Les grands navigateurs du XVIIIe siècle/10

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J. Hetzel et Cie (p. 426-460).


CHAPITRE IV
LES DEUX AMÉRIQUES

La côte occidentale d’Amérique. — Juan de Fuca et de Fonte. — Les trois voyages de Behring-Vancouver. — Exploration du détroit de Fuca. — Reconnaissance de l’archipel de la Nouvelle-Géorgie et d’une partie de la côte américaine. — Exploration de l’intérieur de l’Amérique. — Samuel Hearne. — Découverte de la rivière de Cuivre. — Mackenzie et la rivière qui porte son nom. — La rivière de Fraser. — L’Amérique méridionale. — Reconnaissance de l’Amazone par La Condamine. — Voyage de A. de Humboldt et de Bonpland. — Ténériffe. — La caverne du Cuachero. — Les « llanos ». — Les gymnotes. — L’Amazone, le Rio-Negro et l’Orénoque. — Les mangeurs de terre. — Résultats du voyage. — Second voyage de Humboldt. — Les Vulcanitos. — La cascade de Tequendama. — Les ponts d’Icononzo. Le passage de Quindiu à dos d’homme. — Quito et le Pichincha. — Ascension du Chimboraço. — Les Andes. — Lima. — Le passage de Mercure. — Exploration du Mexique. — Mexico. — Puebla et le Cofre de Perote. — Retour en Europe.

À plusieurs reprises nous avons eu l’occasion de raconter certaines expéditions qui avaient pour but de reconnaître les côtes de l’Amérique. Nous avons parlé des tentatives de Fernand Cortès, des courses et des explorations de Drake, de Cook, de La Pérouse et de Marchand. Il est bon de revenir pour quelque temps en arrière et d’envisager, avec Fleurieu, la suite des voyages qui se sont succédé sur la rive occidentale de l’Amérique, jusqu’à la fin du xviiie siècle.

En 1537, Cortès, avec Francisco de Ulloa, avait reconnu la grande péninsule de Californie et visité la plus grande partie de ce golfe long et étroit, qui porte aujourd’hui le nom de mer Vermeille.

Après lui, Vasquès Coronado, par terre, et Francisco Alarcon, par mer, s’étaient élancés à la recherche de ce fameux détroit, qui mettait en communication, disait-on, l’Atlantique et le Pacifique ; mais ils n’avaient pu dépasser le trente-sixième parallèle.

Deux ans plus tard, en 1542, le Portugais Rodriguès de Cabrillo avait atteint 44° de latitude. Là, le froid, les maladies, le manque de provisions et le mauvais état de son navire l’avaient contraint de rétrograder. Il n’avait pas fait de découverte, il est vrai, mais il avait constaté que, du port de la Nativité, par 19° 3/4 jusqu’au point qu’il avait atteint, la côte se continuait sans interruption. Le détroit semblait reculer devant les explorateurs.

Il faut croire que le peu de succès de ces tentatives découragea les Espagnols, car, à cette époque, ils disparaissent de la liste des explorateurs. C’est un Anglais, Drake, qui, après avoir prolongé la côte occidentale depuis le détroit de Magellan et ravagé les possessions espagnoles, parvient jusqu’au quarante-huitième degré, explore tout le rivage en redescendant sur une longueur de dix degrés, et donne à cette immense étendue de côtes le nom de Nouvelle-Albion.

Vient ensuite, en 1592, le voyage, en grande partie fabuleux, de Juan de Fuca, qui prétendit avoir trouvé le détroit d’Anian qu’on cherchait depuis si longtemps, alors qu’il n’avait découvert en réalité que le pas qui sépare du continent l’île de Vancouver.

En 1602, Vizcaino jetait les fondations du port de Monterey, en Californie, et quarante ans plus tard, avait lieu cette expédition si contestée de l’amiral de Fuente ou de Fonte, — suivant qu’on en fait un Espagnol ou un Portugais, — expédition qui a donné lieu à tant de dissertations savantes et de discussions ingénieuses. On lui doit la découverte de l’archipel Saint-Lazare au-dessus de l’île Vancouver ; mais il faut rejeter dans le domaine du roman tout ce que Fonte raconte des lacs et des grandes villes qu’il assure avoir visitées et de la communication qu’il prétend avoir découverte entre les deux océans.

Au xviiie siècle, on n’acceptait déjà plus aveuglément les récits des voyageurs. On les examinait, on les contrôlait et l’on n’en retenait que les parties qui concordaient avec les relations déjà connues. Buache, Delisle et surtout Fleurieu ont, les premiers, ouvert la voie si féconde de la critique historique, et il faut leur en savoir le plus grand gré.

Les Russes, on l’a vu, avaient considérablement étendu le domaine de leurs connaissances, et il y avait tout lieu de croire peu éloigné le jour où leurs coureurs et leurs cosaques atteindraient l’Amérique, si surtout, comme on le supposait à cette époque, les deux continents étaient réunis par le nord. Mais ce n’aurait pas été, en tout cas, une expédition sérieuse, et qui pût donner des renseignements scientifiques auxquels on dût ajouter foi.

Le czar Pierre Ier avait tracé de sa main, peu d’années avant sa mort, le plan et les instructions d’un voyage dont il avait formé le projet depuis longtemps : s’assurer si l’Asie et l’Amérique sont réunies ou séparées par un détroit. Il n’était pas possible de trouver les ressources nécessaires dans les arsenaux et les ports du Kamtschatka. Aussi fallut-il faire venir d’Europe capitaines, matelots. équipements et vivres.

Le Danois Vitus Behring et le Russe Alexis Tschirikow, qui tous deux avaient donné mainte preuve de savoir et d’habileté, furent chargés du commandement de l’expédition. Celle-ci se composait de deux vaisseaux, qui furent construits au Kamtschatka. Ils ne furent prêts à prendre la mer que le 20 juillet 1720. Dirigeant sa route au nord-est, le long de la côte d’Asie, qu’il ne perdit pas un instant de vue, Behring parvint, le 15 août, par 67° 18’ de latitude nord, en vue d’un cap au delà duquel la côte s’infléchissait à l’ouest.

Non seulement, dans ce premier voyage, Behring n’avait pas eu connaissance de la côte d’Amérique, mais il venait de franchir, sans s’en douter, le détroit auquel la postérité a imposé son nom. Le fabuleux détroit d’Anian était remplacé par le détroit de Behring.

Un second voyage, entrepris l’année suivante par les mêmes voyageurs, n’avait pas amené de résultat.

Ce fut seulement en 1741, le 4 juin, que Behring et Tschirikow purent partir de nouveau. Cette fois, dès qu’ils seraient arrivés par 50 degrés de latitude nord, ils entendaient porter à l’est, jusqu’à ce qu’ils rencontrassent la côte d’Amérique. Mais les deux vaisseaux, séparés dès le 20 juin par un coup de vent, ne purent se réunir pendant le reste de la campagne. Le 18 juillet, fut découvert par Behring le continent américain par 58° 28’ de latitude. Les jours suivants furent consacrés au relèvement d’une grande baie, comprise entre les deux caps Saint-Élie et Saint-Hermogène.

Pendant tout le mois d’août, Behring navigua au milieu des îles qui bordent la péninsule d’Alaska, nomma l’archipel Schumagin, lutta jusqu’au 24 septembre contre des vents contraires, reconnut l’extrémité de la presqu’île, et découvrit une partie des îles Aléoutiennes.

Mais depuis longtemps malade, ce navigateur fut bientôt incapable de relever la route que faisait le navire, et ne put éviter de se mettre à la côte sur une petite île qui a pris le nom de Behring. Là périt misérablement, le 8 décembre 1741, cet homme de cœur, cet explorateur habile.

Quant au reste de l’équipage, bien diminué par les fatigues et les privations d’un hivernage en ce lieu désolé, il parvint à construire une grande chaloupe avec les débris du vaisseau, et rentra au Kamtschatka.

Pour Tschirikow, après avoir attendu son commandant jusqu’au 25 juin, il atterrit à la côte d’Amérique entre les cinquante-cinquième et cinquante-sixième degrés. Il y perdit deux embarcations avec tout leur équipage, sans pouvoir découvrir ce qu’elles étaient devenues. N’ayant plus alors de moyen pour communiquer avec la terre, il avait regagné le Kamtschatka.

La voie était ouverte. Des aventuriers, des négociants, des officiers s’y engagèrent résolument. Leurs découvertes portèrent principalement sur les îles Aléoutiennes et la presqu’île d’Alaska.

Cependant, les expéditions que les Anglais envoyaient à la côte d’Amérique, les progrès des Russes avaient excité la jalousie et l’inquiétude des Espagnols. Ceux-ci craignaient de voir leurs rivaux s’établir dans des pays qui leur appartenaient, nominalement, mais où ils n’avaient aucun établissement.

Le vice-roi du Mexique, le marquis de Croix, se souvint alors de la découverte faite par Vizcaino d’un excellent port, et il résolut d’y établir un presidio. Deux expéditions simultanées, l’une par terre, sous le commandement de don Gaspar de Portola, l’autre par mer, composée des deux paquebots le San-Carlos et le San-Antonio, quittèrent La Paz le 10 janvier 1769, atteignirent le port de San-Diego, et retrouvèrent, après une année de recherches, le havre de Monterey, indiqué par Vizcaino.

À la suite de cette expédition, les Espagnols continuèrent à explorer les côtes de la Californie. Les plus célèbres voyages sont ceux de don Juan de Ayala et de La Bodega, qui eurent lieu en 1775, et pendant lesquels furent reconnus le cap del Engano et la baie de la Guadalupa, puis les expéditions d’Arteaga et de Maurelle.

Les reconnaissances de Cook, de La Pérouse et de Marchand, ayant été précédemment racontées, il convient maintenant de s’arrêter avec quelque détail sur l’expédition de Vancouver. Cet officier, qui avait accompagné Cook pendant son second et son troisième voyage, se trouvait tout naturellement désigné pour prendre le commandement de l’expédition que le gouvernement anglais envoyait à la côte d’Amérique dans le but de mettre fin aux contestations survenues avec le gouvernement espagnol au sujet de la baie de Nootka.

Georges Vancouver reçut ordre d’obtenir, des autorités espagnoles, une cession formelle de ce port si important pour le commerce des fourrures. Il devait ensuite relever toute la côte nord-ouest depuis le trentième degré de latitude jusqu’à la rivière de Cook sous le soixante et unième degré. Enfin, on appelait tout particulièrement son attention sur le détroit de Fuca et sur la baie explorée en 1789 par le Washington.

Les deux bâtiments, la Découverte, de 340 tonneaux, et le Chatam, de 135, ce dernier sous le commandement du capitaine Broughton, partirent de Falmouth le 1er avril 1791.

Après deux relâches à Ténériffe et à la baie Simon, puis au cap de Bonne-Espérance, Vancouver s’enfonça dans le sud, reconnut l’île Saint-Paul, et cingla vers la Nouvelle-Hollande, entre les routes de Dampier et de Marion, sur des parages qui n’avaient pas encore été parcourus. Le 27 septembre, fut reconnue une partie de la côte de la Nouvelle-Hollande, terminée par un cap formé de falaises élevées, qui reçut le nom de cap Chatam. Comme un certain nombre de ses matelots étaient attaqués de la dysenterie, Vancouver résolut de relâcher dans le premier port qu’il rencontrerait, afin de s’y procurer l’eau, le bois, et surtout les vivres frais qui lui manquaient. Ce fut au port du Roi Georges III qu’il s’arrêta. Il y trouva des canards, des courlis, des cygnes, une grande quantité de poissons, des huîtres ; mais il ne put entrer en communication avec aucun habitant, bien qu’on eût découvert un village d’une vingtaine de huttes tout récemment abandonnées.

Nous n’avons pas à suivre la croisière de Vancouver sur la côte sud-ouest de la Nouvelle-Hollande ; elle ne nous apprendrait rien que nous ne sachions déjà.

Le 26 octobre, fut doublée la terre de Van-Diemen, et le 2 novembre, on reconnut la côte de la Nouvelle-Zélande, où les deux bâtiments anglais allèrent mouiller à la baie Dusky. Vancouver y compléta les relèvements que Cook avait laissés inachevés. Un ouragan sépara bientôt de la Découverte le Chatam, qui fut retrouvé dans la baie de Matavaï, à Taïti. Pendant cette dernière traversée, Vancouver avait aperçu quelques îles rocheuses, qu’il appela les Embûches (the Snaves), et une île plus considérable, nommée Oparra. De son côté, le capitaine Broughton avait découvert l’île Chatam à l’est de la Nouvelle-Zélande. Les incidents de la relâche à Taïti rappellent trop ceux du séjour de Cook, pour qu’il soit utile de les rapporter.

Le 24 janvier 1792, les deux bâtiments partirent pour les Sandwich et s’arrêtèrent quelque peu à Owhyhee, à Waohoo et à Attoway. Depuis le massacre de Cook, bien des changements étaient survenus dans l’archipel. Des navires anglais et américains, qui faisaient la pêche de la baleine ou le commerce des fourrures, commençaient à le visiter. Leurs capitaines avaient donné aux naturels le goût de l’eau-de-vie et le désir de posséder des armes à feu. Les querelles entre les petits chefs étaient devenues plus fréquentes, l’anarchie la plus complète régnait partout, et déjà le nombre des habitants avait singulièrement diminué.

Le 17 mars 1792, Vancouver abandonna les îles Sandwich, et fit route pour l’Amérique, dont il reconnut bientôt la partie de côte nommée par Drake Nouvelle-Albion. Il y rencontra presque aussitôt le capitaine Gray, qui passait pour avoir pénétré avec le Washington dans le détroit de Fuca, et avoir reconnu une vaste mer. Gray se hâta de démentir les découvertes qu’on lui avait si généreusement prêtées. Il n’avait fait que cinquante milles seulement dans le détroit qui courait de l’ouest à l’est, jusqu’à un endroit à partir duquel les naturels lui assuraient qu’il s’enfonçait dans le nord.

Vancouver pénétra à son tour dans le détroit de Fuca, y reconnut le port de la Découverte, l’entrée de l’Amirauté, la Birch-Bay, le Désolation-Sound, le détroit de Johnston et l’archipel de Broughton. Avant d’atteindre l’extrémité de ce long bras de mer, il avait rencontré deux petits bâtiments espagnols sous les ordres de Quadra. Les deux capitaines se communiquèrent leurs travaux réciproques, et donnèrent leurs deux noms à la principale île de ce nombreux archipel, qui fut désigné sous le nom de Nouvelle-Géorgie.

Vancouver visita ensuite Nootka, la rivière Columbia, et vint relâcher à San-Francisco. On comprend que nous ne puissions suivre dans tous ses détails cette exploration minutieuse, qui ne demanda pas moins de trois campagnes successives. L’immense étendue de côtes comprise entre le cap Mendocino et le port de Conclusion par 56° 14′ nord et 225° 37′ est, fut reconnue par les navires anglais.

« Maintenant, dit le voyageur, que nous avons atteint le but principal que le roi s’était proposé en ordonnant ce voyage, je me flatte que notre reconnaissance très précise de la côte nord-ouest de l’Amérique dissipera tous les doutes et écartera toutes les fausses opinions concernant un passage par le nord ouest ; qu’on ne croira plus qu’il y ait une communication entre la mer Pacifique du Nord et l’intérieur du continent de l’Amérique dans l’étendue que nous avons parcourue. »

Parti de Nootka pour faire la reconnaissance de la côte méridionale de l’Amérique avant de revenir en Europe, Vancouver s’arrêta à la petite île des Cocos, qui mérite peu son nom, comme nous avons eu déjà l’occasion de le dire, relâcha à Valparaiso. doubla le cap Horn, fit de l’eau à Sainte-Hélène, et rentra dans la Tamise, le 12 septembre 1795.

Mais les fatigues de cette longue campagne avaient tellement altéré la santé de cet habile explorateur, qu’il mourut au mois de mai 1798, avant d’avoir pu terminer la rédaction de son voyage, qui fut achevée par son frère.

Pendant les quatre années qui avaient été employées à ce rude travail de relever neuf mille lieues de côtes inconnues, la Découverte et le Chatam n’avaient perdu que deux hommes. On le voit, l’habile élève du capitaine Cook avait mis à profit


Carte pour les voyages de Hearne et de Mackenzie.


les leçons de son maître, et l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, en Vancouver, ou des soins qu’il donna à ses matelots aussi bien que de son humanité envers les indigènes, ou de la prodigieuse habileté dont il fit preuve pendant tout le cours de cette dangereuse navigation.

Cependant, si les explorateurs se succédaient sur la côte occidentale d’Amérique, les colons n’étaient pas non plus inactifs. D’abord établis sur les bords de l’Atlantique, où ils avaient fondé une longue suite d’États jusqu’au Canada, ils n’avaient pas tardé à s’enfoncer dans l’intérieur. Leurs trappeurs, leurs coureurs des bois, avaient reconnu d’immenses espaces de terrain propres à la culture, et les squatters anglais les avaient envahis progressivement. Ce n’avait pas été sans


Plus de doute, c’était la mer. (Page 435.)


une lutte continuelle contre les Indiens, ces premiers possesseurs du sol, qu’ils tendaient tous les jours à refouler dans l’intérieur. Appelés par la fertilité d’une terre vierge et les constitutions plus libérales des divers États, les colons n’avaient pas lardé à affluer.

Leur nombre devint tel, qu’à la fin du xviie siècle, les héritiers de lord Baltimore estimaient à trois mille livres le produit de la vente de leurs terres, et qu’au milieu du siècle suivant, en 1750, les successeurs de William Penn se faisaient de la même manière un revenu dix fois plus considérable. Et cependant, on ne trouvait pas encore l’immigration assez considérable ; on se mit à déporter les condamnés, — le Maryland en comptait 1981 en 1750, mais surtout on recruta des émigrants auxquels on faisait signer un engagement, ce qui fut la source d’abus scandaleux.

Bien que toutes les terres qu’on avait achetées des Indiens ou qu’on leur avait enlevées fussent loin d’être occupées, le colon anglais allait toujours de l’avant au risque d’avoir maille à partir avec les légitimes possesseurs du sol.

Au nord, la Compagnie de la baie d’Hudson, qui a le monopole du commerce des fourrures, est toujours à la recherche de nouveaux territoires de chasse, car ceux qu’elle a exploités ne tardent pas à s’épuiser. Elle pousse en avant ses trappeurs, recueille auprès des Indiens, qu’elle emploie et qu’elle grise, des renseignements précieux. C’est ainsi qu’elle apprend l’existence d’une rivière qui se jette, au nord, près de riches mines de cuivre dont quelques indigènes ont apporté au fort du Prince-de-Galles de riches échantillons. La résolution de la Compagnie est aussitôt prise, et, en 1769, elle confie à Samuel Hearne le commandement d’une expédition de recherches.

Pour un voyage dans ces contrées glacées, où l’on ne trouve que difficilement à s’approvisionner, où la rigueur du froid est extrême, il faut des hommes bien trempés, en petit nombre, capables de supporter les fatigues d’une marche pénible au milieu de la neige et de résister aux tortures de la faim. Hearne ne prit avec lui que deux blancs et quelques Indiens dont il était sûr.

Malgré l’extrême adresse de ces guides qui connaissent le pays et sont au courant des habitudes du gibier, les provisions font bientôt défaut. À deux cents milles du fort du Prince-de-Galles, les Indiens abandonnent Hearne et ses deux compagnons, qui sont obligés de revenir sur leurs pas.

Mais le chef de l’entreprise est un rude marin, habitué à tout souffrir. Aussi ne se rebute-t-il pas. Si l’on a échoué la première fois, ne peut-on être plus heureux dans une seconde tentative ?

Au mois de février 1770, Hearne s’élance de nouveau à travers ces contrées inconnues. Cette fois, il est seul avec cinq Indiens, car il a compris que l’inaptitude des blancs à supporter les fatigues engendre le mépris des sauvages. Déjà il s’est éloigné de cinq cents milles, lorsque la rigueur de la saison le force à s’arrêter et à attendre une température plus clémente. Ce fut un rude moment à passer. Tantôt dans l’abondance, avec du gibier plus qu’on n’en peut consommer, plus souvent n’avoir rien à se mettre sous la dent, être même obligé, pendant sept jours, de mâcher de vieux cuirs, de ronger des os qu’on avait jetés, ou de chercher sur les arbres quelques baies qu’on ne trouve pas toujours, souffrir, enfin, des froids terribles, voilà l’existence du découvreur dans ces contrées glacées !

Hearne repart au mois d’avril, continue jusqu’en août à courir les bois, et se prépare à passer l’hiver auprès d’une tribu indienne qui l’a bien accueilli, lorsqu’un accident, qui le prive de son quart de cercle le force à continuer sa route.

Les privations, les misères, les déceptions n’ébranlent pas l’indomptable courage de Samuel Hearne. Il repart le 7 décembre, et, s’enfonçant dans l’ouest sous le soixantième degré de latitude, il rencontre une rivière. Le voilà construisant un canot et descendant ce cours d’eau, qui se jette dans une série interminable de lacs grands et petits. Enfin, le 13 juillet 1771, il atteint la rivière de Cuivre. Les Indiens qui l’accompagnaient se trouvaient depuis quelques semaines sur les territoires fréquentés par les Esquimaux, et se promettaient, s’ils en rencontraient, de les massacrer jusqu’au dernier.

Cet événement ne devait pas se faire attendre.

« Voyant, dit Hearne, tous les Esquimaux livrés au repos dans leurs tentes, les Indiens sortirent de leur embuscade et tombèrent à l’improviste sur ces pauvres créatures ; je contemplais ce massacre, réduit à rester neutre. »

Des vingt individus qui composaient cette tribu, pas un n’échappa à la rage sanguinaire des Indiens, et ils firent périr dans les plus épouvantables tortures une vieille femme qui avait tout d’abord échappé an massacre.

« Après cet horrible carnage, continue Hearne, nous nous assîmes sur l’herbe et fîmes un bon repas de saumon frais. »

En cet endroit, la rivière s’élargissait singulièrement. Le voyageur était-il donc arrivé à son embouchure ? Pourtant l’eau était absolument douce. Sur le rivage, paraissaient, cependant, comme les traces d’une marée. Des phoques se jouaient en grand nombre au milieu des eaux. Quantité de barbes de baleine avaient été trouvées dans les tentes des Esquimaux. Tout se réunissait enfin pour donner à penser que c’était la mer. Hearne saisit son télescope. Devant lui se déroule à perte de vue une immense nappe d’eau, interrompue, de place en place, par des îles. Plus de doute, c’est la mer.

Le 30 juin 1772, Hearne ralliait les établissements anglais, après une absence qui n’avait pas duré moins d’un an et cinq mois.

La Compagnie reconnut l’immense service que Hearne venait de lui rendre en le nommant gouverneur du fort de Galles. Pendant son expédition à la baie d’Hudson La Pérouse s’empara de cet établissement et y trouva le journal de voyage de Samuel Hearne. Le navigateur français le lui rendit à la condition qu’il le publierait. Vous ne savons quelles circonstances ont retardé, jusqu’en 1795, l’accomplissement de la parole que le voyageur anglais avait donnée au marin français.

Ce n’est que dans le dernier quart du xviiie siècle que fut connue cette immense chaîne de lacs, de rivières et de portages qui, partant du lac Supérieur, ramasse toutes les eaux qui tombent des montagnes Rocheuses et les déverse dans l’océan Glacial. C’est à des négociants en fourrures, les frères Frobisher, et à M. Pond, qui arriva jusqu’à Athabasca, qu’est due en partie leur découverte.

Grâce à ces reconnaissances, le chemin devient moins difficile, les explorateurs se succèdent, les établissements se rapprochent, le pays est découvert. Bientôt même on entend parler d’une grande rivière qui se dirige vers le nord-ouest.

Ce fut Alexandre Mackenzie qui lui donna son nom. Parti, le 3 juin 1789, du fort Chippewayan, sur la plage méridionale du lac des Collines, il emmenait avec lui quelques Canadiens et plusieurs Indiens, dont l’un avait accompagné Samuel Hearne. Parvenu en un point situé par 67° 45’ de latitude, Mackenzie apprit qu’il n’était pas éloigné de la mer à l’est, mais qu’il en était encore plus près à l’ouest. Il approchait évidemment de l’extrémité nord-ouest de l’Amérique.

Le 12 juillet, Mackenzie atteignit une grande nappe d’eau qu’à son peu de profondeur et aux glaces qui la recouvraient, on ne pouvait prendre pour la mer, bien qu’on n’aperçut aucune terre à l’horizon. Et cependant, c’était bien l’Océan boréal que Mackenzie venait d’atteindre. Il en demeura convaincu, lorsqu’il vit les eaux monter, bien que le vent ne fût pas violent. C’était la marée. Le voyageur gagna ensuite une île qu’il apercevait à quelque distance de la côte. Il vit de là plusieurs cétacés qui se jouaient au milieu des flots. Aussi cette île, qui gît par 69° 14’ de latitude, reçut-elle du voyageur le nom d’île des Baleines. Le 12 septembre, l’expédition rentrait heureusement au fort Chippewayan.

Trois ans plus tard, Mackenzie, en qui la soif des découvertes n’était pas éteinte, remontait la rivière de la Paix, qui prend sa source dans les montagnes Rocheuses. En 1793, après être parvenu à se frayer une route à travers cette chaîne difficile, il reconnaissait de l’autre côté des montagnes une rivière, le Tacoutche-tesse, qui coulait vers le sud-ouest. Au milieu de dangers et de privations qu’il est plus facile d’imaginer que de rendre, Mackenzie descendit ce cours d’eau jusqu’à son embouchure, c’est-à-dire au-dessous des îles du Prince-de-Galles. Là, sur la paroi d’un rocher, il traça, avec un mélange de graisse et de vermillon, cette inscription, aussi éloquente que laconique : « Alexandre Mackenzie. venu du Canada par terre, ce 22 juillet 1793. » Le 24 août, il rentrait au fort Chippewayan.

Dans l’Amérique méridionale, aucun voyage scientifique n’a lieu pendant la première moitié du xviiie siècle. Il ne reste guère à parler que de La Condamine. Nous avons raconté plus haut les recherches qui l’avaient conduit en Amérique, et nous avons dit qu’une fois les mesures terminées, il avait laissé Bouguer revenir en Europe, et Jussieu prolonger un séjour qui devait enrichir l’histoire naturelle d’une foule de plantes et d’animaux inconnus, tandis que lui-même allait descendre l’Amazone jusqu’à son embouchure.

« On pourrait appeler La Condamine, dit M. Maury dans son Histoire de l’Académie des Sciences, l’Alexandre de Humboldt du xviiie siècle. À la fois bel esprit et savant de profession, il fit preuve, dans cette mémorable expédition, d’un héroïque dévouement à la science. Les fonds, accordés par le roi pour son voyage, n’ayant pas suffi, il mit cent mille livres de sa bourse ; les fatigues, les souffrances lui firent perdre les jambes et les oreilles. Victime de sa passion pour la science, il ne rencontra, hélas ! à son retour, chez un public qui ne comprenait pas un martyr qui n’aspire pas au ciel, que le sarcasme et la malignité. Ce n’était plus l’infatigable explorateur qui avait bravé tant de dangers qu’on voyait dans M. de La Condamine, mais seulement le distrait et le sourd ennuyeux, ayant toujours à la main son cornet acoustique. Satisfait de l’estime de ses confrères, dont M. de Buffon se fit un jour un si éloquent interprète (réponse au discours de réception de La Condamine l’Académie française), La Condamine se consolait en composant des chansons et poursuivait jusqu’à la tombe, dont la souffrance lui abrégea le chemin, cette ardeur d’observations de toutes choses, même de la douleur, qui le conduisit à interroger le bourreau sur l’échafaud de Damiens. »

Peu de voyageurs, avant La Condamine, avaient eu l’occasion de pénétrer dans les vastes régions du Brésil. Aussi, le savant explorateur espérait-il rendre son voyage utile en levant une carte du cours du fleuve et en recueillant les observations qu’il aurait l’occasion de faire, dans un pays si peu fréquenté, sur les coutumes singulières des Indiens.

Depuis Orellana, dont nous avons raconté la course aventureuse, Pedro de Ursua avait été envoyé, en 1559, par le vice-roi du Pérou, à la recherche du lac Parima et de l’El Dorado. Il périt par la main d’un soldat rebelle, qui commit, en descendant le fleuve, toute sorte de brigandages et finit par être écartelé dans l’île de la Trinité.

De pareilles tentatives n’étaient pas pour donner de grandes lumières sur le cours du fleuve. Les Portugais furent plus heureux. En 1636 et 1637, Pedro Texeira, avec quarante-sept canots et un nombreux détachement d’Espagnols et d’indiens, avait suivi l’Amazone jusqu’à son tributaire, le Napo. Il avait alors remonté celui-ci, puis la Coca, et était arrivé à trente lieues de Quito, qu’il avait gagnée avec quelques hommes. L’année suivante, il était retourné au Para par le même chemin, accompagné des jésuites d’Acunha et d’Artieda, qui publièrent le récit de ce voyage, dont la traduction parut en 1682.

La carte, dressée par Sanson sur cette relation, naturellement copiée par tous les géographes, était extrêmement défectueuse, et, jusqu’en 1717, il n’y en eut pas d’autre. À cette époque, fut publiée dans le tome XII des Lettres édifiantes, — précieux recueil où l’on rencontre une multitude d’informations des plus intéressantes pour l’histoire et la géographie, — la copie d’une carte dressée, dès 1690, par le père Fritz, missionnaire allemand. On y voit que le Napo n’était pas la vraie source de l’Amazone et que ce dernier, sous le nom de Marañon, sort d’un lac Cuanuco, à trente lieues de Lima vers l’orient. La partie inférieure du cours du fleuve était assez mal tracée, parce que le père Fritz, lorsqu’il le descendit, était trop malade pour observer exactement.

Parti de Tarqui, à cinq lieues de Cuenca, le 11 mai 1743, La Condamine passa par Zaruma, ville autrefois célèbre par ses mines d’or, et traversa plusieurs rivières sur ces ponts en liane, attachés aux deux rives, qui ressemblent à un immense hamac tendu d’un bord à l’autre. Puis, il gagna Loxa, située à quatre degrés de la ligne. Cette ville est placée quatre cents toises plus bas que Quito. Aussi y remarque-t-on une notable différence de température, et les montagnes, couvertes de bois, ne paraissent plus que des collines auprès de celles de Quito.

De Loxa à Jaen-de-Bracamoros, on traverse les derniers contreforts des Andes. Dans ce canton, la pluie tombe tous les jours pendant les douze mois de l’année ; aussi n’y faut-il pas faire un séjour de quelque durée. Tout ce pays était bien déchu de son antique prospérité ; Loyola, Valladolid, Jaca et la plupart des villes du Pérou, éloignées de la mer et du grand chemin de Carthagène à Lima, n’étaient plus alors que de petits hameaux. Et cependant, toute la contrée aux alentours de Jaca est couverte de cacaoyers sauvages, auxquels les Indiens ne font d’ailleurs pas plus d’attention qu’au sable d’or charrié par leurs rivières.

La Condamine s’embarqua sur le Chincipe, plus large à cet endroit que la Seine à Paris, et le descendit jusqu’à son confluent avec le Marañon. À partir de cet endroit, le Marañon commence d’être navigable, bien qu’il soit interrompu par quantité de sauts ou de rapides, et rétréci en bien des endroits jusqu’à n’avoir plus que vingt toises de large. Le plus célèbre de ces détroits est le pongo ou porte de Mansériché, lit creusé par le Marañon au milieu de la Cordillère, coupée presque à pic, et dont la largeur n’a pas plus de vingt-cinq toises. La Condamine, resté seul avec un nègre sur un radeau, y eut une aventure presque sans exemple.

« Le fleuve, dit-il, dont la hauteur diminua de vingt-cinq pieds en trente-six heures, continuait à décroître. Au milieu de la nuit, l’éclat d’une grosse branche d’arbre cachée sous l’eau s’étant engagé entre les pièces de bois de mon train, où il pénétrait de plus en plus à mesure que celui-ci baissait avec le niveau de l’eau, je me vis au moment, si je n’eusse été présent et éveillé, de rester avec le radeau accroché et suspendu en l’air à une branche d’arbre. Le moins qui pouvait m’arriver, eût été de perdre mes journaux et cahiers d’observations, fruit de huit ans de travail. Je trouvai heureusement enfin moyen de dégager le radeau et de le remettre à flot. »

Près de la ville ruinée de Santiago, où La Condamine arriva le 10 juillet, habitent, au milieu des bois, les Indiens Xibaros, en révolte depuis un siècle contre les Espagnols, afin de se soustraire au travail des mines d’or.

Au delà du pongo de Mansériché, c’était un monde nouveau, un océan d’eau douce, un labyrinthe de lacs, de rivières et de canaux au milieu de forêts inextricables. Bien qu’il fût depuis sept ans habitué à vivre en pleine nature, La Condamine ne pouvait se lasser de ce spectacle uniforme, de l’eau, de la verdure et rien de plus. Quittant Borja le 14 juillet, le voyageur dépassa bientôt le confluent du Morona, qui descend du volcan de Sangay dont les cendres volent quelquefois au delà de Guyaquil. Puis, il traversa les trois bouches de la Pastaca, rivière alors si débordée qu’il fut impossible de mesurer aucune embouchure. Le 19 du même mois, La Condamine atteignit la Laguna, où l’attendait depuis six semaines don Pedro Maldonado, gouverneur de la province d’Esmeraldas, qui avait descendu la Pastaca. La Laguna formait, à cette époque, un gros bourg de mille Indiens en état de porter les armes et rassemblés sous l’autorité des missionnaires de diverses tribus.

« En m’engageant à lever la carte du cours de l’Amazone, dit La Condamine, je m’étais ménagé une ressource contre l’inaction que m’eût permise une navigation tranquille, que le défaut de variété dans des objets, même nouveaux, eût pu rendre ennuyeuse. Il me fallait être dans une attention continuelle pour observer, la boussole et la montre à la main, les changements de direction du cours du fleuve, et le temps que nous employions d’un détour à l’autre, pour examiner les différentes largeurs de son lit et celles des embouchures des rivières qu’il reçoit, l’angle que celles-ci forment en y entrant, la rencontre des îles et leur longueur, et surtout pour mesurer la vitesse du courant et celle du canot, tantôt à terre, tantôt sur le canot même, par diverses pratiques, dont l’explication serait ici de trop. Tous mes moments étaient remplis. Souvent j’ai sondé et mesuré géométriquement la largeur du fleuve et celle des rivières qui


Pungo de Manseriche, rive des Amazones. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


viennent s’y joindre, j’ai pris la hauteur méridienne du soleil presque tous les jours, et j’ai observé son amplitude à son lever et à son coucher dans tous les lieux où j’ai séjourné. »

Le 25 juillet, après avoir passé devant la rivière du Tigre, La Condamine arriva à une nouvelle mission de sauvages appelés Yameos, que les pères avaient récemment tirés des bois. Leur langue était difficile et la manière de la prononcer encore plus extraordinaire. Certains de leurs mots exigeaient neuf ou dix syllabes, et ils ne savaient compter que jusqu’à trois. Ils se servaient avec beaucoup d’adresse de la sarbacane, avec laquelle ils lançaient de petites flèches trempées dans un poison si actif qu’il tuait en une minute.


Portrait de Humboldt. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Le lendemain fut atteinte l’embouchure de l’Ucayale, l’une des plus fortes rivières qui grossissent le Marañon et qui peut en être la source. À partir de ce confluent, la largeur du fleuve croît sensiblement.

Le 27, fut accostée la mission des Omaguas, nation autrefois puissante, qui peuplait les bords de l’Amazone sur une longueur de deux cents lieues au-dessous du Napo. Étrangers au pays, ils passent pour avoir descendu le cours de quelque rivière qui prend sa source dans le royaume de Grenade, afin d’échapper au joug des Espagnols. Le mot « omagua » signifie « tête plate » dans la langue du Pérou, et ces peuples sont en effet la coutume bizarre de presser entre deux planches le front des nouveau-nés, dans le but, disent-ils, de les faire ressembler à la pleine lune. Ils font aussi usage de deux plantes singulières, le « floripondio » et le « curupa », qui leur procurent une ivresse de vingt-quatre heures et des rêves fort étranges. L’opium et le hatchich avaient donc leur similaire au Pérou !

Le quinquina, l’ipécacuanha, le simaruba, la salsepareille, le gaïac et le cacao, la vanille, se trouvent partout sur les bords du Marañon. Il en est de même du caoutchouc, dont les Indiens faisaient des bouteilles, des bottes et des « seringues qui n’ont pas besoin de piston, dit la Condamine. Elles ont la forme de poires creuses, percées d’un petit trou à leur extrémité, où ils adaptent une canule. Ce meuble est fort en usage chez les Omaguas. Quand ils s’assemblent entre eux pour quelque fête, le maître de la maison ne manque pas d’en présenter une par politesse à chacun des conviés, et son usage précède toujours parmi eux les repas de cérémonie. »

Changeant d’équipage à San-Joaquin, La Condamine arriva à temps à l’embouchure du Napo pour observer, dans la nuit du 31 juillet au 1er août, une émersion du premier satellite de Jupiter ; ce qui lui permit de fixer avec exactitude la longitude et la latitude de cet endroit ; observation précieuse, sur laquelle devaient reposer tous les relèvements du reste du voyage.

Pevas, qui fut atteinte le lendemain, est la dernière des missions espagnoles sur les bords du Marañon. Les Indiens, qui y étaient réunis, appartenaient à des nations différentes et n’étaient pas tous chrétiens. Ils portaient encore des ornements d’os d’animaux et de poissons passés dans les narines et dans les lèvres, et leurs joues criblées de trous servaient d’étui à des plumes d’oiseaux de toute couleur.

Saint-Paul est la première mission des Portugais. Là, le fleuve n’a pas moins de neuf cents toises, et il s’y élève souvent des tempêtes furieuses. Le voyageur fut agréablement surpris de voir les femmes indiennes porter des chemises de toile et posséder des coffres à serrure, des clefs de fer, des aiguilles, des miroirs, des oiseaux et d’autres ustensiles d’Europe que ces sauvages se procurent au Para, lorsqu’ils y vont porter leur récolte de cacao. Leurs canots sont bien plus commodes que ceux dont se servent les Indiens des possessions espagnoles. Ce sont de vrais petits brigantins de soixante pieds de long sur sept de large, que manœuvrent quarante rameurs.

De Saint-Paul à Coari se jettent dans l’Amazone de grandes et belles rivières appelées Yutay, Yuruca, Tefé, Coari, sur la rive méridionale, Putumayo, Yupura, qui viennent du nord. Sur les bords de cette dernière rivière habitaient encore des peuplades anthropophages. C’est là qu’avait été plantée, le 26 août 1639, par Texeira, une borne qui devait servir de frontière. Jusqu’en cet endroit, on s’était servi de la langue du Pérou pour communiquer avec les Indiens ; il fallut dès lors employer celle du Brésil, qui est en usage dans toutes les missions portugaises.

La rivière de Purus, le Rio-Negro, peuplé de missions portugaises sous la direction de religieux du Mont-Carmel, et qui met en communication l’Orénoque avec l’Amazone, furent successivement reconnus. Les premiers éclaircissements sérieux sur cette grave question de géographie sont dus aux travaux de La Condamine et à sa critique sagace des voyages des missionnaires qui l’avaient précédé. C’est dans ces parages qu’avaient été placés le lac Doré de Parimé et la ville imaginaire de Manoa-del-Dorado. C’est la patrie des Indiens Manaos, qui ont si longtemps résisté aux armes portugaises.

L’embouchure du rio de la Madera, — ainsi nommé de la grande quantité de bois qu’il charrie, — le fort de Pauxis, au delà duquel le Marañon prend le nom d’Amazone et où la marée commence à se faire sentir, bien qu’on soit encore éloigné de la mer de plus de deux cents lieues, la forteresse de Topayos, à l’embouchure d’une rivière qui descend des mines du Brésil et sur les bords de laquelle habitent les Tupinambas, furent successivement dépassés.

Ce ne fut qu’au mois de septembre qu’on aperçut des montagnes dans le nord, — spectacle nouveau, car, depuis deux mois, La Condamine naviguait sans avoir vu le moindre coteau. C’étaient les premiers contreforts de la chaîne de la Guyane.

Le 6 septembre, en face du fort de Paru, on quitta l’Amazone pour entrer, par un canal naturel, dans la rivière de Xingu, que le père d’Acunha appelle Paramaribo. On gagna ensuite le fort de Curupa et, enfin, Para, grande ville aux rues droites, aux maisons bâties en pierres et en moellons. La Condamine, qui, pour terminer sa carte, tenait à visiter l’embouchure de l’Amazone, s’embarqua pour Cayenne, où il arriva le 26 février 1744.

Cet immense voyage avait eu des résultats considérables. Pour la première fois le cours des Amazones était établi d’une manière vraiment scientifique ; on pouvait pressentir la communication de l’Orénoque avec ce fleuve ; enfin, La Condamine rapportait une foule d’observations intéressantes touchant l’histoire naturelle, la physique, l’astronomie et cette science nouvelle qui tendait à se constituer, l’anthropologie.

Nous devons raconter maintenant les voyages d’un des savants qui comprirent le mieux les rapports de la géographie avec les autres sciences physiques, Alexandre de Humboldt. À lui revient la gloire d’avoir entraîné les voyageurs dans cette voie féconde.

Né en 1769, à Berlin, Humboldt eut pour premier instituteur Campe, l’éditeur bien connu de plusieurs relations de voyage. Doué d’un goût très vif pour la botanique, Humboldt se lia, à l’université de Göttingue, avec Forster le fils, qui venait d’accomplir le tour du monde à la suite du capitaine Cook. Cette liaison, et particulièrement les récits enthousiastes de Forster, contribuèrent vraisemblablement à faire naître chez Humboldt la passion des voyages. Il mène de front l’étude de la géologie, de la botanique, de la chimie, de l’électricité animale, et, pour se perfectionner dans ces différentes sciences, il voyage en Angleterre, en Hollande, en Italie et en Suisse. En 1797, après la mort de sa mère, qui s’était opposée à ses voyages hors d’Europe, il vient à Paris, où il fait la connaissance d’Aimé Bonpland, jeune botaniste avec lequel il forma aussitôt plusieurs projets d’explorations.

Il était convenu que Humboldt accompagnerait le capitaine Baudin ; mais les retards auxquels fut soumis le départ de cette expédition lassèrent sa patience, et il se rendit à Marseille dans l’intention d’aller retrouver l’armée française en Égypte. Pendant deux mois entiers, il attendit le départ d’une frégate qui devait conduire le consul suédois à Alger ; puis, fatigué de tous ces délais, il partit pour l’Espagne, avec son ami Bonpland, dans l’espoir d’obtenir la permission de visiter les possessions espagnoles d’Amérique.

Ce n’était pas chose facile ; mais Humboldt était doué d’une rare persévérance, il avait de belles connaissances, de chaudes recommandations, et il possédait déjà une certaine notoriété. Aussi fut-il, malgré la très vive répugnance du gouvernement, autorisé à explorer ces colonies et à y faire toutes les observations astronomiques et géodésiques qu’il voudrait.

Les deux amis partirent de la Corogne le 5 juin 1799, et, treize jours après, ils atteignirent les Canaries. Pour des naturalistes, débarquer à Ténériffe sans faire l’ascension du pic, c’eût été manquer tous leurs devoirs.

« Presque tous les naturalistes, dit Humboldt dans une lettre à La Metterie, qui (comme moi) sont passés aux Indes, n’ont eu le loisir que d’aller au pied de ce colosse volcanique et d’admirer les jardins délicieux du port de l’Orotava. J’ai eu le bonheur que notre frégate, le Pizarro, s’arrêta pendant six jours. J’ai examiné en détail les couches dont le pic de Teyde est construit… Nous dormîmes, au clair de la lune, à 1 200 toises de hauteur. La nuit à deux heures, nous nous mîmes en marche vers la cime, où, malgré le vent violent, la chaleur du sol qui brûlait nos bottes, et malgré le froid perçant, nous arrivâmes à huit heures. Je ne vous dirai rien de ce spectacle majestueux, des îles volcaniques de Lancerote, Canarie, Gomère, que l’on voit à ses pieds ; de ce désert de vingt lieues carrées couvert de pierres ponces et de laves, sans insectes, sans oiseaux ; désert qui nous sépare de ces bois touffus de lauriers et de bruyères, de ces vignobles ornés de palmiers, de bananiers et d’arbres de dragon dont les racines sont baignées par les flots… Nous sommes entrés jusque dans le cratère même, qui n’a que 40 à 60 pieds de profondeur. La cime est à 1 904 toises au-dessus du niveau de la mer, tel que Borda l’a trouvé par une opération géométrique très exacte….. Le cratère du pic, c’est-à-dire celui de la cime, ne jette, depuis des siècles, plus de laves (celles-ci ne sortent que des flancs). Mais le cratère produit une énorme quantité de soufre et de sulfate de fer. »

Au mois de juillet, Humboldt et Bonpland arrivèrent à Cumana, dans cette partie de l’Amérique du Sud connue sous le nom de Terre-Ferme. Ils y passèrent d’abord quelques semaines à examiner les traces du grand tremblement de terre de 1797. Ils fixèrent ensuite la position de Cumana, placée, sur toutes les cartes, d’un demi-degré trop au sud, — ce qu’il fallait attribuer à ce que le courant qui porte au nord près de la Trinité a trompé tous les navigateurs. Au mois de décembre 1799, Humboldt écrivait de Caracas à l’astronome Lalande :

« Je viens de finir un voyage infiniment intéressant dans l’intérieur du Para, dans la Cordillère de Cocolar, Tumeri, Guiri ; j’ai eu deux ou trois mules chargées d’instruments, de plantes sèches, etc. Nous avons pénétré dans les missions des capucins, qui n’avaient été visitées par aucun naturaliste ; nous avons découvert un grand nombre de végétaux, principalement de nouveaux genres de palmiers, et nous sommes sur le point de partir pour l’Orinoco, pour nous enfoncer, de là, peut-être jusqu’à San-Carlos du Rio-Negro, au delà de l’équateur… Nous avons séché plus de 1 600 plantes et décrit plus de 500 oiseaux, ramassé des coquilles et des insectes ; j’ai fait une cinquantaine de dessins. Je crois qu’en considérant les chaleurs brûlantes de cette zone, vous penserez que nous avons beaucoup travaillé en quatre mois. »

Pendant cette première course, Humboldt avait visité les missions des Indiens Chaymas et Guaraunos. Il avait grimpé sur la cime du Tumiriquiri et était descendu dans la grotte du Guacharo, « caverne, immense et habitation de milliers d’oiseaux de nuit, dont la graisse donne l’huile de Guacharo. Son entrée est véritablement majestueuse, ornée et couronnée de la végétation la plus luxuriante. Il en sort une rivière considérable, et son intérieur retentit du chant lugubre des oiseaux. C’est l’Achéron des Indiens Chaymas, car selon la mythologie de ces peuples et des Indiens de l’Orénoque, l’âme des défunts entre dans cette caverne. Descendre le Guacharo signifie mourir, dans leur langue.

« Les Indiens entrent dans la cueva du Guacharo une fois chaque année, vers le milieu de l’été, armés de perches, à l’aide desquelles ils détruisent la plus grande partie des nids. À cette saison, plusieurs milliers d’oiseaux périssent ainsi de mort violente, et les vieux guacharos, comme s’ils voulaient défendre leurs couvées, planent au-dessus des têtes des Indiens en poussant des cris horribles. Les petits qui tombent à terre sont ouverts sur le lieu même. Leur péritoine est revêtu d’une épaisse couche de graisse qui s’étend depuis l’abdomen jusqu’à l’anus, formant ainsi une sorte de coussin entre les jambes des oiseaux. À l’époque appelée à Caripe la moisson de l’huile, les Indiens bâtissent à l’entrée et même sous les vestibules de la caverne, des huttes de feuilles de palmier, puis, allumant alors des feux de broussailles, ils font fondre dans des pots d’argile la graisse des jeunes oiseaux qu’ils viennent de tuer. Cette graisse, connue sous le nom de beurre ou d’huile de Guacharo, est à demi liquide, transparente, inodore, et si pure qu’on peut la conserver une année sans qu’elle rancisse. »

Puis Humboldt continue en disant : « Nous avons passé une quinzaine de jours dans la vallée de Caripe, située sur une hauteur de neuf cent cinquante deux vares castillanes au-dessus du niveau de la mer et habitée par des Indiens nus. Nous y vîmes des singes noirs avec des barbes rousses ; nous eûmes la satisfaction d’être traités avec la plus extrême bienveillance par les pères capucins du couvent et les missionnaires qui vivent avec les Indiens quelque peu civilisés. »

De la vallée de Caripe, les deux voyageurs regagnèrent Cumana par les montagnes de Santa-Maria et les missions de Catuaro, et, le 21 novembre, ils arrivaient par mer à Caracas, ville qui, située au milieu d’une vallée fertile en cacao, coton et café, offre le climat de l’Europe.

Humboldt profita de son séjour à Caracas pour étudier la lumière des étoiles du sud, car il s’était aperçu que plusieurs, notamment dans la Grue, l’Autel, le Toucan, les Pieds du Centaure, paraissaient avoir changé depuis La Caille.

En même temps, il mettait en ordre ses collections, en expédiait une partie, en Europe et se livrait à un examen approfondi des roches, afin d’étudier la construction du globe dans cette partie du monde.

Après avoir exploré les environs de Caracas et fait l’ascension de la Silla, ou Selle, qu’aucun habitant de la ville n’avait encore escaladée jusqu’au faîte, bien qu’elle fût toute voisine de la ville, Humboldt et Bonpland gagnèrent Valencia, en suivant les bords d’un lac appelé Tacarigua par les Indiens, et qui dépasse en étendue le lac de Neufchâtel en Suisse. Rien ne peut donner une idée de la richesse et de la diversité de la végétation. Mais ce ne sont pas seulement ses beautés pittoresques et romantiques qui prêtent de l’intérêt à ce lac. Le problème de la diminution graduelle de ses eaux était fait pour appeler l’attention de Humboldt, qui attribue cette décroissance à une exploitation inconsidérée des forêts et par conséquent à l’épuisement des sources.

C’est près de là que Humboldt put se convaincre de la réalité des récits qui lui avaient été faits au sujet d’un arbre singulier, el palo de la vaca, l’arbre de la vache, qui fournit, au moyen d’incisions qu’on pratique dans son tronc, un lait balsamique très nourrissant.

La partie difficile du voyage commençait à Porto-Cabello, à l’ouverture des « llanos », plaines d’une uniformité absolue qui s’étendent entre les collines de la côte et la vallée de l’Orénoque.

« Je ne sais pas, dit Humboldt, si le premier aspect des « llanos » excite moins d’étonnement que celui des Andes. »

Rien, en effet, n’est plus frappant que cette mer d’herbes sur laquelle s’élèvent continuellement des tourbillons de poussière sans qu’on sente le moindre souffle d’air. Au milieu de cette plaine immense, à Calabozo, Humboldt essaya pour la première fois la puissance des gymnotes, anguilles électriques qu’on rencontre à chaque pas dans tous les affluents de l’Orénoque. Les Indiens, qui craignaient de s’exposer à la décharge électrique, proposèrent de faire entrer quelques chevaux dans le marais où se tenaient les gymnotes.

« Le bruit extraordinaire causé par les sabots des chevaux, dit Humboldt, fait sortir les gymnotes de la vase et les provoque au combat. Ces anguilles jaunâtres et livides, ressemblant à des serpents, nagent à la surface de l’eau et se pressent sous le ventre des quadrupèdes qui viennent troubler leur tranquillité. La lutte qui s’engage entre des animaux d’une organisation si différente, offre un spectacle frappant. Les Indiens, armés de harpons et de longues cannes, entourent l’étang de tous côtés et montent même dans les arbres dont les branches s’étendent horizontalement sur la surface de l’eau. Leurs cris sauvages et leurs longs bâtons empêchent les chevaux de prendre la fuite et de regagner les rives de l’étang. Les anguilles, étourdies par le bruit, se défendent au moyen des décharges répétées de leurs batteries électriques. Pendant longtemps, elles semblent victorieuses ; quelques chevaux succombent à la violence de ces secousses qu’ils reçoivent de tous côtés dans les organes les plus essentiels de la vie, et, étourdis à leur tour par la force et le nombre de ces secousses, ils s’évanouissent et disparaissent sous les eaux.

« D’autres, haletants, la crinière hérissée, les yeux hagards et exprimant la plus vive douleur, cherchent à s’enfuir loin du champ de bataille ; mais les Indiens les repoussent impitoyablement au milieu de l’eau. Ceux, en très petit nombre, qui parviennent à tromper la vigilance active des pêcheurs, regagnent


Indiens Omaguas. (Page 441.)


le rivage, s’abattent chaque pas et vont s’étendre sur le sable, épuisés de fatigue, tous leurs membres étant engourdis par les secousses électriques des gymnotes…

« Je ne me rappelle pas avoir jamais reçu de la décharge d’une bouteille de Leyde une commotion plus épouvantable que celle que j’éprouvai en posant imprudemment mon pied sur une gymnote qui venait de sortir de l’eau. »

La position astronomique de Calabozo une fois déterminée, Humboldt et Bonpland reprirent leur route pour l’Orénoque. L’Uritucu, aux crocodiles féroces et nombreux, l’Apure, un des affluents de l’Orénoque, dont les bords sont couverts de cette végétation plantureuse et luxuriante qu’on ne trouve que sous


Au milieu de ces arbres gigantesques. (Page 450.)


les tropiques, furent successivement traversés ou descendus. Les rives de ce dernier cours d’eau étaient bordées d’un épais taillis, dans lequel étaient percées de place en place des arcades qui permettaient aux pécaris, aux tigres et aux autres animaux sauvages ou féroces de venir s’abreuver. Lorsque la nuit étend son voile sur la forêt, celle-ci, qui a semblé jusqu’alors inhabitée, retentit aussitôt des rugissements, des cris ou des chants des bêtes fauves et des oiseaux qui semblent lutter à qui fera le plus de bruit.

Si l’Uritucu a ses audacieux crocodiles, l’Apure possède de plus un petit poisson, le « carabito », qui s’attaque avec une telle frénésie aux baigneurs, qu’il leur enlève souvent des morceaux de chair relativement considérables. Ce poisson, qui n’a pourtant que quatre à cinq pouces de long, est plus redoutable que le plus gros des crocodiles. Aussi nul Indien ne se risque-t-il à se plonger dans les eaux qu’il fréquente, malgré le plaisir qu’ils éprouvent à se baigner et la nécessité qu’il y a pour eux de rafraîchir leur peau constamment piquée par les moustiques et les fourmis.

L’Orénoque fut ensuite descendu par les voyageurs jusqu’au Temi, réuni par un portage de peu d’étendue au Cano-Pimichin, affluent du Rio-Negro.

Le Temi inonde souvent au loin les forêts de ses rives. Aussi les Indiens pratiquent-ils à travers les arbres des sentiers aquatiques d’un ou deux mètres de large. Rien n’est curieux, rien n’est imposant comme de naviguer au milieu de ces arbres gigantesques, sous ces dômes de feuillage. Là, à trois ou quatre cents lieues dans l’intérieur des terres, on rencontre des bandes de dauphins d’eau douce qui lancent ces jets d’eau et d’air comprimé auxquels ils doivent le nom de souffleurs.

Quatre jours furent nécessaires pour porter les canots du Temi au Cano-Pimichin, et il fallut s’ouvrir un chemin à coups de machète.

Le Pimichin tombe dans le Rio-Negro, qui est lui-même un affluent des Amazones.

Humboldt et Bonpland descendirent la rivière Noire jusqu’à San-Carlos, et remontèrent le Casiquiare, bras puissant de l’Orénoque, qui fait communiquer ce dernier avec le Rio-Negro. Les rives du Casiquiare sont habitées par les Ydapaminores, qui ne mangent que des fourmis séchées à la fumée.

Enfin, les voyageurs remontèrent l’Orénoque jusqu’auprès de ses sources, au pied du volcan de Duida, où les arrêta la férocité des Guaharibos et des Indiens Guaicas, habiles tireurs d’arc. C’est en cet endroit qu’on trouve la fameuse lagune de l’El Dorado, sur laquelle se mirent quelques petits îlots de talc.

Ainsi donc était définitivement résolu le problème de la jonction de l’Orénoque et du Marañon, jonction qui se fait à la frontière des possessions espagnoles et portugaises à deux degrés au-dessus de l’équateur.

Les deux voyageurs se laissèrent alors emporter à la force du courant de l’Orénoque, qui leur fit franchir plus de cinq cents lieues en moins de vingt-six jours, s’arrêtèrent pendant trois semaines à Angostura pour laisser passer les grandes chaleurs et l’époque des fièvres, puis regagnèrent Cumana, au mois d’octobre 1800.

« Ma santé, dit Humboldt, a résisté aux fatigues d’un voyage de plus de treize cents lieues, mais mon pauvre compagnon Bonpland a été pris, aussitôt son retour, d’une fièvre accompagnée de vomissements, dont il eut grand’peine à guérir. Il fallait un tempérament d’une vigueur exceptionnelle pour résister aux fatigues, aux privations, aux préoccupations de tout genre qui assaillent les voyageurs dans ces contrées meurtrières. Être entouré continuellement de tigres et de crocodiles féroces, avoir le corps meurtri par les piqûres de formidables mosquitos ou de fourmis, n’avoir pendant trois mois d’autres aliments que de l’eau, des bananes, du poisson et du manioc, traverser le pays des Otomaques, qui mangent de la terre, descendre sous l’équateur les bords du Casiquiare, où pendant cent trente lieues de chemin on ne voit pas une âme humaine, le nombre n’est pas grand de ceux qui peuvent surmonter ces fatigues et ces périls, mais encore moins nombreux sont ceux qui, sortis victorieux de la lutte, ont assez de courage et de force pour l’affronter de nouveau. »

Nous avons vu quelle importante découverte géographique avait récompensé la ténacité des explorateurs, qui venaient de parcourir tout le pays situé au nord de l’Amazone, entre le Popayan et les montagnes de la Guyane française. Les résultats obtenus dans toutes les autres sciences n’étaient pas moins nombreux et moins nouveaux.

Humboldt avait constaté que, chez les Indiens du haut Orénoque et du Rio-Negro, il existe des peuplades extraordinairement blanches, qui constituent une race très différente de celles de la côte. En même temps, il avait observé la tribu si curieuse des Otomaques.

« Cette nation, dit Humboldt, hideuse par les peintures qui défigurent son corps, mange, lorsque l’Orénoque est très haut et que l’on n’y trouve plus de tortues, pendant trois mois, rien ou presque rien que de la terre glaise. Il y a des individus qui mangent jusqu’à une livre et demie de terre par jour. Il y a des moines qui ont prétendu qu’ils mêlaient la terre avec le gras de la queue du crocodile ; mais cela est très faux. Nous avons trouvé chez les Otomaques des provisions de terre pure qu’ils mangent ; ils ne lui donnent d’autre préparation que de la brûler légèrement et de l’humecter. »

Parmi les plus curieuses découvertes que Humboldt avait encore faites, il faut citer celles du « curare », ce poison si violent qu’il avait vu fabriquer chez les Indiens Catarapeni et Maquiritares, et dont il envoyait un échantillon à l’Institut, et le « dapiche », qui est un état de la gomme élastique jusqu’alors inconnu. C’est la gomme qui s’est échappée naturellement des racines des deux arbres, le « jacio » et le « cucurma », et qui s’est séchée dans la terre.

Ce premier voyage de Humboldt finit par l’exploration des provinces méridionales de Saint-Domingue et de la Jamaïque, et par un séjour à Cuba, où les deux voyageurs tentèrent différentes expériences pour améliorer la fabrication du sucre, levèrent le plan des côtes de l’île et firent des observations astronomiques.

Ces travaux furent interrompus par l’annonce du départ du capitaine Baudin, qui devait, disait-on, doubler le cap Horn et reconnaître les côtes du Chili et du Pérou. Humboldt, qui avait promis de rejoindre l’expédition, partit aussitôt de Cuba pour traverser l’Amérique méridionale et se trouver sur les côtes du Pérou lors de l’arrivée du navigateur français. Ce fut seulement à Quito que Humboldt apprit que Baudin devait, au contraire, entrer dans le Pacifique, en doublant le cap de Bonne-Espérance. Il n’en est pas moins vrai que toutes les actions du voyageur avaient été subordonnées au désir de se trouver à époque fixe dans les parages où il croyait pouvoir rencontrer Baudin.

Au mois de mars 1801, Humboldt, accompagné du fidèle Bonpland, débarqua à Carthagène, d’où il se proposait de gagner Santa-Fé-de-Bogota, puis les plaines élevées de Quito. Les deux voyageurs résidèrent tout d’abord, afin d’éviter les chaleurs, au beau village de Turbaco, sur les hauteurs qui dominent la côte, et s’occupèrent de préparer leur voyage. Pendant une de leurs courses dans les environs, ils visitèrent une région extrêmement curieuse, dont leur avaient souvent parlé leurs guides indiens, et qu’on appelle les Volcanitos.

C’est un canton marécageux, situé au milieu d’une forêt de palmiers et d’arbres « tolu », à deux milles environ à l’est de Turbaco. Une légende, qui court le pays, veut que tout ce pays eût été embrasé autrefois ; mais un saint aurait éteint ce feu en jetant simplement dessus quelques gouttes d’eau bénite.

Humboldt trouva au milieu d’une vaste plaine une vingtaine de cônes d’une argile grisâtre, hauts de vingt-cinq pieds environ, dont l’orifice, au sommet, était rempli d’eau. Lorsqu’on s’en approche, on entend à intervalles réguliers un son creux, et, quelques minutes après, on voit s’échapper une forte quantité de gaz. Ces cônes sont, au dire des Indiens, dans le même état depuis nombre d’années.

Humboldt reconnut que le gaz qui se dégage de ces petits volcans est un azote beaucoup plus pur que celui qu’on pouvait se procurer jusqu’alors dans les laboratoires de chimie.

Santa-Fé est située dans une vallée élevée de huit mille six cents pieds au-dessus de la mer, qui est de tous côtés enfermée par de hautes montagnes, et semble avoir été autrefois un lac considérable. Le Rio-Bogota, qui rassemble toutes les eaux de cette vallée, s’est frayé un passage au sud-ouest de Santa-Fé et près de la ferme de Tequendama ; puis, quittant la plaine par un étroit canal, il passe dans le bassin de la Magdalena. Il en résulte que, si l’on bouchait ce passage, toute la plaine de Bogota serait inondée, et le grand lac, qui existait autrefois, serait reconstitué. De même qu’il existe dans les Pyrénées une légende sur la brèche de Roland, de même les Indiens racontent qu’un de leurs héros, Bochica, fendit les rochers qui bouchaient le passage et dessécha la vallée de Bogota. Après quoi, content de son œuvre, il se retira dans la sainte ville d’Eraca, où il vécut deux mille ans en faisant pénitence et en s’imposant les privations les plus rigoureuses.

La cataracte de Tequendama, sans être la plus grande du globe, n’en offre pas moins un spectacle grandiose. La rivière, grossie de toutes les eaux de la vallée, a encore cent soixante-dix pieds de large à peu de distance au-dessus de sa chute ; mais, au moment où elle s’engouffre dans la crevasse, qui paraît avoir été formée par un tremblement de terre, sa largeur n’excède pas quarante pieds. La profondeur de l’abîme, où se précipite le Rio-Bogota, n’est pas inférieure à six cents pieds. Au-dessus de cette chute prodigieuse, s’élève constamment un nuage épais de vapeur, qui retombe presque aussitôt et contribue puissamment, dit-on, à la fertilité de la vallée.

Rien de plus frappant que le contraste entre la vallée de cette rivière et celle de la Magdalena. En haut, le climat et les productions de l’Europe, le blé, les chênes et les arbres de nos contrées ; en bas, les palmiers, la canne à sucre et tous les végétaux du tropique.

Une des curiosités naturelles les plus intéressantes que nos voyageurs aient rencontrées sur leur route est le pont d’Icononzo, que MM. de Humboldt et Bonpland passèrent au mois de septembre 1801. Au fond d’une de ces gorges, de ces « cañons » si profondément encaissés qu’on ne rencontre que dans les Andes, un petit ruisseau, le rio de Suma Paz, s’est frayé un chemin, par une étroite crevasse. Il serait à peu près impossible de le traverser, si la nature n’avait pris soin d’y disposer, l’un au-dessus de l’autre, deux ponts, qui sont à juste titre considérés comme les merveilles de la contrée.

Trois blocs de roches, séparés d’une des montagnes par le tremblement de terre qui produisit cette faille gigantesque, sont tombés de telle façon qu’ils se soutiennent mutuellement et forment une arche naturelle, à laquelle on parvient par un étroit sentier longeant le précipice. Au milieu de ce pont est percée une large ouverture, par laquelle on découvre la profondeur presque insondable de l’abîme, au fond duquel roule le torrent, avec un bruit effroyable, au milieu des cris incessants des oiseaux qui volent par milliers. À soixante pieds au-dessus de ce pont s’en trouve un second de cinquante pieds de long sur quarante de large et dont l’épaisseur au milieu ne dépasse pas huit pieds. Les naturels ont établi sur son bord, en guise de parapet, une faible balustrade de roseaux, et, de là, le voyageur peut apercevoir la scène majestueuse qui se déroule sous ses pieds.

Les pluies et les difficultés de la route avaient rendu extrêmement pénible la route jusqu’à Quito. Cependant, Humboldt et Bonpland ne s’y arrêtèrent que le temps strictement nécessaire pour se reposer ; puis, ils regagnèrent la vallée de la Magdalena et les magnifiques forêts qui tapissent les lianes du Quindiu, dans les Andes centrales.

Le passage de cette montagne est considéré comme l’un des plus difficiles de la chaîne. Dans le moment de la saison le plus favorable, il ne faut pas moins d’une douzaine de jours pour traverser ses forêts, où l’on ne rencontre pas un homme, où l’on ne peut trouver de quoi se nourrir. Le point culminant s’élève de douze mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et le sentier qu’il faut suivre n’a souvent qu’un pied de largeur. On passe généralement cet endroit assis et lié sur une chaise, que les Indiens Cargueros portent sur leur dos la façon d’un crochet.

« Nous préférâmes aller à pied, dit Humboldt dans une lettre à son frère, et, le temps étant très beau, nous ne passâmes que dix-sept jours dans ces solitudes où l’on ne trouve aucune trace qu’elles aient jamais été habitées. On y dort dans des cabanes formées de feuilles d’héliconia, que l’on porte tout exprès avec soi. À la descente occidentale des Andes, il y a des marais dans lesquels on enfonce jusqu’aux genoux. Le temps avait changé, il pleuvait à verse les derniers jours ; nos bottes nous pourrirent aux jambes, et nous arrivâmes les pieds nus et couverts de meurtrissures à Carthago, mais enrichis d’une belle collection de nouvelles plantes.

« De Carthago, nous allâmes à Popayan par Buga, en traversant la belle vallée de la rivière Cauca et ayant toujours à nos côtés la montagne de Choca et les mines de platine qui s’y trouvent.

« Nous restâmes le mois de novembre de l’année 1801 à Popayan, et nous y allâmes visiter les montagnes basaltiques de Julusuito, les bouches du volcan de Puracé, qui, avec un bruit effrayant, dégagent des vapeurs d’eau hydrosulfureuse et les granites porphyritiques de Pisché....

« La plus grande difficulté nous resta à vaincre pour venir de Popayan à Quito. Il fallut passer les Paramos de Pasto, et cela dans la saison des pluies, qui avait commencé en attendant. On nomme « paramo », dans les Andes, tout endroit où, à la hauteur de 1 700 à 2 000 toises, la végétation cesse et où l’on sent un froid qui pénètre les os. Pour éviter les chaleurs de la vallée de Patia, où l’on prend en une seule nuit des fièvres qui durent trois ou quatre mois et qui sont connues sous le nom de calenturas de Patia, nous passâmes au sommet de la Cordillère par des précipices affreux, pour aller de Popayan à Almager, et de là à Pasto, situé au pied d’un volcan terrible… »

Toute la province de Pasto est un plateau gelé, presque au-dessus du point où la végétation peut durer, et entouré de volcans et de soufrières qui dégagent continuellement des tourbillons de fumée. Les habitants n’ont pour se nourrir que la patate, et, si elle leur manque, ils sont réduits à se repaître d’un petit arbre appelé « achupalla », que les ours des Andes leur disputent. Après avoir été mouillés nuit et jour pendant deux mois, après avoir failli se noyer près de la ville d’Ibarra par suite d’une crue subite accompagnée de tremblement de terre, Humboldt et Bonpland arrivèrent, le 6 janvier 1802, à Quito, où le marquis de Selva-Alegre leur offrit une hospitalité cordiale et splendide.

La ville de Quito est belle ; mais le froid très vif et le voisinage des montagnes pelées qui l’entourent en rendent le séjour très triste. Depuis le grand tremblement de terre du 4 février 1797, la température s’était considérablement refroidie, et Bouguer, qui constatait à Quito une température constante de 15 à 16°, eût été étonné de la voir à 4-10° de Réaumur. Le Cotopaxi et le Pichincha, l’Antisana et l’Ilinaça, ces bouches différentes d’un même foyer plutonien, furent examinés en détail par les deux voyageurs, qui demeurèrent quinze jours auprès de chacun d’eux.

Deux fois, Humboldt parvint au bord du cratère du Pichincha, que personne, sauf La Condamine, n’avait encore vu.

« Je fis mon premier voyage, dit-il, seul avec un Indien. Comme La Condamine s’était approché du cratère par la partie basse de son bord, couverte de neige, c’est là que, en suivant ses traces, je fis ma première tentative. Mais nous manquâmes périr. L’Indien tomba jusqu’à la poitrine dans une crevasse, et nous vîmes avec horreur que nous avions marché sur un pont de neige glacée, car, à quelques pas de nous, il y avait des trous par lesquels le jour donnait. Nous nous trouvions donc, sans le savoir, sur des voûtes qui tiennent au cratère même. Effrayé, mais non pas découragé, je changeai de projet. De l’enceinte du cratère sortent, en s’élançant, pour ainsi dire, sur l’abîme, trois pics, trois rochers, qui ne sont pas couverts de neige, parce que les vapeurs qu’exhale la bouche du volcan la fondent sans cesse. Je montai sur un de ces rochers, et je trouvai à son sommet une pierre, qui, étant soutenue par un côté seulement et minée par-dessous, s’avançait en forme de balcon sur le précipice. Mais cette pierre n’a qu’environ douze pieds de longueur sur six de largeur, et est fortement agitée par des secousses fréquentes de tremblements de terre, dont nous


Gravé par E. Morieu.


comptâmes dix-huit en moins de trente minutes. Pour bien examiner le fond

du cratère, nous nous couchâmes sur le ventre, et je ne crois pas que l’imagination puisse se figurer quelque chose de plus triste, de plus lugubre et de plus effrayant que ce que nous vîmes alors. La bouche du volcan forme un trou circulaire de près d’une lieue de circonférence, dont les bords, taillés à pic, sont couverts de neige par en haut. L’intérieur est d’un noir foncé ; mais le gouffre est si immense, que l’on distingue la cime de plusieurs montagnes qui y sont placées ; leur sommet semblait être à trois cents toises au-dessous de nous ; jugez donc où doit se trouver leur base !

Sur le volcan d’Antisana, Humboldt s’éleva jusqu’à deux mille sept cent soixante-treize toises ; mais le sang qui jaillissait des lèvres, des yeux et des gencives des voyageurs les empêcha de monter plus haut. Quant au Cotopaxi, il leur fut impossible de parvenir à la bouche de son cratère.

Le 9 juin 1802, Humboldt, toujours accompagné de Bonpland, partit de Quito pour aller examiner le Chimboraço et le Tunguragua. Ils parvinrent à s’approcher jusqu’à deux cent cinquante toises de la cime du premier de ces volcans. Les mêmes accidents que sur l’Antisana les forcèrent à rétrograder. Quant au Tunguragua, son sommet s’est écroulé pendant le tremblement de terre de 1797, et sa hauteur, estimée par La Condamine être de deux mille six cent vingt toises, ne fut plus trouvée par Humboldt que de deux mille cinq cent trente et une.

De Quito, les voyageurs se rendirent à la rivière des Amazones, en passant par Lactacunga, Hambato et Rio-Bamba, pays dévasté par le tremblement de terre de 1797, et où avaient été engloutis sous l’eau et la boue plus de quarante mille habitants. En descendant les Andes, Humboldt et ses compagnons purent admirer les ruines de la chaussée de Yega, qui va de Cusco à Assuay, appelée le chemin de l’Inca. Elle était entièrement construite de pierres de taille et très bien alignée. On aurait dit un des plus beaux chemins romains. Dans les mêmes environs, se trouvent les ruines du palais de l’Inca Tupayupangi, dont La Condamine a donné la description dans les Mémoires de l’Académie de Berlin.

Après dix jours de séjour à Cuenca, Humboldt gagna le district de Jaen, leva la carte du Marañon, jusqu’au Rio-Napo, et combla, grâce aux observations astronomiques qu’il put faire, le desideratum que présentait la carte levée par La Condamine. Le 23 octobre 1802, Humboldt faisait son entrée à Lima, où il put observer avec succès le passage de Mercure.

Après un séjour d’un mois dans cette capitale, il partit pour Guyaquil, d’où il se rendit par mer à Acapulco, dans la Nouvelle-Espagne.


Gravé par E. Morieu, 23, rue de Bréa, Paris.

Monde connu et inconnu


à la fin du XVIIIe siècle.

La masse prodigieuse de notes que Humboldt recueillit pendant l’année qu’il résida dans ce pays, et qui le mirent à même de publier son Essai sur la Nouvelle-Espagne, suffirait à prouver, s’il en était besoin, après ce que nous avons dit de ses courses antérieures, quelle était sa passion de s’instruire, quelles étaient son indomptable énergie et sa prodigieuse faculté de travail.

Tout à la fois, il s’occupait des antiquités et de l’histoire du Mexique ; il étudiait le caractère, les mœurs et la langue des habitants ; en même temps, il faisait des observations d’histoire naturelle, de physique, de chimie, d’astronomie et de géographie. Cette universalité est véritablement merveilleuse.

Les mines de Tasco, de Moran, de Guanajuato, qui produisent plusieurs millions de piastres par an, attirent tout d’abord l’attention de Humboldt, dont les premières études avaient porté sur la géologie. Puis il observe le volcan de Jerullo, qui, le 29 septembre 1759, au milieu d’une plaine immense, à trente-six lieues de la mer, à plus de quarante lieues de tout foyer volcanique, avait jailli de la terre et formé une montagne de cendres et de scories haute de dix-sept cents pieds.

À Mexico, les deux voyageurs trouvèrent toutes les ressources nécessaires pour mettre en ordre les collections immenses qu’ils avaient réunies, pour classer et coordonner leurs observations, pour préparer l’atlas géologique qu’ils allaient publier.

Enfin, au mois de janvier 1804, ils quittèrent cette ville afin de reconnaître le versant oriental des Cordillères et mesurer les deux volcans gigantesques de Puebla.

Humboldt, après cette dernière exploration, descendit à la Vera-Cruz, fut assez heureux pour échapper à la fièvre jaune qui dévastait la contrée, gagna la Havane, où il avait, en 1800, déposé la meilleure partie de ses collections, consacra quelques semaines, à Philadelphie, à l’étude nécessairement sommaire de la constitution politique des États-Unis, et revint en Europe au mois d’août 1804.

Les résultats des voyages de Humboldt étaient tels, qu’on peut dire qu’il est le véritable découvreur de l’Amérique équinoxiale. Avant lui, on exploitait cette terre sans la connaître, et quantité des innombrables richesses qu’elle produit étaient absolument ignorées. Il faut le proclamer hautement, jamais voyageur n’avait fait accomplir un tel pas à la géographie physique et à toutes les sciences qui en sont voisines. Humboldt est le type accompli du voyageur.


FIN DES GRANDS NAVIGATEURS DU XVIIIe SIÈCLE