Les holocaustes/01

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Revue L’Oiseau bleu (4p. 1-11).

1 — Perrine apprend une surprenante nouvelle[1]


Catherine de Cordé, la vieille et douce protectrice de Perrine et de Charlot, fit approcher sa chaise longue de la fenêtre, à gauche de sa chambre, puis souhaita d’être seule. Elle plongea son regard sur la route conduisant au Fort. Elle soupira. Comme Québec s’enveloppait de factice quiétude en ce bel après-midi du 21 juin 1657. Qui aurait osé gémir sur l’insolence grandissante des Iroquois, en face de ce ciel d’azur ? Qui voudrait confirmer, en écoutant les oiseaux, en recevant cette brise chantante, la rumeur qui voulait que le gouverneur, Charles de Lauzon-Charny, au caractère à la vérité trop débonnaire, se montrât si découragé de la situation qu’il ne songeait qu’à retourner en France, et cela, même si le vicomte d’Argenson, le nouveau gouverneur, n’arrivait pas cette année, tel que promis.

Mais qu’était cela en ce moment ? Une autre anxiété serrait le cœur de l’aïeule. Que faisait Perrine ? Que voulait dire cette promenade interminable ? D’habitude, sa petite garde-malade ne la quittait que pour revenir aussitôt. « Sans doute, se répétait Catherine de Cordé, je suis si malade, si affaiblie, bien vieille aussi, mes nerfs s’agitent sans trop de raison… Oui, oui, ajoutait-elle en pressant d’une main tremblante son cœur aux lentes pulsations, la lampe s’éteint graduellement, je m’en vais… et plus rapidement, qu’on ne croit ».

Elle ne se trompait guère, la bonne aïeule. Ses forces déclinaient de façon alarmante. Mais cette constatation ne l’étonnait ni ne l’effrayait. Son tour était venu, voilà tout. Son Créateur l’appelait enfin. Ah ! n’était la crainte de voir demeurer souvent seule, au Canada, sa Perrine, sa jeune compagne aux soins filiaux, dont le frère, hélas ! ne songeait qu’aux aventures héroïques, aux coups d’épée, soldat jusqu’au fond de l’âme, n’était cette crainte, elle partirait presque sans regret. Ses enfants ? Ses petits-enfants ? Ils étaient entourés de solides affections, environnés d’assez de sécurité et de bien-être, en ce pays difficile. Puis, là-haut, que de chers aimés l’attendaient ! L’époux de sa jeunesse heureuse, son fils Pierre l’amiral, « son grand » comme elle l’appelait toujours, qui était mort en mer, il y avait déjà huit longues années.

On frappa à la porte. La figure affable de sa belle-fille, Marie Favery, veuve de ce Pierre Le Gardeur de Repentigny, amiral de la Nouvelle-France, se pencha dans l’embrasure.

« Vous ne désirez rien, chère mère ? J’arrive à l’instant de ma course.

— Entrez, entrez, Marie. Venez me rassurer. Avez-vous croisé Perrine sur la route ?

— Non. Elle n’est pas rentrée ?

— Je m’en tourmente. Il y a trois bonnes heures qu’elle m’a quittée.

— Pourquoi craindre ? C’est une tête froide et sage que celle de notre petite amie.

— Qui le sait mieux que moi ! Cependant…

— Allons, ne nous troublons pas encore. Vous vous sentiez mieux, ma mère, à midi, moins fébrile.

— Je ne souffre pas, certes. Dieu est bon.

À cet instant, la voix de Perrine se fit entendre.

— Je vous en prie, Marie, allez chercher tout de suite cette enfant.

Mais déjà Perrine ouvrait doucement la porte.

« Chère Madame Le Gardeur, si vous saviez, commença-t-elle, puis reculant : « oh, pardon… je vous croyais seule. Madame de Repentigny ne vous dérangez pas, je reviendrai dans quelques minutes. Ce sera l’heure de la potion.

— Voyons, Perrine, veux-tu bien mettre un instant de côté ta discrétion habituelle ? Regarde ma mère, Elle est encore frémissante d’inquiétude… À cause de toi.

— Oui, fit celle-ci, tu as beaucoup tardé à rentrer. Je ne savais que penser.

Perrine courut s’agenouiller près de l’aïeule.

— Oh ! Madame, reprocha-t-elle, pourquoi vous mettre en cet état ? Le médecin m’en voudra. Que pouvait-il m’arriver, voyons ?

— Ma pauvre enfant, sait-on jamais en ce pays !

— Il se passe tout de même quelque chose d’inaccoutumé, tu as le teint trop animé, Perrine, et tes yeux brillent, remarqua Madame de Repentigny. Allons, qu’y a-t-il ?


Perrine courut s’agenouiller près de l’aïeule

— Comment, s’exclama Perrine, vous ignorez encore, Madame, que le deuxième navire de France vient de mouiller devant Québec, il y a une heure à peine.

— J’étais en visite, au fond de la forêt. Mais à mon arrivée, il est certain que je n’ai trouvé que notre vieille domestique huronne à la cuisine. Tout s’explique : un deuxième navire du cher vieux pays est entré au port… Vous m’excusez, continua-t-elle, en se levant, je vais envoyer cette dernière domestique pour en ramener quelques autres. Nous sommes isolées, ici. Elle portera aussi un message au capitaine. Tu sais son nom, Perrine ?

— Le capitaine Tadourneau, madame.

— À tantôt, alors, chère mère. Perrine, nous reprendrons la conversation ce soir, tu as certainement du nouveau à nous apprendre ».

Madame de Repentigny sortit avec un peu plus de vivacité qu’à l’ordinaire. Mais aussi un navire de France abordait encore à Québec. Quel émoi chaque fois pour tous ces colons, sans nouvelles de la mère patrie durant des mois et des mois !

— Perrine, dit l’aïeule, dès que la porte fut refermée, vois, tes mains tremblent… Tu m’effraies. Parle, raconte-moi tout de suite ce qui t’affecte.

— Ce sont des choses heureuses, chère Madame, ne vous alarmez pas. Mais… je ne dirai rien que vous n’ayez pris le cordial que je vais vous préparer.

— Petit tyran ! Fais vite alors.

Perrine se mit à rire doucement tout en mélangeant le médicament prescrit.

— Voici, madame. Buvez lentement… Bien.

— Et maintenant, tiens ta promesse, mon enfant.

— Certes ! chère Madame Le Gardeur, je suis heureuse, heureuse ! Écoutez bien, là ! Un jeune soldat qui montait ici sur l’ordre du capitaine m’a dit que… que…

— Je devine. Il n’y a que des nouvelles de ton aventureux Charlot qui puissent te mettre en pareil état.

— Charlot sera au Canada bientôt, Madame. Charlot ! Ô la joie inespérée ! Qui m’eût dit cela, lorsque je vous quittais il y a si peu d’heures encore ? Je voudrais pleurer, je voudrais rire, je voudrais crier à tous, à toutes mon grand bonheur. Je vais revoir Charlot ! Charlot ! Mon frère tant aimé… Madame, vous aussi, vous êtes heureuse de le revoir ? Dites, dites ? N’est-ce pas que vous l’êtes ?

— Allons, calme-toi. Je ne te reconnais plus. Tu le sais bien que je suis remplie de joie à la pensée de revoir cet enfant prodigue… J’avais si peur de mourir avant son retour, finit-elle très bas, pour elle seule… Puis continuant de monologuer, tandis que Perrine allait retirer de sa mante, demeurée sur le lit de Madame Le Gardeur, une lettre au cachet fraîchement brisé : « Oui, j’ai à lui parler à cet enfant despote et trop charmant. Sa sœur ne doit pas se sacrifier ainsi, pour tous. Mais ma petite Perrine devra toujours ignorer ce que je médite d’obtenir…

— Qu’est-ce que je vois, Perrine ? reprit l’aïeule plus haut. Tu as une missive ?

— Bien courte, madame, où l’essentiel seul est inclus. Mais comme cela compte auprès de moi, de vous aussi ; Vous allez en juger.

— Lis, ma petite enfant.

— Voici :

Ma chère Perrine,

Par un hasard que je bénis, un jeune soldat de mes amis se met en route pour le Canada sur le navire du capitaine Tadourneau. Ce vaisseau ne précédera que de quelques semaines celui où je m’embarquerai moi-même… car je puis enfin prendre la route du Canada, à dessein de ne plus jamais le quitter. Toutes ces questions concernant l’héritage de la tante Le Jeal sont maintenant résolues et à notre avantage. Puis, mon exil a assez duré ; les plus célèbres médecins du monde me jugeraient guéri de tant de chocs successifs, sinon assagi d’âme, ou devenu ami de nos perfides Iroquois. Sais-tu quelle bonne nouvelle m’apportait hier, le gouverneur de Montréal ? Qu’un grade de lieutenant à tenir dans la garnison de Ville-Marie m’avait été obtenu, grâce aux influents Messieurs de Montréal. Je retourne d’ailleurs avec MM.  de Maisonneuve et d’Ailleboust, qui se montrent d’une bienveillance extrême pour ton frère. À bord se trouveront aussi quatre Messieurs de Saint-Sulpice, venant apporter aux Montréalais le bienfait d’un clergé paroissial. Ce sont : M.  de Queylus, abbé de Loc-Dieu, un riche, puissant, généreux et fort distingué ecclésiastique ; M.  Souart, riche aussi, et si bon, si aimable ; et MM.  Galinier et d’Allet. Si rien de catastrophique ne survient, nous serons à Québec vers la fin de juillet.

Et maintenant une dernière surprise. Depuis ma dernière lettre, c’est-à-dire, il y a maintenant quatorze mois, je suivais le conseil de notre chère mère adoptive, Madame Le Gardeur… je me mariais, Perrine. Ma femme, c’est une gracieuse enfant de dix-huit ans, que j’appelle Lise, mon Elisabeth, et qui n’a qu’un défaut, celui de trop aimer le dur et aventureux soldat que je demeure au fond. Et maintenant, prépare-toi à bien accueillir la mère, le père et… un tout petit enfant, né il y a deux mois. Il porte, ce fils de ton frère, le prénom de Pierre, en souvenir de l’amiral de Repentigny, qui fut jadis si paternel pour nous. À bientôt, ma sœur chérie, quelle joie de se retrouver, de reprendre notre bonne vie d’autrefois, d’entourer à toute heure le fauteuil de notre incomparable bonne-maman Le Gardeur. Dis-lui mille choses affectueuses de la part de Charlot, dont le cœur vaut mieux que la mauvaise tête, je t’assure. Parle-lui de ma jeune femme, de notre hâte à tous deux de lui présenter notre premier-né.

À toi les baisers de Lise et de son mari, ton frère toujours plein de regrets de se voir éloigné de toi.

CHARLOT 

(À Dieppe, à l’auberge du Cheval blanc, 2 avril 1657.)

— Ce Charlot ! fit en haussant les épaules Madame Le Gardeur. Elle essuyait des larmes qui glissaient lentement sur ses joues d’ivoire. Ton frère ne peut procéder que par coups inattendus… Le voici donc marié !

— Et il a un petit Pierre !… Que pensez-vous de cet amour d’enfant que nous serrerons bientôt dans nos bras ?

— Je pense que ce sont de lourdes responsabilités pour notre jeune soldat.

— Madame, vous savez bien que je prendrai ma part de ces responsabilités.

— Je ne le sais que trop, ma petite Perrine.

— Que voulez-vous dire, Madame ? Mais comme vous paraissez lasse tout à coup ?

— Oui, aide-moi à regagner mon lit. Mon cœur bat avec trop de rapidité. Il m’étouffe.

— C’est trop d’émotions à la fois. Oh ! J’aurais dû consulter le médecin avant de vous communiquer cette lettre…

— Ne te chagrine pas ainsi… Bon. Voici mon lit.. Et maintenant, laisse-moi, si tu veux. Je vais fermer les yeux et m’efforcer de ne penser à rien.

— Permettez que je ne vous quitte pas. Je vais m’installer sur ce fauteuil à votre droite, je ne bougerai pas plus que vous.

— À ton aise, ma bonne enfant. Elle eut raison, Perrine, de veiller sur la malade. Une heure plus tard, une crise cardiaque se déclarait. Il fallut toute la science du docteur pour amener vers la fin de la nuit une légère amélioration. Enfin, vers cinq heures, alors qu’une journée radieuse s’annonçait déjà, la bonne aïeule fut prise d’un sommeil reposant. La crise était passée et avec elle tout danger immédiat.

Le médecin, en se retirant, dit à Madame de Repentigny : « Faites vite coucher cette jeune Perrine, je ne veux soigner qu’une malade sous ce toit ».

Et Perrine dut obéir, non sans avoir lu la lettre de Charlot à Madame de Repentigny. Lecture qui fut suivie de larmes abondantes, lesquelles, en détendant les nerfs de la jeune fille, favorisèrent, pour elle aussi, un sommeil profond et vraiment réparateur.

  1. Première partie du troisième et dernier volume des Aventures de Perrine et de Charlot. Voir la collection de l’Oiseau bleu, années 1921, 1931 et 1932.