Les holocaustes/02
II — Le 29 juillet 1657
De belles journées tièdes, soleilleuses, marquèrent la fin de juillet. Catherine de Cordé en ressentit les salutaires effets et fut en état de se lever un peu chaque jour. Sa surprise égalait sa reconnaissance envers Dieu qui lui donnait du répit. Elle pourrait donc revoir Charlot. Chaque jour, avec Perrine, elle parlait de cet événement qui allait certainement bouleverser l’existence de la jeune fille. Elle suivrait le jeune ménage dans la sanglante Ville-Marie. L’aïeule s’en attristait. La vie héroïque des Montréalistes la jetait sans cesse dans l’admiration, comme la plupart des Québécois, mais à cette admiration ne s’était joint jusqu’ici aucun autre sentiment. Presque tous les siens demeuraient à Québec. Il y avait bien sa fille, Marguerite, la femme du commandant de La Poterie, qui résidait au Fort des Trois-Rivières, poste exposé tout autant que celui de Montréal à la cruauté iroquoise. Mais comme elle y avait demeuré elle-même quelques années, au milieu et sous la protection immédiate de braves et endurants soldats, elle ne pouvait parvenir à juger l’endroit aussi périlleux que Montréal. Puis, cette résolution de Charlot d’aller désormais vivre à Ville-Marie, en qualité d’officier de la garnison ne faisait qu’augmenter ses craintes. Charlot ne désirait-il pas toujours se jeter au plus fort de la mêlée, là où le danger était imminent ? Puis, ces Iroquois, qu’il avait si bien connus dans ses diverses captivités, alors qu’enfant, puis jeune homme, il passait de longs mois auprès d’eux, l’effrayaient fort peu. Il dépistait les ruses des barbares avec succès ; il se montrait aussi habile qu’eux comme canotier et comme coureur. Mais, surtout, il gardait sur eux, presque à l’égal de Lambert Closse, la supériorité d’un tireur redoutable. « Cet ancien captif d’Ossernenon nous abat comme des moineaux » déclaraient les Agniers, en retournant dans leurs bourgades. Oui, le jeune soldat, malgré les nobles sentiments de son cœur, ne savait comment dominer sa rage dès qu’il s’agissait d’une attaque d’Agniers. Il y courait des premiers, ne voulant pas écouter les conseils les plus élémentaires de prudence. Et il frappait d’estoc et de taille, tirait, toujours au premier rang. Et toujours alors une vision torturante se produisait. Il revoyait les chers êtres qu’il avait profondément aimés, expirant sous les coups et les supplices de ces barbares. D’abord, il revoyait Julien l’idiot, le bon matelot, protecteur de sa petite enfance ; puis Kinaetenon, l’Iroquois généreux, qui avait payé de sa vie sa bonté pour Charlot, captif en sa bourgade ; puis, l’interprète trifluvien, modèle et héros de son enfance, Thomas Godefroy de Normanville ; puis… mais ici sa rage se fondait en un rauque sanglot, et l’image adorée d’une Algonquine paraissait…
L’aïeule se rappelait bien le chagrin de Charlot à la nouvelle, en août 1652, de la prise de Godefroy de Normanville. Il avait été si violent ce chagrin, avait duré avec une telle intensité d’expression que le médecin avait ordonné pour le jeune homme un voyage immédiat en France. Il était donc parti en novembre 1653, sur le vaisseau du capitaine Pointel, en la compagnie du Père Joseph du Perron, un jésuite que le jeune homme aimait, et qui, à ce titre, pouvait avoir de l’influence sur lui.
Quatre ans s’étaient écoulés depuis ce départ. Chaque navire, au printemps, apportait une lettre de l’absent. Il se dévorait d’ennui là-bas, en cette belle France, où l’on accueillait pourtant avec honneur le jeune soldat canadien, aux beaux récits d’aventures « vécues », disait-on. Mais Charlot éprouvait trop fortement la nostalgie de sa forêt canadienne ; il enviait, à en crier parfois, ses compagnons d’armes des Trois-Rivières, libres de courir sus à ces Iroquois abhorrés ; et tout cela l’obsédait toujours de quelle façon brûlante, insupportable. Il y avait aussi le souvenir de Perrine qui mouillait ses yeux. Que ne l’avait-elle suivi en France ? Mais elle décidait la sage petite sœur de rester auprès de Madame Le Gardeur, d’entourer sa vieillesse des plus tendres soins. Et cela, certes, malgré les protestations de l’aïeule, qui avait prié que l’on ne songeât pas à elle dans les décisions à prendre pour le bien-être des orphelins qu’elle chérissait. Et Perrine, comme toujours, l’avait emporté en toute la conduite à suivre. Quelle fermeté elle possédait, cette jeune sœur à la sensibilité frémissante pourtant.
Catherine de Cordé repassait souvent ces pénibles incidents en son esprit, tandis que Perrine, qui la croyait assoupie, pleurait, le front penché sur le vêtement qu’elle cousait.
Car la dévouée petite sœur savait aussi d’autres terribles choses. Elle savait ce que Charlot avait voulu cacher à tous, même à sa vieille protectrice. Cette rage, cette exaspération de tout l’être pourtant généreux de son frère, en face des Iroquois, elle en connaissait la raison principale, celle qui dominait toutes les autres, bien vives pourtant.
Le cœur de Charlot saignait d’une plaie peut-être inguérissable ? Ce cœur, si souvent, pleurait à s’en briser, tout près d’elle, en évoquant le souvenir de la liliale Algonquine, qui avait pris toute son âme un jour, à Ossernenon. Il la revoyait sans cesse mourante, atteinte à sa place d’une balle iroquoise et donnant sa vie pour lui, un sourire d’ineffable tendresse sur les lèvres. Et Perrine, doucement, essayait de réconforter ce cœur endolori que guettait une haine aveugle, sans frein, terrible. Elle lui disait « que toute femme qui aime profondément aurait agi, et avec bonheur, ainsi que l’avait fait sa fleur sauvage… Des holocaustes, des holocaustes, ajoutait-elle toujours alors, avec un regard de prophète attristé, peut-il y avoir autre chose, en ce pays où l’on doit souffrir, à la fois pour la conversion des pauvres infidèles et l’agrandissement de notre France bien-aimée ?… » Et Charlot la quittait un peu moins sombre, sa secrète douleur un instant adoucie.
Vraiment Catherine de Cordé avait été sage, tout en ignorant ce drame sanglant d’amour, de recommander à Charlot de se marier. Seule, une tendresse féminine pouvait guérir, ou atténuer la perte d’une autre tendresse féminine. Et Charlot, après avoir repoussé les conseils de l’aïeule avec indignation, avait fini, les circonstances aidant, par s’y abandonner. Sans doute, il était aimé plus qu’il n’aimait, cette fois, et n’était la venue d’un fils, peut-être eût-il éprouvé de l’impatience en face des sentiments excessifs que lui manifestait l’ardente enfant un peu exaltée mais jolie, si douce, bien frêle aussi, qu’il avait épousée.
Enfin, tout ceci allait entrer dans une phase nouvelle. Charlot rentrait au Canada définitivement.
Le 29 juillet, à six heures du matin, un soldat frappait à la porte des Le Gardeur. Il annonça à qui voulait l’entendre qu’un navire de France s’avançait vers Québec avec lenteur, n’ayant pas le vent bien en poupe. Dans quatre heures, tout au plus, il serait au port. Il avait pensé que Mlle Perrine serait heureuse de le savoir. On lui avait appris au Fort que le frère de la jeune fille devait revenir par un des navires de cette année. Puis, le soldat était reparti, et Perrine apprenait par un des domestiques, à qui elle fit signe de parler bas, Mme Le Gardeur n’étant pas réveillée, semblait-il, toutes ces nouvelles qui firent battre son cœur à grands coups. Charlot pouvait bien être à bord de ce navire.
Elle se calma, songeant qu’il lui faudrait user de prudence auprès de Madame Le Gardeur. De fortes émotions provoqueraient une crise nouvelle, peut-être fatale, cette fois.
Elle pria durant quelques instants. Non, la Providence ne permettrait pas que sa chère protectrice la quittât au milieu de ce grand bonheur : le retour de Charlot et l’arrivée du petit Pierre. Elle aurait assez de forces, la bonne aïeule, pour bénir et presser sur son cœur cet ange que le Ciel envoyait pour panser la blessure que Charlot avait toujours au cœur, devant l’aimante et perspicace Perrine.
Lorsqu’elle se releva, elle vint frapper à la porte de Madame Le Gardeur. Toute sa prudence naturelle bridait sa joie et tenait en alerte son esprit.
« Entrez, fit la voix de Madame Le Gardeur.
— Comment vous sentez-vous, ce matin, Madame ? demanda la jeune fille.
— Les nerfs calmes, petite, mais le corps bien las. Je vais paresser au lit une partie de la journée.
Les yeux de Perrine brillèrent. C’était ce qu’elle souhaitait suggérer à la bonne aïeule. Elle s’agenouilla près du lit.
— Que j’aime à vous voir aussi raisonnable, Madame. Le médecin a tant recommandé de ne vous permettre aucun effort superflu.
— Dis-moi, mon enfant. J’ai entendu tout à l’heure la voix d’un soldat. Il parlait, parlait à nos gens de service. Es-tu au courant ? Rien de pénible n’est arrivé, j’espère ?
— Non, non, Madame. Rien de pénible.
— Tant mieux. Ne t’occupe pas de moi, Perrine. Ma potion une fois prise, je vais somnoler un peu durant une heure ou deux.
— C’est cela, madame, je reviendrai auprès de vous, peu après dix heures. Le temps est si beau qu’une petite promenade me plairait.
— Tu as raison, Perrine. Puis, sonde bien l’horizon, et si quelque voile blanche paraît au loin, rends-toi au Fort. On y aura peut-être reçu des nouvelles. Je ne sais pourquoi… il me semble que notre Charlot n’est plus très loin de nous… Ah ! qu’il se hâte, qu’il se hâte, ajoutait-elle tout bas. Quelle faiblesse et quelle paix je ressens !… Les émotions de ce monde ne peuvent plus guère me troubler, je crois que l’on juge de tout avec sérénité quand vient la fin… Mais va donc, Perrine, laisse les volets ouverts, je te prie, » reprit-elle plus haut.