Les illégalités et les crimes du Congo/11

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Comité de protection et de défense des indigènes
(p. 60-63).

DISCOURS DE M. CHASTAND

directeur du Signal


Citoyennes et Citoyens,

En prenant la parole dans cette assemblée, je ne veux pas me laisser aller au découragement. L’as semblée que nous avons devant nous aujourd’hui nous montre que nous allons au-devant du succès et que nous forcerons le gouvernement et les ministres à marcher dans la voie de l’affranchissement et de la liberté des indigènes aux Colonies.

On m’a demandé de vous entretenir surtout, — je ne serai pas long, — des abominations qui se commettent à Madagascar.

Ce n’est pas seulement au Congo que l’on accable les indigènes d’impôts et de corvées ; ce n’est pas seulement au Congo qu’ils meurent par milliers, c’est sur cette belle terre de Madagascar ; c’est là que règne un régime de terreur qui, grâce à un cabinet noir admirablement organisé, n’a pas pu parvenir à notre connaissance. Mais, il a suffi d’un instant, du rappel du gouverneur pour qu’immédiatement, nous apprenions le soulèvement d’une partie de l’île. Et quelle était la cause de ce soulèvement ? Encore un abus de pouvoir : c’était un blanc qui s’était approprié, par le droit du plus fort, la femme d’un malgache. Et ces hommes qui ont peut-être plus que beaucoup d’entre nous le sentiment du devoir, du droit et de l’honnêteté, s’étaient révoltés. C’est l’explication du soulèvement qui vient d’avoir lieu.

Il faudrait renoncer à ce système de conquête par la force. Si nous ne colonisons que pour abrutir es nègres, périssent les colonies plutôt que le renom de la douce et belle France !

Mais, il n’en sera pas ainsi ; nous forcerons nos concitoyens et les pouvoirs publics à reconnaitre que la Déclaration des Droits de l’Homme n’a pas été faite seulement pour les blancs, mais que les nègres doivent aussi en bénéficier, et que l’esclavage qui a été aboli officiellement, ne peut plus être perpétué officieusement dans les colonies.

Que dis-je, non seulement l’esclavage existe, mais il est encore doublé, à Madagascar, de la torture et de la question. Nous apportons à Madagascar les procédés de l’Inquisition. Quelques faits :

Les nègres peuvent à peine réunir dans le courant d’une année, après un labeur sans trêve sur les placers où les chantiers des chemins de fer, 100 francs ; sur cette somme, on fait payer à certains d’entre eux jusqu’à 40 et 50 francs d’impôts. Un pauvre aveugle, accompagné de son fils qui était son unique soutien, a dû payer 73 francs d’impôts. Comme il ne pouvait les payer, on s’est cotisé et on a pu, grâce à cela, permettre à ce pauvre vieux d’achever ses jours dans sa cahute avec son unique enfant.

Si les Malgaches ne paient pas, on recourt à la torture. Dans certains endroits, on a obligé les indigènes à payer les impôts en les mettant dans l’eau jusqu’à la bouche ; quand ils ne pouvaient plus respirer, ils faisaient un signe et on les enlevait en leur prenant le peu d’argent qu’ils avaient économisé dans l’année au prix de souffrances inouïes. Une autre fois, un indigène a été plongé dans une fosse d’aisance, parce qu’il se refusait à donner un argent qu’il n’avait pas ; un jour on a mis une pierre sur la poitrine d’un indigène et on ne l’a retirée que quand ses amis se sont cotisés pour payer l’impôt qu’il devait au gouvernement.

Est-ce comme cela que l’on colonise ? (Une voix : On n’a jamais colonisé autrement). Ce système doit finir, il ne faut pas que nos colonies soient livrées à des trafiquants qui veulent gagner vite et à tout prix de l’argent et qui, partout où ils passent, font la solitude. Nos colonies ne doivent pas être livrées à des satrapes au petit pied ou à des potentats imbéciles qui pensent qu’il n’y a d’autre loi que celle du plus fort ; nos colonies ne doivent pas être livrées à des soldats qui parfois, par amour du galon, et pour le conquérir rapidement, sont allés aux colonies fomenter des révoltes, afin d’avoir ensuite le mérite de les apaiser dans des flots de sang, en massacrant les femmes et les enfants et en incendiant les villages.

Il ne faut pas que le bon renom de la France continue à être terni. Nous avons à nous humilier à cet égard, nous, les Français, comme les Belges, les Allemands et les Anglais.

On va nous dire peut-être que nous faisons ici une œuvre antipatriotique et anticoloniale. Comment ! Parce que nous sommes assurés que l’on pour coloniser autrement que par l’épouvante et que la patrie des Droits de l’Homme doit régner par la justice et ne pas terroriser les populations, on nous dit que nous ne sommes pas des Français ! Je sais bien que nous allons peut-être troubler quelques-uns de ces trafiquants qui comptent, en traitant ainsi le Congo, nous laisser une solitude alors qu’ils auront empoché les bénéfices.

Il faut que ces choses finissent et que l’on ne puisse dire de la France le mot que citait Paul Bert quand il disait : « La colonisation développe le goût de la matraque ». Il aurait pu, après les scandales du Congo, ajouter : la colonisation développe le goût de la chicote, — cette chicote que l’on a niée, que l’ai eue entre les mains et avec laquelle il suffisait de frapper un nègre pour lui fendre la peau comme avec un rasoir, où bien pour le tuer en la prenant par le petit bout. Ce n’est pas avec cela que l’on peut coloniser.

Nous sommes, nous les frères aînés ; les nègres sont nos frères cadets, nous leur devons la protection ; ils doivent avoir confiance en nous.

Puisque le ministre des colonies néglige le devoir d’appuyer et de défendre ceux qui sont ses sujets, notre devoir est, par une protestation continue et inlassable, de l’y contraindre, lui qui, timide et timoré, craint de sévir pour ne pas froisser certains intérêts qu’il ne connait que trop.

Oui, c’est à nous de prendre des résolutions assez énergiques pour que, à partir du moment où nous protestons ici, il puisse appliquer enfin, aux colonies, le seul régime qui leur convienne, un régime de justice et de liberté qui ne déshonore pas notre pays : notre noble France doit être et demeurer un pays compatissant, généreux et fraternel (Applaudissements).