Les illégalités et les crimes du Congo/10

La bibliothèque libre.
Comité de protection et de défense des indigènes
(p. 57-60).

DISCOURS DE M. LAGROSILLIÈRE


Citoyennes et Citoyens,

J’arrive du Congrès de Chalon sur Saône pour vous présenter tout d’abord des excuses de notre ami Tarbouriech retenu au Congrès et pour vous dire que le prolétariat socialiste réuni dans ses assises politiques n’aura pas voulu se séparer sans flétrir es crimes du Congo, sans demander aux élus du parti socialiste d’aider Rouanet à faire la pleine lumière sur les crimes, à demander la condamnation des criminels et à rechercher toutes les responsabilités.

J’en profite pour dire que, moi qui suis de la race opprimée, moi qui suis de la race noire, moi qui suis des accablés, des meurtris, des massacrés, je suis désolé d’avoir entendu tout à l’heure des paroles de découragement. Que l’on sache bien que si nous avons toujours eu à travers notre tristesse, notre deuil, assez de fierté pour ne pas douter de nous-mêmes, nous avons eu aussi assez de connaissance de l’histoire de France pour ne pas douter de la France (Applaudissements). Le pays qui a émancipé la race noire dans le bel acte de 1848, se réveille à coup sûr aujourd’hui étonné des crimes qui s’accomplissent en son nom. Mais il suffit de dénoncer ces crimes à l’opinion publique pour que personne ne puisse dire que cela peut continuer. Il faut que cela cesse et cela cessera.

Tout à l’heure on parlait des juifs. Laissez-moi vous dire que les nègres, les mulâtres se sont dressés comme un seul homme au moment de l’affaire Dreyfus pour protester pour la justice, pour protester pour l’innocent accablé (Vifs applaudissements).

Mais, toutes les aberrations sont possibles en matière coloniale. Nous avons vu l’autre jour un juif oublier qu’il était sorti du ghetto où il était méconnu et accablé comme nous, monter sur des échasses pour regarder la plaine humaine et essayer de découvrir des races inférieures et supérieures… (Rires).

Bien que nous ayons eu cette douleur, nous espérons que toutes les minorités de la France, la minorité protestante, la minorité juive, toutes les minorités accablées, comprendront qu’elles sont solidaires de la minorité noire, minorité légale du moins — et que tous se dresseront avec nous pour protester au nom de l’humanité (Approbation).

Il ne suffit pas, citoyens, de dénoncer les crimes, il ne suffit pas de flageller les criminels et de les condamner, il faut chercher le remède. Le remède pratique est dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ; il est dans les traditions de la France, il est dans la politique de la France ; il est donné par l’exemple de ces Antilles où le prolétariat noir a été appelé à la dignité de citoyen, et où le prolétariat noir est resté digne de la liberté et de la France.

Nous demandons, comme nous le demandions à l’Association Internationale pour la Protection des Travailleurs, avec notre éminent maitre Viollet, tout d’abord que l’on place à côté des administrateurs, à côté des fonctionnaires de tous ordres, à côté même des gouverneurs des colonies, des fonctionnaires, indépendants mêmes du Ministre des Colonies, nommés par le Conseil des Ministres, el chargés de défendre les intérêts matériels, intellectuels et moraux des indigènes. Nous demandons ensuite qu’au lieu d’envoyer des nuées de fonctionnaires parasites dans les colonies, on y envoie des éducateurs. Que, dans chaque coin de la brousse il y ait un instituteur, un apôtre. Que l’on accorde aussi aux indigènes un droit de suffrage restreint, basé non pas sur le cens, non pas sur leur capacité économique, mais sur leur capacité intellectuelle et leur instruction. (Une voix : Vous ne l’aurez pas !). Pas de pessimisme. Je que c’est par la volonté des révolutionnaires dont je suis que les progrès s’accomplissent, et, dussions nous faire une révolution dans les colonies, nous y parviendrons.

Nous demandons cela et nous demandons surtout que cette école Coloniale, qui a été fondée, non pas seulement pour enseigner à nos jeunes gens l’histoire et la géographie, mais ce qu’on a appelé le système colonial français, nous demandons que cette école coloniale cesse d’être une école de négrophobie. Il y a huit ans il y avait à la tête de l’école coloniale des hommes qui osaient devant des citoyens français de couleur, dire que ceux-ci ne devaient pas entrer dans la section indo-chinoise par exemple parce que les Annamites avaient le préjugé de race.

Nous avons vu les mêmes doctrines se dresser devant nous à l’Association Internationale pour la Protection des Travailleurs ; nous avons vu des hommes, des antisémites, ils en avaient bien la tête (Rires)… demander que l’Indo Chine soit fermée aux hommes de couleur parce qu’il paraît que les Annamites ont le préjugé de race. Nous en sommes en effet à ce degré d’aberration que les gens de couleur eux-mêmes, ont le préjugé de race (Rires). Nous avons répondu tout simplement que personne en France n’ose demander que l’on n’envoie pas des fonctionnaires juifs dans les régions de la France où il y a des antisémites, et que nous ne pouvions pas faire de distinction entre les citoyens français. Les antisémites sont partis et ils ont laissé les hommes de sens et de pensée continuer à délibérer.

Citoyens, les hommes de sens et de pensée unis aux hommes d’action continueront à agir et nous aurons, vous entendez bien, la pleine émancipation, la pleine liberté ; et ce sera l’honneur de la race noire de ne se souvenir de son esclavage d’hier que pour travailler à l’émancipation locale de l’humanité dans le socialisme international (Vifs applaudissements).