Les holocaustes/03

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Revue L’Oiseau bleu (4p. 21-38).

III. La mort de Catherine de Cordé




Un peu de somnolence gagna la bonne aïeule, une fois Perrine partie. Le calme régnait à la maison comme au dehors. On vint frapper deux fois à la porte de la malade, mais celle-ci ne sortit point de sa torpeur. Madame de Repentigny entra quelques minutes avant dix heures. Elle s’approcha du lit. Elle contempla le visage émacié, d’un ton un peu grisâtre, de sa belle-mère. De l’inquiétude parut sur son front et elle soupira. Puis elle se prit à monologuer : « Comment cette chère mère allait-elle prendre la nouvelle, si, comme l’espérait Perrine, le cher, l’aventureux Charlot revenait par le navire que l’on avait signalé ce matin ? Il était tout près d’atteindre la rive maintenant… Si le médecin venait prêter main-forte durant les premières heures émouvantes du retour ?… Je vais envoyer chez lui ma fidèle huronne avec un mot à cet effet.

Ah !…

Catherine de Cordé ouvrit à ce moment les yeux. Elle vit sa belle-fille penchée sur elle, le regard anxieux.

— Qu’y a-t-il, ma bonne Marie ? demanda-t-elle.

— Du nouveau se prépare, je crois, ma mère. On nous apprend… Elle hésita.

Ne craignez pas pour moi, Marie. Parlez. Je me sens très faible ce matin, mais calme, si calme. Serait-ce la sérénité de ceux… qui contemplent un beau couchant, le leur ? Il se pourrait.

— Pourquoi nous chagriner avec de semblables réflexions ?

— Mon temps est fini, ma pauvre amie. La journée a été longue, fructueuse, je l’espère. Un seul désir persiste en mon cœur : revoir Charlot, lui recommander sa sœur, ma sage et dévouée Perrine, dont la jeunesse a bien été un peu sacrifiée jusqu’ici… Mais dites, Marie, que vouliez-vous m’apprendre tout à l’heure ? N’hésitez pas, je vous prie, je suis en état de recevoir même la plus pénible communication.

— La joie est peut-être plus à appréhender, ma mère.

— La joie ? Catherine de Cordé souleva légèrement la tête et regarda autour d’elle. Un coup de canon retentit à cet instant, suivi de quelques cris que la distance rendait faibles.

— Le canon ? s’exclama en souriant la malade. Mon pressentiment ne me trompait donc pas ?… Charlot va sans doute débarquer… Perrine n’est pas revenue, Marie ?

— Non, ma mère, et c’est bien ce qui me fait croire qu’elle n’a pas espéré en vain, cette fois. Tenez, prenez cette potion toute prête…

— Est-ce sur l’ordre de Perrine que vous me l’offrez ?

— Oui, il était convenu qu’à dix heures sonnant, je venais vous l’offrir si votre garde-malade n’était pas à son poste.

— Bien, donnez.

Et tandis que la malade absorbait le cordial, un grand bruit de voix, quelques rires, s’entendirent au dehors. Puis, on entra dans la maison, et ce fut, dans les pièces voisines de la chambre de l’aïeule, une animation inaccoutumée. Soudain, on entendit des pleurs d’enfant. Madame de Repentigny tressaillit, puis saisit la main de sa belle-mère.

— Marie, dit alors paisiblement Catherine de Cordé, laissez-moi. Allez rencontrer vos hôtes… Je vais prier Dieu en attendant qu’il m’accorde toutes les forces qui me sont encore nécessaires… Oh ! vous n’avez rien à m’apprendre. Je devine quel voisinage inespéré j’obtiens enfin… Allez… Je vous en prie. Dites à Perrine de venir à moi dans un quart d’heure. »

Perrine frappait à la porte un peu plus tard. Elle pénétrait avec crainte, mais ne put retenir une exclamation de plaisir en voyant la bonne aïeule installée sur sa chaise longue, la figure très pâle, mais les yeux souriants et pleins d’un feu inaccoutumé.

— Alors, Perrine, interrogea l’aïeule, tout se réalise comme je l’ai espéré si souvent ?

— Oui, madame, répondit Perrine d’une voix étranglée par l’émotion. Je me sens si heureuse, oh ! comme mon bonheur serait sans mélange, si ce n’était votre état de langueur.

— Mais voyons, ma petite fille, je ne me sens pas plus mal qu’à l’ordinaire.

— Pourquoi vous être levée ?

— La visite que je vais recevoir mérite cette attention. Allons, qu’attends-tu pour faire entrer Charlot ?

— Il fait les cent pas dans le corridor et modère mal son impatience. Il n’a pas changé là dessus.

— Qu’il entre, qu’il entre !

Perrine courut à la porte, l’ouvrit et Charlot, d’un bond, fut aux genoux de Madame Le Gardeur. Il baisa les mains diaphanes, tremblantes, puis se relevant, il entoura de ses bras et pressa un long moment contre lui la forme frêle, toute blanche de la malade.

— Bonne-maman chérie, murmura-t-il, que de fois, en esprit, je vous ai ainsi tenue contre mon cœur… Mais enfin, je suis vraiment revenu auprès de vous… je vous vois… je vous parle… je sais que je ne vous quitterai plus.

— Mon petit, mon vieux cœur éprouve une joie profonde, lui aussi. Je ne l’aurais pas cru capable de battre encore si fortement… Tiens, va te mettre à quelque distance… Comme tu es devenu un élégant et fier cavalier ! Un peu mince comme silhouette, cependant. Bien, prends cette chaise près de moi. Nous allons causer une bonne demi-heure…


Comme tu es devenu en élégant et fier cavalier !

— Madame, fit Perrine, inquiète, en se rapprochant, vous vous fatiguerez en ayant tout de suite une longue entrevue.

— Longue ? Une demi-heure ? fit l’aïeule.

— En effet, approuva Charlot. Puis, j’aimerais auparavant vous présenter ma femme et mon fils, madame.

— Comme vous voudrez, mes enfants. Tu sais, Charlot, j’écoute docilement Perrine. C’est à son tour de commander.

Charlot attira sa sœur vers lui.

— Perrine, ma sœur chérie, tu sais mieux que moi reconnaître un peu de l’immense dette de gratitude que nous devons à notre protectrice d’autrefois et d’aujourd’hui.

Puis, après avoir baisé de nouveau la main de Madame Le Gardeur, il quitta la pièce en disant : « Je vais chercher Lise et vous la ramènerai notre fils dans ses bras ».

Perrine profita de la sortie de son frère pour convaincre la malade de la nécessité de ménager ses forces. Elle lui fit reprendre son lit. Elle l’entoura d’oreillers, bassina son front, ses tempes.

— Merci, ma petite fille. Tes soins sont filiaux, mais tes yeux s’alarment il me semble. Dieu est si bon. Il ne faut pas. M’avoir permis de revoir et d’embrasser ton frère une dernière fois… et je l’entretiendrai enfin, tel que je le voulais. L’ordre du médecin sera enfreint cette fois. Je l’entends qui monte, ce bon docteur… Tu me comprends, enfant, ce n’est pas demain qu’il faut que je parle à Charlot seul, c’est aujourd’hui même. Tu me promets de m’aider en ceci ?

— Chère Madame Le Gardeur, lorsque je vous refuse quelque chose… vous savez bien que c’est parce qu’il y aurait danger à le permettre. Oh ! pourquoi Dieu ne vous guérit-il pas tout à fait. Je ne puis être parfaitement heureuse… sans vous… Et Perrine étouffa un sanglot.

— Perrine, voyons, qu’est devenu ton esprit chrétien. Il faut vouloir tout ce que Dieu veut, comme il le veut… Mais dis-moi, avant que le docteur entre, elle est jolie, ta petite belle-sœur ?

— Jolie et frêle, trop frêle, madame. Et quel amour elle a pour mon frère. Elle ne le quitte pas des yeux. Le petit Pierre est ravissant, mais délicat de santé, comme sa mère, j’en ai peur. Il m’a déjà souri. Nous serons de bons amis.

— Par quel navire sont-ils venus ces enfants ?

— Par le vaisseau nantais. À bord se trouvaient, figurez-vous, M. d’Ailleboust, de Coulonges, M. de Maisonneuve et… quatre Messieurs de Saint-Sulpice à destination de Ville-Marie. Tous ces voyageurs, sauf notre ex-gouverneur d’Ailleboust sont demeurés à l’île d’Orléans, chez les Maheu.

— Mais c’est intéressant tout cela.

— Charlot amène au Canada son beau-frère, André de Tenancourt. Il n’est plus très jeune, paraît-il, ayant trente-cinq ans environ. Son humeur est taciturne, son esprit railleur, son cœur insensible. Mais son courage et son intelligence rachètent tout, dit mon frère auquel je dois ce portrait moral, ajouta Perrine en riant. Nous le verrons cet après-midi, car, quoique ne le témoignant pas extérieurement, il adore sa sœur, qu’il a un peu élevée, étant devenus, tous deux, orphelins très jeunes.

— Le Canada accueille bien les célibataires… surtout s’ils deviennent soldats à l’occasion.

— Vous pensez bien qu’il est militaire. C’est d’ailleurs la vie du régiment qui a rapproché Charlot d’André de Tenancourt. Puis, celui-ci lui a présenté sa sœur… Charlot m’a avoué en riant qu’André m’avait très bien remplacée en France et lui avait épargné par ses conseils je ne sais combien de jours de punition. Il n’est pas célibataire, madame ; il est veuf depuis plusieurs années d’une femme qui l’a rendu très malheureux. Et ceci explique, m’a encore appris Charlot, son caractère sombre, silencieux, son ironique réserve auprès des femmes… Madame, veuillez m’accorder ceci, le docteur frappe, dit vivement Perrine. Vous parlerez à Charlot, quand vous aurez reposé toute une longue heure. Promettez, promettez… pria Perrine qui courait ouvrir la porte…

— Je promets, petite, répondit Madame Le Gardeur en soupirant.

Le docteur ne fit pas une longue visite. Il recommanda le calme, de courts entretiens et annonça qu’il reviendrait avant la nuit. À Perrine qui le reconduisait et dont les yeux interrogeaient. « Mon enfant, dit-il, je regrette de vous peiner dans un jour comme celui d’aujourd’hui, mais quittez le moins possible votre vieille protectrice. Elle n’a presque plus de pouls. La fin approche.

— Oh ! mon Dieu, dit douloureusement Perrine. Souffrira-t-elle beaucoup, docteur ?

— Non, mon enfant. Le grand sommeil la prendra peut-être durant une de ces somnolences qui deviennent de plus en plus fréquentes, n’est-ce pas ?

— En effet, répondit Perrine. Docteur, si on lui interdisait toute visite pour aujourd’hui, croyez-vous que ce serait prudent ?

— Ma pauvre petite, ne luttez plus avec votre malade, même sous le prétexte de la faire vivre plus longtemps. Accordez-lui tout ce qu’elle demandera. Madame Le Gardeur est entre les mains de Dieu pour l’heure et la minute précises où Il l’appellera à Lui. Ma science ne lui est plus indispensable, mais seulement, adoucissante. Continuez à lui donner le médicament déjà prescrit. Courage, mon enfant. À ce soir. »

Lorsque Perrine entra de nouveau dans la chambre, elle y trouva Charlot, sa jeune femme, le bébé et Madame de Repentigny.

— Perrine, dit la malade, on a pris ma chambre d’assaut, tu le vois… Comme je suis heureuse de connaître, de bénir notre petit Pierre ; mes bons enfants, continua-t-elle en s’adressant à Charlot et à sa jeune femme, puisse-t-il être moins friand d’aventures que son papa… quoique soldat courageux comme lui.

— Madame Le Gardeur, vous ne me croyez donc pas assagi maintenant ? reprit Charlot en riant. Lise, défends-moi.

— Non, reprit doucement celle-ci, car tu me quittes trop souvent à mon gré, et pour ceci, et pour cela. Je te voudrais toujours à mes côtés.

— Ma pauvre enfant, vous oubliez sans cesse que vous avez épousé un soldat… lui rétorqua Charlot, tandis qu’une ombre d’ennui, de contrariété traversait son front.

— Eh bien, maintenant, Charlot et Lise, dit Madame de Repentigny, nous allons redescendre. Il y a en bas, au salon, beaucoup d’anciennes connaissances qui veulent voir Charlot et saluer sa jolie jeune femme.

Tous se dirigèrent vers la porte.

Charlot, appela faiblement la malade au moment où celui-ci allait disparaître.

— Que me voulez-vous, chère bonne maman ? répliqua vivement le jeune homme en revenant près du lit.

— Reviens ici, seul, dans une heure.

Puis Madame Le Gardeur ferma les yeux, en faisant de la main un geste d’au revoir.

Un lourd sommeil saisit cette fois la malade. Il se prolongea bien au delà du temps convenu. Charlot, exact au rendez-vous, ne s’en plaignit pas. Il approcha sans bruit de la fenêtre, un vaste fauteuil. Et là, bien enfoncé dans le siège moelleux, les yeux fixés sur l’inoubliable paysage de la cité de Champlain, il se prit à rêver. Il se revoyait enfant, courant un peu partout, autour de l’enceinte du Fort, sous la surveillance du bon matelot, Julien l’Idiot, ou tenant par la main l’interprète condescendant et aimable qu’était Olivier Le Tardif. Il redevenait ensuite jeune soldat sous M. de Montmagny. Que cela lui plaisait alors le rôle de sentinelle au Fort ! Il ne se lassait pas de contempler les merveilleux horizons que lui offrait Québec du haut de son roc énorme. Devant lui, c’était le fleuve qui chantait, tantôt avec douceur, tantôt avec colère, ou infinie mélancolie. En arrière, il entendait la rumeur mystérieuse des profondes forêts de la Nouvelle-France. Son imagination vagabondait avec délices autour de ce vert panorama d’immensité… « Comme cela me paraît peu changé, se prit-il à remarquer ! Que j’aimerais à m’enfoncer de nouveau sous ses pins au bruissement un peu dur… Non, hélas ! je ne suis pas guéri des aventures quelles qu’elles soient… Je les appelle, je les désire de tout mon être… Puis, et ses poings se serrèrent, j’ai ma revanche à prendre contre les ravisseurs de mon bien le plus cher… Lis-en-Fleur, je ne t’ai pas oubliée, va… J’aime Lise pourtant, corrigeait-il aussitôt. Elle ne vit que pour moi, elle m’a donné ce petit Pierre… aux yeux bleus qui me rappellent… Allons, allons, secouons tout cela. Vivons au jour le jour…


Charlot… viens près de moi.

— Charlot, fit soudain la voix affectueuse de Mme Le Gardeur, viens près de moi. À quoi rêves-tu donc avec cette intensité d’expression ?

— Comment, bonne-maman, vous étiez réveillée, répondit vivement Charlot. Depuis longtemps ?

Il transporta son fauteuil près du lit et prit dans la sienne la main de la malade.

— Depuis au moins dix minutes, et j’en ai appris bien long, rien qu’en suivant sur ta mobile figure le reflet de tes pensées… Pauvre enfant !

— Bah ! je ne suis pas à plaindre. Je suis revenu près de vous. Je vais reprendre la vie ardente et belle du soldat, offrir ma vie à toute heure pour les causes les plus nobles.

— Pauvre enfant, puis-je dire encore. Tu aimes la vie pourtant, Charlot, et tu ne penses qu’à t’exposer.

— Je crois qu’il y a bien des choses que j’aime encore davantage que la vie… Les miens, mon pays, l’honneur de tous. Humeur de soldat, sans doute.

— Oui, oui, je sais, et c’est justement de cette humeur que je veux t’entretenir. Il faut subir les bons combats, mon enfant, mais non devenir chercheur d’aventures, même glorieuses.

— Bonne-maman, j’arrive et déjà vous voulez me sermonner… fit Charlot en riant. Oh ! c’est un vieil enfant que vous gronderez, allez, et qui a déjà passablement souffert ! Puis, je vous assure que je ne manque pas de conseillers, mon beau-frère, ma femme auxquels va se joindre Perrine… Bah ! à quoi bon ? Les événements ne décident que trop souvent pour nous.

— Tu as raison, mon enfant. Et si tu voulais dorénavant t’en rapporter aux seuls événements…

— Puis-je agir autrement ? J’ai femme et enfant… Je me répète cela tous les jours, croyez-le.

— Et tu as une sœur, ajouta vivement la malade en pressant la main du jeune soldat.

— Perrine ? Vous voulez me la confier ? Mais cela va de souhait. Lise en est déjà très enthousiaste. Elle m’a reproché de ne pas lui en avoir assez parlé. Et pourtant, lui ai-je assez décrit cette sœur profondément chérie. Madame, est-ce que, vraiment, vous avez cru qu’il était nécessaire de me recommander Perrine ? Mais elle n’a son pareil nulle part ?

— Je sais, Charlot, que tu lui es très attaché. Mais je connais mieux que toi, peut-être, le cœur de ta sœur, sa capacité d’abnégation, son constant souci de s’oublier, de ne penser qu’au bonheur des autres. Toi comme moi, Charlot, nous avons fait trop souvent appel à cette âme généreuse, qui se donne sans compter… Je m’en vais, moi, et plus vite qu’on ne veut me le dire… Alors, ma petite Perrine restera seule… Toi, Charlot, tu as ta femme, ton fils, une carrière que tu idolâtres. Mais, elle, Perrine, ne vit-elle pas en marge de toutes ces affections si grandes, si belles…

— Elle vivra près de nous, toujours, Madame et si je meurs dans quelques justes combats, eh bien, elle aidera Lise à élever un autre petit soldat tout dévoué à notre patrie canadienne.

— Mais Perrine demeurera encore sans un bonheur vraiment personnel. Ne peut-elle donc être aimée, cette enfant ? Oh ! je sais, on se marie jeune en ce pays, et les vingt-neuf ans de Perrine semblent peser d’un poids lourd sur sa tête blonde. Mais, Charlot, n’exagérons rien, ce n’est pas encore être très vieille que d’atteindre trente ans.

— Je le sais, certes. Et s’il y a à faire une remarque sur l’apparence de ma sœur, c’est qu’elle est encore embellie, et que la profondeur de son regard décèle une intelligence peu commune.

— Eh bien, écoute Charlot, il faut me promettre de ne plus aimer Perrine pour toi, pour les tiens, à la façon d’une ombre bienfaisante planant sur ta vie, et même au delà. Au contraire, tu feras passer le souci de son avenir, d’une vocation encore possible, avant toute chose. Ne la laisse pas se sacrifier de nouveau, le cas échéant. N’écoute pas les scrupules de son cœur. Elle a si bien éloigné de sa pensée toute part d’espérances personnelles qu’elle a fini par croire qu’elle léserait les autres si elle s’y abandonnait. Je crois que tu me comprends, mon enfant ? Tu es entier, fougueux, volontaire, mais ton cœur est noble, je le sais, Charlot.

— Je n’oublierai certes jamais, madame, ces aperçus profonds sur la nature de ma Perrine… Ah ! poursuivit avec agitation Charlot, en se levant et en marchant au travers de la chambre, je suis vraiment indigne des âmes très hautes qui m’entourent… Je les blesse, je les peine… à mon insu le plus souvent.

— Ne t’énerve pas ainsi, enfant. Reviens t’asseoir…

— Bonne-maman, posez la main sur ma tête si peu raisonnable, cria soudain Charlot, en se mettant à genoux près du lit de l’aïeule. Bénissez le pauvre Charlot qui veut accomplir tout ce que vous désirez, allez !

— Je le sais, mon enfant. Je te bénis de tout cœur, ainsi que tu le désires. Je t’aiderai de là-haut à remplir ta promesse. Va, maintenant, mon enfant… quitte-moi. Je vais reposer… Le sommeil me gagne. Maintenant que j’ai causé avec toi, il sera bon, si bon… ce sommeil. »

La bonne aïeule ferma en effet les yeux, joignit les mains sur la poitrine, mais elle murmura encore :

— Va, mon enfant… dis à Perrine… que je suis heureuse, heureuse, finit-elle très bas.

Et il sembla à Charlot, qui s’attarda quelques instants pour la regarder dormir, qu’un sourire effleurait et illuminait toute cette mince figure aux rides si peu nombreuses encore. Il sortit sur la pointe des pieds et quitta bientôt la maison. Il avait besoin d’une détente. Une longue marche lui permettrait de reprendre son équilibre. La conversation qu’il venait d’avoir avec sa vieille protectrice l’avait remué plus profondément qu’il n’avait cru. Il venait de vivre quelques minutes désormais inoubliables.

Lorsqu’il revint deux heures plus tard, le soleil couchant enveloppait d’une lumière très douce la maison des Repentigny. Il vit soudain sa femme sortir en hâte et regarder anxieusement de tous côtés. L’ayant enfin aperçu, elle se dirigea vivement vers lui. Charlot fut surpris de l’expression d’ordinaire douce, un peu apathique même, des yeux de sa femme. Ils révélaient presque de l’effroi.

« Mon ami, dit-elle, entrez vite. Je crois que …que la fin est venue. Perrine sanglote au pied du lit de Madame Le Gardeur qui ne s’est plus réveillée depuis… depuis votre départ. On est allé deux fois chez le médecin. Il est absent. Mon frère est là-haut aussi. Vous savez qu’il a fait de fortes études médicales. Il m’a fait signe que tout était bien fini… Il n’ose avertir Perrine, qu’il connaît à peine…

— Ma chère Lise, dit enfin Charlot, qui essuyait une larme, Perrine et moi nous perdons en ce moment la grande, l’incomparable protectrice de toute notre vie.