on n’est pas sans inquiétude sur les suites qu’amènera, infailliblement, son entremise dans les affaires européennes. Déjà la Prusse vient de se révéler, et son épée, jetée par Frédéric II dans la balance, a changé toutes les conditions de l’équilibre européen. La Russie possède bien d’autres ressources en hommes, en argent, en richesses de tout genre inconnues ou inexploitées.

Aussi, toutes les publications relatives à cette contrée sont-elles aussitôt lues avec empressement par les hommes politiques, par tous ceux qui s’intéressent aux destinées de leur patrie, aussi bien que par les curieux qui se plaisent à la description de mœurs si différentes des nôtres, si variées entre elles. Aucun ouvrage n’avait encore été publié qui surpassât celui du naturaliste Pallas, Voyage à travers plusieurs provinces de l’empire russe, traduit en français de 1788 à 1793. Aucun n’eut autant de succès, et nous devons avouer qu’il le méritait à tous égards.

Pierre-Simon Pallas est un naturaliste allemand que Catherine ii avait appelé en 1768 à Saint-Pétersbourg, qu’elle avait fait aussitôt nommer adjoint de l’Académie des Sciences, et qu’elle sut s’attacher par ses bienfaits. Pallas, en témoignage de reconnaissance, publie aussitôt son mémoire sur les ossements fossiles de la Sibérie. L’Angleterre et la France venaient d’envoyer des expéditions pour observer le passage de Vénus sur le disque du soleil. La Russie ne veut pas rester en arrière et fait partir pour la Sibérie toute une troupe de savants dont Pallas fait partie.

Sept astronomes et géomètres, cinq naturalistes et plusieurs élèves doivent parcourir en tout sens cet immense territoire. Pendant six ans entiers, Pallas ne s’épargne pas, explorant, tour à tour, Orembourg, sur le Jaïk, rendez-vous des hordes nomades qui errent sur les bords salés de la Caspienne ; Gouriel, située sur cette mer ou plutôt ce grand lac qui se déssèche tous les jours ; les montagnes de l’Oural et les nombreuses mines de fer qu’elles renferment ; Tobolsk, la capitale de la Sibérie ; le gouvernement de Koliwan, sur le versant septentrional de l’Altaï ; Krasnojarsk, sur le Yenisseï ; le grand lac Baïkal et la Daourie, qui touche aux frontières de la Chine. Puis c’est Astrakan, c’est le Caucase, aux peuples si divers et si intéressants, c’est le Don, qu’il étudie avant de rentrer à Pétersbourg, le 30 juillet 1774.

Il ne faut pas croire que Pallas soit un voyageur ordinaire. Il ne voyage pas en naturaliste seulement. Il est homme, et rien de ce qui touche l’humanité ne lui est indifférent. Géographie, histoire, politique, commerce, religion, beaux-arts, sciences, tout a pour lui de l’intérêt ; et cela est si vrai, qu’on ne peut lire son récit de voyage sans admirer la variété de ses connaissances, sans rendre hommage à son patriotisme éclairé, sans reconnaître la perspicacité de la souveraine qui a su s’attacher un homme d’une telle valeur.

Une fois sa relation mise en ordre, écrite et publiée, Pallas ne songe ni à se reposer sur ses lauriers ni à se laisser enivrer par les fumées d’une gloire naissante. Pour lui, le travail est un délassement, et il participe aux opérations nécessaires à l’établissement de la carte de la Russie.


Le fameux oiseau Leut-zô. (Page 418.)

Bientôt, son esprit, toujours enthousiaste, le porte à se livrer plus spécialement à l’étude de la botanique, et ses ouvrages lui assurent une place des plus distinguées entre les naturalistes de l’empire russe.

Un de ses derniers travaux a été une description de la Russie méridionale, Tableau physique et topographique de la Tauride, ouvrage que Dallas a publié en français et traduit en allemand et en russe. Engoué de ce pays qu’il a visité en 1793 et en 1794, il témoigne le désir d’aller s’y établir. L’impératrice lui fait aussitôt présent de plusieurs terres appartenant à la couronne, et le savant voyageur se transporte avec sa famille à Symphéropol.

Dallas profita de la circonstance pour faire un nouveau voyage dans les pro

Portrait de La Condamine. (Fac-similé. Gravure ancienne.)44


vinces méridionales de l’empire, les steppes du Volga et les contrées qui longent la mer Caspienne jusqu’au Caucase ; enfin il parcourut la Crimée dans tous les sens. Il avait déjà vu une partie de ces pays une vingtaine d’années auparavant ; il put y constater de profonds changements. S’il se plaint de l’exploitation à outrance des forêts, Pallas est obligé de reconnaître qu’en bien des endroits l’agriculture s’est développée, que des centres d’industrie et d’exploitation se sont créés, en un mot que le pays marche dans la voie du progrès. Quant à la Crimée, sa conquête est toute récente, et cependant on y reconnaît déjà des améliorations sensibles. Que seront-elles dans quelques années !

Le bon Pallas, si enthousiaste de cette province, eut à subir, dans sa nouvelle résidence, toute espèce de tracasseries de la part des Tartares. Sa femme mourut en Crimée, et enfin, dégoûté du pays et des habitants, il revint finir ses jours à Berlin, le 8 septembre 1811.

Il laissait deux ouvrages d’une importance capitale, où le géographe, l’homme d’État, le naturaliste, le commerçant pouvaient puiser en abondance des renseignements sûrs et précis sur des contrées jusqu’alors très peu connues, et dont les ressources et les besoins allaient modifier profondément les conditions du marché européen.