Les invisibles de Paris (Aimard)/I/III

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Roy et Geffroy (p. 54-64).
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III

UN BAL À L’HÔTEL DE WARRENS

Nous l’avons dit, le comte de Warrens, possesseur d’une fortune immense, porteur d’un grand nom, occupant une haute position dans la diplomatie, sans songer à la politique autrement qu’à ses heures, avait eu, dès le premier jour, ses grandes et petites entrées dans le Paris aristocratique et dans le Paris financier.

Les portes si soigneusement closes, d’ordinaire, du noble faubourg, et celles si facilement, si grandement ouvertes des faubourgs Saint-Honoré et de la Chaussée-d’Antin, ne se trouvèrent point avoir de battants pour lui.

Partout, il se vit accueilli avec les plus séduisants sourires ; partout avec les avances les moins déguisées.

M. de Warrens, gentilhomme de high life, avait répondu sans se prodiguer, mais avec politesse, à ces avances hospitalières.

La distinction de ses manières, le charme de sa conversation, son élégance de bon goût le mirent de plain-pied à la mode.

Presque sans s’en douter, à son corps défendant, il était devenu le lion de la saison.

Envié, mais admiré par les hommes, recherché et aimé par les femmes, il sut mériter l’envie et l’admiration des premiers ; il fit si bien qu’il se retira sain et sauf des jolies mains qui lui tendaient des chaînes de roses.

Mais les petites mains se refermèrent avec des gestes pleins de menace, et les envieux se promirent bien de saisir la première occasion pour renverser l’idole et l’écraser sous son piédestal.

Du reste, le luxe déployé par le comte était véritablement princier.

Ses chevaux de selle, tant arabes qu’anglais, défiaient les plus rapides ; ses chevaux de voiture et de trait, normands percherons ou mecklembourgeois, faisaient l’admiration de tous les connaisseurs. On citait ses écuries, qui, depuis les écuries de Chantilly, sous le premier Condé, pouvaient passer pour les plus belles qu’on eût jamais bâties en France.

Elles étaient au nombre de trois.

La première, en bois de chêne, éclairée par un plafond lumineux, éclairage rare à cette époque, contenait vingt boxes aux mangeoires de malachite.

Là se trouvaient les bêtes auxquelles le comte attachait le plus grand prix.

Au-dessus de chaque mangeoire, un cartel indiquait la race de l’animal et portait son nom.

Dans la seconde, infirmerie au petit pied, veillait un vétérinaire spécialement attaché aux écuries et à la vénerie. Là étaient soignées les bêtes malades ou fatiguées.

La troisième, éloignée des deux autres et dans laquelle on pénétrait par une petite allée de traverse, recevait les chevaux de nuit qui, de la sorte, respectaient le sommeil des chevaux de jour.

Nous ne parlerons que pour mémoire d’un réduit en bois d’amarante ne contenant que deux boxes, dans lesquels jour et nuit, bridés, sellés, prêts à partir pour une longue traite, se trouvaient à tour de rôle deux fines bêtes aux jarrets d’acier, aux flancs solides et au large poitrail.

Plusieurs fois déjà, ces chevaux de précaution, ainsi que les appelait l’intendant Karl Schinner, avaient servi soit à lui-même, soit au comte, et l’écume qui blanchissait leur frein, à l’heure du retour, témoignait que leur emploi n’était pas une sinécure.

Ses voitures, sortant des ateliers de Binder ou venant d’Angleterre, n’étaient ni voyantes ni surchargées d’armoiries.

À peine une couronne comtale, presque imperceptible, se détachant en relief jaune de son fond noir, affirmait-elle aux passants que le maître de ces luxueux et simples équipages n’était point un M. Martin ou un M. François quelconque.

Les remises et selleries, situées en face des écuries, auraient pu servir d’étude à un notaire très soigné ou à une petite maîtresse peu difficile et aimant l’odeur du cuir de Russie.

Sa livrée bleu et argent faisait merveilleusement derrière sa voiture ou à la porte de ses immenses vestibules.

Dans ses salons, il n’entrait que des huissiers vêtus de noir, chaîne d’argent au cou, en bas de soie et en escarpins.

Les talons rouges manquaient, voilà tout.

Inutile d’ajouter que, simple dans sa mise, le comte ne portait pas de bijoux voyants et ne se distinguait que par la finesse merveilleuse de sa batiste.

Roi de la mode, le comte de Warrens tenait d’une main si ferme ce sceptre fragile et redoutable, que nul n’osait lutter avec lui et que de nombreux amis et courtisans lui faisaient une cour brillante.

Mais si le comte de Warrens avait des amis dévoués et prêts à le défendre à outrance parmi les gens du monde, il avait aussi d’implacables ennemis, ennemis cachés à la vérité, infimes même, à craindre toutefois, leur œuvre étant une œuvre souterraine, un travail de taupe, patient et continu.

Les envieux et les jaloux procédaient par la médisance et par la calomnie.

Semant de tous côtés des bruits injurieux, compromettants au point de vue politique, ils se retiraient aussitôt que la fusée était partie, de façon qu’on apercevait bien la pluie de feu éclairant l’horizon, mais qu’on ne découvrait jamais la main qui l’avait lancée.

Ces bruits se répandaient avec une rapidité extrême et minaient sourdement l’idole encensée par une foule enthousiaste.

Les choses en étaient venues à ce point que la police, toujours ombrageuse, s’en émut.

On fit des démarches afin de savoir quel feu cachait toute cette fumée.

Mais la position du comte était si nette, sa fortune si réellement solide, son existence tellement étalée au grand jour, que les soupçons tombèrent d’eux-mêmes ; les imposteurs en furent pour leurs frais d’impostures et toutes ces tentatives et démarches hostiles tournèrent à son grand avantage.

« La calomnie, docteur, la calomnie ! Il faut toujours en venir là ! » fait dire Beaumarchais à son Basile. Lui ou un autre a écrit : « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose. »

Ces deux conseils sont malheureusement trop faciles à suivre.

Aussi la police, tout en s’avouant vaincue, ne renonçait-elle pas à la lutte. Elle attendait, recueillant soigneusement les incidents les plus futiles en apparence.

Grossissant peu à peu son dossier et guettant le moment de rentrer en lice, elle se tenait sur la défensive et feignait d’avoir relégué cette affaire au fond de ses casiers.

Pourtant deux faits venaient de se passer qui avaient donné fort à réfléchir dans les hautes régions de la préfecture, et qui de nouveau fixèrent sur le comte son attention et celle du public.

Ces deux faits, nous allons les rapporter ici, afin de faire apprécier la position respective de nos personnages et d’éclairer, autant que possible, la lutte ténébreuse engagée entre eux.

Un procès dans lequel se trouvaient compromises plusieurs célébrités parisiennes tenait alors la curiosité en éveil.


Il entra pour se reposer, pour se garer d’un soleil brûlant.

Ce procès, dont les péripéties se déroulaient devant la cour des pairs, souleva l’indignation universelle et mit en émoi tout le faubourg Saint-Germain.

Le nom du principal accusé, sa haute position sociale, et surtout les révélations que l’on redoutait, faisaient de cette affaire une cause aussi intéressante qu’exceptionnelle.

Le scandale, déjà énorme, pouvait rejaillir sur bien des personnes haut placées.

On avait accordé à quelques-uns des accusés la faculté de recevoir des visites, sous la responsabilité d’un gardien vigilant qui assistait à leur entretien, armé du droit d’y mettre fin dès qu’il le jugerait convenable.

Un jour, le comte de Warrens, muni d’un laissez-passer en règle de tous points, se présenta pour voir l’un des accusés les plus compromis, celui dont on redoutait les révélations.

Cet accusé, ainsi que toutes les autres personnes impliquées dans cette affaire, était détenu au Luxembourg.

Le comte causa quelques minutes avec lui, ne traitant que de sujets indifférents, sans nulle importance, puis il se retira, toujours accompagné par le gardien, qui ne l’avait pas perdu de vue une seule seconde.

Deux heures plus tard, remployé de la prison, le guichetier qui vint apporter son repas du soir à l’accusé, le trouva étendu sur son lit, froid, glacé, mort.

Les médecins de l’administration, appelés pour procéder à l’autopsie du cadavre, constatèrent la présence d’un poison foudroyant, inconnu en Europe.

Le mort avait emporté dans la tombe ces révélations redoutées.

Le gardien disparut ; il ne fut jamais retrouvé, malgré les plus actives recherches.

À tort ou à raison, le noble faubourg fit honneur de cette mort à M. de Warrens, qui laissa dire.

La seule chose que la police parvint à découvrir fut que le gardien, tout nouveau dans le service du Luxembourg, avait précédemment fait partie des nombreux serviteurs du comte.

Mais les preuves matérielles manquant, elle jugea prudent de s’abstenir, se promettant de prendre sa revanche à la prochaine occasion.

Cette occasion ne se fit pas attendre.

Le premier lundi du dernier carnaval, tous les bureaux de la Préfecture avaient été mis en émoi par la raison que voici :

Une lettre jetée au rebut, pour cause d’adresse inconnue ou mal mise, par l’employé de la poste chargé de la distribution, fut décachetée au bout d’un certain temps pour être retournée à l’expéditeur : cela, selon l’usage de la direction des postes.

Seulement, il se rencontra une petite difficulté lorsqu’on voulut connaître le contenu de cette missive.

Elle était écrite en caractères singuliers, qu’aucun préposé aux bureaux de l’étranger ne parvint à déchiffrer.

Cette lettre, jaunie, surchargée de cachets et de suscriptions, paraissait venir de très loin et être demeurée très longtemps en route.

Cependant, à force de la tourner, de la retourner et d’en épeler l’adresse, on crut lire le nom du major Karl Schinner, intendant du comte de Warrens.

En désespoir de cause, on allait la lui expédier.

Un employé supérieur de la police qui se trouvait là et dont la curiosité fut subitement éveillée par la vue de ces caractères hiéroglyphiques, fit observer qu’il y avait un moyen bien simple de savoir à quoi s’en tenir.

— Qu’on coure à l’instant, dit-il, ou plutôt je vais aller moi-même à l’Institut ; là, parmi les nombreux savants qui peuplent cette auguste et docte assemblée, je trouverai bien quelqu’un qui déchiffrera ce grimoire.

De cette façon on était sûr de ne pas commettre une erreur, toujours préjudiciable à la réputation d’un établissement comme celui de la direction des postes.

L’employé aux rebuts lui confia la lettre énigmatique.

L’agent supérieur s’en empara et la porta sans perdre un instant, non pas à un des membres de l’Institut, non pas à un savant, mais au chef de la police de Sûreté lui-même.

Ce procédé, qui, avec quelque raison, semblerait extraordinaire aujourd’hui, n’avait alors rien que de fort usuel.

Le chef loua l’agent de son zèle, lui remit une gratification, se rendit à la Préfecture et fit appeler l’employé chargé des traductions qui ne put lui répondre non plus.

Seulement, sur la menace d’une destitution prochaine, il s’engagea à apporter la traduction le lendemain.

Le soir même, il alla trouver un marchand de bric-à-brac, professeur de langues mortes à ses moments perdus, rabbin de troisième ou quatrième classe, attaché à la synagogue de Paris, qui demeurait rue Jacob, dans une des boutiques attenant à l’hôtel de Warrens.

Ce marchand, appelé Élie Xhardez, cumulant son commerce de curiosités antiques, bâties dans un atelier de la rue Chapon, avec un négoce de vins du Rhin, Johannisberg, Assmanshauser et Stainberg, fabriqués avec des crus de Touraine coupés par de faux champagne, commença par se faire payer vingt francs pour sa peine.

Les vingt francs une fois empochés, il examina la lettre, se mit à rire et la rendit à l’agent de police en lui disant :

— Vous avez eu bon nez de vous adresser directement, à moi.

— Pourquoi cela ?

— Je suis le seul homme qui puisse vous traduire ce papier. Tout l’Institut s’y serait cassé les dents.

— En quelle langue est-il donc écrit ?

— En patois indoustani.

— Et vous le savez ?

— Comme un habitant de Saint-Brieuc sait le patois breton.

— Ah bien ! voilà une maudite lettre qui peut se flatter de nous avoir donné du mal.

— Vous avez eu bien tort de vous en faire, fit Xhardez d’un ton goguenard.

— Pourquoi cela ?

— Parce que cette lettre est une mystification.

— Une mystification… à l’adresse de qui ?

— À la vôtre… c’est-à-dire à celle de la police.

— C’est impossible.

— Je vous l’affirme : Croyez-moi : brûlez-la et qu’il n’en soit plus question.

— Pas avant de savoir ce qu’elle contient.

— Vous y tenez ?

— Certes, répliqua l’agent, il y va de ma place.

— Vous insistez, je n’ai plus qu’à vous obéir. Voulez-vous une traduction écrite ?

— Oui.

Xhardez s’approcha d’un bahut en bois noir veiné d’ivoire blanc, qui ressemblait, à s’y méprendre, à un meuble vénitien du xvie siècle, et le prenant pour pupitre, il y écrivit la traduction demandée.

Au bout de quelques minutes, il la tendit à l’agent.

— Tenez.

Celui-ci s’en empara d’un geste convulsif, la dévora littéralement des yeux ; puis, froissant le papier avec rage entre ses doigts crispés, il poussa un soupir de désappointement.

— Je vous avais averti, murmura tranquillement Élie Xhardez. C’est quinze francs soixante-quinze centimes de plus pour le papier et pour la traduction manuscrite.

Tout à coup, l’agent de police, qui paya, se mit à rire.

— Toute réflexion faite, cela apprendra au chef de la police de Sûreté à se mêler de ce qui ne le regarde pas, pensa-t-il.

Et il sortit.

Le lendemain matin, dès son arrivée, le chef trouva sur son bureau la lettre avec la traduction sous la même enveloppe ministérielle.

Voici ce que contenait cette étrange missive :


« Monsieur le Comte,

(La lettre était pour le comte de Warrens et non pour son intendant, dont le nom n’était même pas prononcé.)

« Les laines se tiennent. Le marché est bon. La vallée de Kachmir est en progrès. Vous recevrez sous peu les châles que vous avez commandés ; on les a expressément tissés pour vous, selon vos ordres. Tous vos troupeaux, sont en état. Les fabriques marchent au mieux. »


Jusque-là, il n’y avait rien à dire. C’était une lettre d’affaires, en tout semblable à celles qui s’expédient journellement dans les cinq parties du monde.

Malheureusement le style du dernier paragraphe venait tout gâter.

Voici ce qu’il y avait dans ce paragraphe qui fit monter le rouge de la colère et de l’indignation au visage du chef de la Sûreté :


« Ne vous étonnez pas, Monsieur le Comte, je vous prie, de ce que je vous écris en patois indoustani. À tort ou à raison, je pense que le cabinet noir n’est pas mort. Je ne suis pas fâché de faire un peu travailler la police française, qui, sans doute, cherchera à lire cette lettre avant vous, sans y parvenir. C’est une joie pour moi de lui prouver une bonne fois de plus son impuissance et son ineptie.

« Veuillez agréer, Monsieur le Comte, l’assurance du complet dévouement de votre très humble et très respectueux serviteur.

« Pierre Durand.
« Sirinagor (Lahore), 7 juillet 1846. »


La lettre, recachetée avec soin et de façon à ce qu’on ne s’aperçût pas qu’elle avait été ouverte, fut expédiée à l’hôtel de Warrens.

Mais, naturellement, la police était plus furieuse que jamais.

Le comte semblait ne pas se douter de ses colères et de ses fureurs ; il feignit d’ignorer la surveillance occulte dont il était l’objet.

Dès son arrivée, il avait pris deux jours par semaine, le mardi et le samedi.

Le mardi, il ne recevait que ses intimes.

Le samedi, ses salons s’ouvraient à tout ce que Paris renfermait de sommités et d’illustrations dans la diplomatie, dans les lettres, dans les arts, dans l’armée.

Nous avons déjà constaté que la noblesse et la finance avaient ouvert leurs portes ; aussi ne se faisaient-elles pas faute de venir se coudoyer et se regarder du haut de leurs quartiers ou de leurs sacs d’écus.

Sur ce terrain neutre se rencontraient les opinions les plus opposées.

Comme tout en se trouvant dans la meilleure partie du meilleur monde parisien, on jouissait de la plus grande liberté chez M. de Warrens, on l’accablait de demandes d’invitations. Il ne répondait qu’à bon escient.

Les honneurs de l’hôtel de Warrens étaient faits par Mme  la duchesse de Vérone, veuve de l’un des plus célèbres généraux de l’ère impériale, le général Dubreuil, duc de Vérone.

Les liens éloignés de famille qui unissaient le comte de Warrens à la duchesse de Vérone lui avaient fait accepter une tâche qu’elle remplissait avec autant de distinction que de charme.

Sa présence autorisait les femmes, mariées ou veuves, et les jeunes filles à assister à ces soirées et à ces bals.

Le samedi gras était donc jour de bal à l’hôtel de Warrens.

Le programme, rédigé de façon à exciter vivement la curiosité, annonçait un concert, un bal paré et masqué, le tout se terminant par un souper devant durer deux heures, de cinq heures à sept heures du matin.

On était libre de ne pas se masquer, de ne pas se costumer ; — seulement tout invité ou toute invitée en costume de bal ordinaire ne pouvait pénétrer dans les salons réservés aux masques, aux costumes et aux dominos.

De la sorte, les mères timorées n’avaient rien à craindre pour les oreilles de leurs filles, et les veuves inconsolables ou les femmes trop mariées étaient sûres de trouver un refuge, un coin du monde où elles se verraient libres d’oublier les unes leurs maris morts, les autres leurs époux vivants.

Depuis plus d’un mois, de tous côtés, on parlait de cette fête.

Les brigues avaient été vives pour s’y faire inviter.

Vers onze heures, les voitures les plus élégantes commencèrent à amener le menu fretin des élus.

À une heure du matin, les têtes du bal étaient arrivées.

Près de deux mille personnes, dont plus de cinq cents masquées ou costumées, circulaient dans la longue enfilade de salons latéraux qui, partant du quai Malaquais, arrivaient rue Jacob.

Les salons de droite, consacrés aux invités en habit de ville, contenaient des ministres, des ambassadeurs, des littérateurs, des généraux et des artistes.

Les femmes les plus sévères de l’aristocratie française et étrangère n’avaient pu résister à leur désir de contempler ces splendeurs orientales.

Dans les salons de gauche régnait la plus franche gaîté. Là se heurtaient, au milieu d’éclats de rire de bon aloi, de propos légers ne frôlant même pas la licence, de tutoiemenfs autorisés par le manteau vénitien, tout ce que Paris avait d’esprit, de talent, de verve et de gaîté.

Pas un habit noir, pas une cravate blanche ; l’or, l’argent, le velours, la soie, la poudre blanche et la poudre blonde, les fleurs et les diamants miroitaient sous une myriade de bougies.

Le comte de Warrens venait de faire oublier le comte de Warrens.

Il s’était surpassé.

On n’entendait de tous côtés que des exclamations extatiques ou des cris d’admiration.

Féerie ! palais magique ! fête digne des Mille et une Nuits ! étaient les moindres éloges donnés par la foule à la réunion la plus brillante de tout l’hiver.

Le comte, à l’entrée des salons de gauche, recevait toutes les personnes costumées, déguisées ou masquées.

La duchesse accueillait dans les salons de droite les femmes en costume de bal, avec une grâce et une amabilité exquises.

Auprès de la duchesse de Vérone se tenait assise une jeune fille blonde, aux yeux bleus, aux traits fins ; une charmante enfant de dix-sept ans au plus, réalisant en un seul type la Charlotte et la Mignon de Goethe.

Une robe de tarlatane blanche, des myosotis dans les cheveux, c’était tout, et cela suffisait pour en faire une des reines du bal.

Modeste et rougissante sous la pluie de regards admirateurs qui tombaient sur elle dru comme, grêle, elle semblait tout étonnée, tout effarée de se trouver dans un milieu nouveau pour elle.

Souvent la duchesse se penchait vers elle et lui présentait soit un danseur, soit une de ses connaissances.

Mais la jeune fille secouait sa blonde tête, et lui répondait dans ce muet langage :

— Ne craignez rien, madame. Ma résolution est immuable. Rien ne me fera chanceler. J’irai jusqu’au bout,

Derrière sa chaise et suivant tous les sentiments qui venaient tour à tour faire pâlir ou rougir son charmant visage, un jeune homme se tenait immobile et veillant sur elle.

À peine de temps à autre se baissait-il jusqu’à son oreille et prononçait-il quelques paroles qui lui faisaient secouer silencieusement la tête.

Évidemment, au milieu du brouhaha, des allées et venues, des présentations nombreuses se succédant les unes aux autres, il y avait une pensée vivant dans ces trois personnes, une pensée unique qui les réunissait toutes trois : la duchesse, le jeune homme et la jeune fille, dans la même attente.

Tout à coup la générale Dubreuil, qui venait de prendre la main de la jeune fille dans la sienne, la sentit frissonner.

Elle se tourna de son côté.

Elle la vit tremblante, les yeux pleins d’horreur, blanche comme un marbre de Carrare.

Se plaçant, sans en avoir l’air, de façon à masquer cette émotion subite, la vieille dame jeta les yeux autour d’elle et aperçut la cause de cette émotion.

— Courage ! dit-elle vite et bas.

— Courage ! répéta le jeune homme sur le même ton.

M. de Warrens venait vers la duchesse, accompagné d’un homme de quarante-cinq à cinquante ans, gros et court, aux épaules larges, à l’encolure commune, aux traits rapaces, éclairés par deux petits yeux gris pétillants d’astuce ; une brochette de croix nombreuses s’étalait sur son habit.

La face, la poitrine, le ventre, les jambes de ce nouveau venu, respiraient la suffisance du parvenu, la confiance vaniteuse du financier qui met ses caves pleines d’or au-dessus de tout.

La face était couperosée, la poitrine et le ventre assez proéminents pour ne faire plus qu’un, les jambes réunies figuraient le parfait entourage d’une douve mal taillée.

Et malgré cela, le propriétaire de cet ensemble disgracieux et déplaisant saluait les femmes d’un air conquérant, les hommes d’un air protecteur, pensant à part lui que, pour peu qu’il lui plût, le lendemain matin, il aurait tous ces hommes et toutes ces femmes dans les caves de son hôtel, à genoux devant ses tonnes d’or, à plat ventre devant ses liasses d’actions, d’obligations ou de billets de banque.

Car c’était le plus riche banquier de Paris, de la France, de l’Europe, ce vilain monsieur-là ! Le plus riche, entendez-vous bien !

— Madame la duchesse, dit le comte de Warrens, permettez-moi de vous présenter M. le baron de Kirschmark.

Et il s’effaça devant le banquier, qui s’avançait avec la lourdeur et l’aplomb d’un galion ambulant.

— Je suis heureuse de vous recevoir, monsieur le baron, fit la duchesse en inclinant légèrement la tête.

— C’est moi, madame la duchesse, qui suis ravi, enchanté de me trouver ici. Je n’ai jamais vu fête plus belle, ni plus riche ordonnance… répliqua le baron de Kirschmark avec des penchements de cou et des clignements d’yeux voulant dire : Je suis bon prince, hein !

— Plus riche ? remit le comte en souriant, vous vous oubliez.

— Non, parole d’honneur. C’est superbe, et digne du crédit que vous avez chez moi, mon cher comte… un crédit de pas mal de millions, ma foi !

— Mon cher baron, nous allons parler affaires, et ces dames n’y comprendront rien, interrompit M. de Warrens.

— Ce qui signifie que nous pourrions les ennuyer, ajouta le gros financier avec un rire à pomme d’or. Si madame la duchesse y consent, je profiterai de son bon accueil pour lui demander et lui prendre quelques minutes dans la soirée.

— Vous me trouverez entièrement à votre dévotion, monsieur.

Le banquier salua et se perdit dans la foule.

Le comte et la duchesse échangèrent un rapide coup d’œil.

La duchesse se pencha vers la jeune fille.

— C’est lui, n’est-ce pas, chère enfant ? lui demanda-t-elle avec intérêt.

— Oui, madame, lui répondit la jeune fille, qui était à peine remise de sa première émotion.

— Bien. Il nous fallait cette certitude. Maintenant que nous l’avons, M. le comte de Warrens et moi, nous ferons en sorte que vous ne soyez plus obligée d’affronter, ou de subir cette odieuse présence dans le cours de cette fête.

— Je m’y engage, mademoiselle, fit le comte.

— Redevenez donc joyeuse, mon cher cœur, ajouta la duchesse, et ne songez plus qu’au but que nous cherchons à atteindre.

— Je tâcherai, madame la duchesse.

— Et vous réussirez.

— Je l’espère, vous êtes si bonne pour moi !

— Oh ! ne parlons pas de cela. Est-ce que je ne remplace pas votre mère, en ce moment ?

— Ma pauvre mère ! murmura-t-elle avec un soupir étouffé.

Le comte, qui écoutait silencieux ce court dialogue, s’avança et fit un signe au jeune homme, qui s’éloigna aussitôt.

— Est-ce l’heure ? demanda Mme  Dubreuil.

— Oui, duchesse.

— Ne craignez-vous que la surprise, l’émotion de tout à l’heure ne paralysent les moyens de cette chère enfant ?

— Mademoiselle aura le temps de se remettre, pendant la première partie du concert. Je suis sûr qu’elle obtiendra un succès foudroyant.

— Ah ! monsieur le comte, murmura la jeune fille.

— Je fais parfaitement la part de votre modestie, mademoiselle ; mais je suis sûr de vous. Dans deux heures votre nom sera dans toutes les bouches.