Les invisibles de Paris (Aimard)/I/IV

La bibliothèque libre.
Roy et Geffroy (p. 65-70).
◄  III
V  ►


Il s’approcha d’un bahut en bois, et le prenant pour pupitre, il y écrivit la traduction demandée.

IV

APPARITION D’UNE ÉTOILE QUE M. LEVERRIER N’AURAIT PAS DÉCOUVERTE

Le jeune homme, auquel le comte de Warrens avait fait signe de s’éloigner, revenait alors donnant le bras à une femme, jeune encore, dont le sourire aimable n’excluait pas un certain air de tête que tous les artistes de grand talent possèdent.

Cette assurance méritée dénote l’habitude des bravos et des applaudissements.

Cette femme était Mme  Cinti-Damoreau, l’illustre cantatrice.

Peu de temps auparavant, elle avait eu le courage, rare parmi les chanteurs aimés du public, de quitter la scène, à l’apogée de sa réputation.

La duchesse de Vérone fit pour Mme  Cinti-Damoreau ce qu’elle n’avait encore fait pour aucun de ses invités.

Elle s’avança vers elle, la prit par la main et l’obligea gracieusement à s’asseoir à son côté.

Le concert allait commencer.

La grande dame et la grande artiste causèrent à voix basse pendant quelques instants.

Au bout de ce court entretien, Mme  Cinti-Damoreau fit un geste d’assentiment, tout en lançant à la dérobée un regard curieux et presque affectueux à la jeune fille, qui rougissait, sentant qu’il était question d’elle entre les deux femmes.

Les invités affluaient dans la salle du concert.

Masquées, costumées, ou seulement en robes de bal, les dames occupaient les chaises et les banquettes d’un immense salon octogone.

Les hommes se tenaient dans les nombreuses embrasures des portes ou dans les bas côtés des murs latéraux faisant suite à l’estrade apprêtée pour les artistes et les exécutants.

Ce salon octogone, une des merveilles de l’hôtel de Warrens, mérite une description particulière.

Huit lustres de Venise y répandaient une lumière tamisée.

Le plafond, peint par Delacroix, représentait le supplice de Marsyas ; chaque dessus de porte, un faune et une dryade, un satyre et une nymphe, cherchant par leurs supplications à arrêter la vengeance d’Apollon, le Dieu du Jour et de la Musique.

Tous les lambris, en mosaïque digne de Pompéi, surmontaient des panneaux signés Corot, Decamps, Jules Dupré et Gudin.

Cette salle de concert, d’un goût sévère, faisait un contraste frappant avec la suite de salons blanc et or, par lesquels il fallait passer pour y parvenir.

Nous l’avons dit, un certain nombre d’artistes, l’élite des peintres, littérateurs et musiciens, avaient été invités par le comte de Warrens.

On n’avait donc point, à s’étonner de voir au premier rang des curieux les directeurs de nos grandes scènes lyriques, l’Opéra, les Italiens et l’Opéra-Comique.

Au moment où le comte, traversant la foule, parut donnant le bras à Mme  Cinti-Damoreau, qu’il était allé chercher près de la duchesse de Vérone, et qu’il conduisit jusqu’à l’estrade, où Ponchard, un grand chanteur d’opéra-comique, l’attendait, un silence respectueux se fit ; puis les deux illustres virtuoses commencèrent un duo de l’Ambassadrice.

Inutile de constater les transports d’enthousiasme qui les accueillirent tous deux.

Chacun le sait, il était impossible d’avoir plus de voix que ces deux rossignols retraités, impossible de chanter avec plus de goût et de méthode.

Après le duo de l’Ambassadrice, vint l’air de Joseph :

Vainement Pharaon, dans sa reconnaissance,


chanté par Ponchard.

Et l’air du Domino noir :

Une fée, un bon ange…


exécuté par Mme  Cinti-Damoreau.

En disant cette adorable inspiration d’Auber, la grande cantatrice mit dans sa voix tant de puissance de sentiment, tant d’intelligence pleine d’actualité, que ce fut un frémissement d’émotion dans la salle.

Ce fut surtout dans le groupe formé par la duchesse de Vérone et sa protégée, que l’effet se produisit le plus clairement.

Cette dernière pleurait, et pressant le bras de sa protectrice :

— Ah ! madame ! madame ! que c’est beau ! murmurait-elle attendrie ; jamais on n’a si bien chanté. Cela fait tout oublier !

— N’oubliez pas, répliqua la duchesse en souriant doucement, n’oubliez pas, chère enfant, que votre tour va bientôt venir.

— Oh ! je n’oserai jamais.

— Calmez-vous, et ayez confiance. Vous avez un grand talent aussi, et une voix… plus jeune… Et puis, ne craignez rien, vous serez bien soutenue… Attendez et remettez-vous.

Ponchard et Mme  Cinti-Damoreau venaient de se retirer au milieu d’un tonnerre d’applaudissements.

Après un quart d’heure de piano, que Liszt remplit de ses inspirations poétiques et pleines de maestria, apparurent sur l’estrade Lablache et Ronconi, qui, avec Mario et Giulia Grisi, faisaient alors les beaux jours, c’est-à-dire les beaux soirs des Italiens.

Ils enlevèrent, avec leur succès ordinaire, le duo des Puritains’qui commence par :

Il rival salvar lu puoi

Et qui finit par l’héroïque ensemble :

Suoni la tromba, e impavido
Jo pugnero da forte

Puis, comme les artistes qui les avaient précédés, ils vinrent s’asseoir parmi les spectateurs.

On le sentait, malgré toutes les splendeurs musicales offertes à ce public d’élite, l’élément de curiosité, l’attrait principal de la soirée se faisait désirer.

Aussi, lorsque la duchesse de Vérone se leva, prenant par la main sa protégée, qui tremblait comme la feuille secouée par une brise d’automne, lui fit rejoindre Mario, sur l’estrade, ce fut un murmure de curiosité pleine d’intérêt.

On pressentait là plus qu’un début insignifiant.

Chacun comprit que de cette épreuve solennelle dépendait l’avenir, la vie d’artiste de cette jeune fille timide et haletante de frayeur.

Tomber sous le ridicule, ou aller aux étoiles sous les yeux du Paris artistique, du Paris financier, du Paris aristocratique, là était la question, question de vie ou de mort, tout simplement.

Mario, en gentilhomme qu’il était, fit plusieurs pas au-devant de la pauvre enfant, s’inclina devant elle et la rassura en quelques mots.

Peu d’instants après, le talent de la cantatrice ayant pris le dessus sur les défaillances de la débutante, ils firent entendre les premières notes du duo de Lucie.

Ce fut un enchantement.

La voix suave, argentine du ténor italien se fondant dans un organe jeune, vibrant, sonore, ravit tous les cœurs, La salle se leva tout entière.

Vieillards, jeunes gens, femmes coquettes et femmes honnêtes, public nouveau, public blasé, amateurs et indifférents, juges ou parties, artistes et directeurs, tous criaient au miracle.

Ce n’était pas un succès ; c’était un délire, une folie, une rage d’enthousiasme.

Accablée sous les bravos, chancelante sous son triomphe, la jeune cantatrice disparut sous les fleurs qui inondaient le tapis de l’estrade.

Depuis la Malibran, on n’avait rien entendu de comparable.

Le concert était fini.

Parmi les admirateurs, trois des plus forcenés étaient les directeurs des Italiens et de l’Opéra et le baron de Kirschmark.

Les deux premiers se regardaient l’un l’autre avec méfiance et jalousie, tout en chantant les louanges de la nouvelle étoile à la duchesse, ravie de cette immense réussite.

Le dernier venait de prendre le comte de Warrens à part, et lui serrant les mains à les lui briser, s’écriait sur tous les tons :

— Elle est adorable ! c’est un bijou ! c’est un écrin ! c’est une mine de diamants ! Cela vaut son pesant d’or.

— Cela est honnête et de bonne famille, mon cher baron. Vous êtes veuf, je crois ?

— Je crois que oui, aussi.

— Eh bien ?

— Eh bien, quoi ?

— Épousez-la, fit le comte en riant.

— J’y penserai, répondit sérieusement Kirschmark, j’y penserai cette nuit.

Le baron de Kirschmark possédait un léger accent tudesque qui, sans lui faire baragouiner le charabia impossible du baron de Nucingen, de Balzac, ne laissait pas de lui donner une certaine ressemblance avec un bottier de grande maison.

Cela, au détriment de ses millions inconnus.

Désirant déposer le tribut de ses hommages aux pieds de l’heureuse jeune fille, il cherchait à se frayer un passage à travers la foule qui s’écoulait dans les galeries avoisinantes ; mais au moment où il touchait au but, l’objet de son admiration disparut.

La duchesse venait de l’emmener pour la soustraire à une ovation trop prolongée.

Peut-être aussi parce qu’elle avait remarqué le travail de circonvallation du baron.

Toujours est-il qu’il arriva juste à temps pour voir se refermer, sur les robes de ces dames, une porte dérobée, cachée à tous les yeux par une lourde tapisserie des Gobelins.

Cette tapisserie avait pour sujet Vulcain surprenant Mars et Vénus et les enfermant dans un filet forgé de ses propres mains.

Et voyez le hasard !

L’habile ouvrier qui avait tissé, brodé ce chef-d’œuvre, a donné à son dieu boiteux les traits et l’encolure de notre baron désappointé.

Nos lecteurs ont reconnu en même temps que nous, dans la duchesse de Vérone, dans la jeune fille et dans le jeune homme qui se tenait toujours à l’affût derrière elle, les deux femmes et le jeune homme du marché aux chevaux.

La jeune fille s’appelait Thérèse. Pas de nom de famille.

Le jeune homme, Olivier Maskar ; il était secrétaire de la duchesse de Vérone.

Pendant que tous ces personnages se séparaient, se dispersaient, pour se rendre les uns dans un salon de jeu, les autres dans un boudoir isolé, ceux-ci dans les galeries réservées aux masques, ceux-là dans le salon de danse, un huissier tenant deux manteaux vénitiens, noirs et courts, et deux masques à longue barbe, s’approcha de deux hommes qui causaient à l’entrée de la galerie des masques.

Ces deux hommes étaient le comte de Warrens et un employé supérieur de la police. Le comte remerciait ce monsieur d’avoir bien voulu assistera sa petite fête. Celui-ci lui faisait tous ses compliments sur la magnificence de sa réception.

— Que voulez-vous, mon ami ? demanda le comte à l’huissier.

— Monsieur le comte a ordonné de ne laisser pénétrer personne dans ces salons, sans masque et sans costume.

— C’est vrai, dit le comte en souriant. Il faut que je me déguise, c’est la loi.

— Et je suis convaincu, fit l’employé supérieur, qui ne se croyait pas connu pour ce qu’il était, avec un accent de bonhomie parfaitement joué, je suis convaincu, comte, que cela ne vous gênera pas beaucoup.

— Dame ! voyez, répliqua le comte de Warrens, qui venait, de s’encapuchonner et de se masquer, en tournant sur ses talons. On dirait que je suis né en pleines lagunes, du xve au xvie siècle. Le cœur vous en dit-il, cher monsieur ?

— Ce que vous ferez ce soir, je le ferai comme vous, cher comte, reprit son interlocuteur, qui se masqua aussi.

— Je vous plains, alors, du fond de mon âme.

— Pourquoi ?

— Parce que je suis maître de maison et qu’il est de mon devoir de ne pas m’amuser autant que mes invités.

— Est-ce pour qu’on vous reconnaisse que vous mettez ce nœud rose à votre épaule gauche ?

— Sans doute ; mais mon intendant seul et deux de mes gens savent ce détail. Je vous supplie en grâce de ne pas me trahir.

— Je vous promets de profiter seul de cette découverte, dit-il en riant.

— Mille grâces !

— À propos, votre intendant, n’est-ce pas un M. Karl Schinner ?

— C’est cela même.

— Un charmant homme !

— Un honnête homme surtout, répondit gravement le comte.

Un quart d’heure après, l’employé supérieur de la Préfecture de police, attaqué par un adorable petit domino, dansait en face d’une esclave grecque ayant pour cavalier un masque au manteau vénitien et au nœud rose sur l’épaule gauche.

Rien n’empêchait ce rancunier et haut fonctionnaire de croire qu’il avait pour vis-à-vis, dans le porteur de ce nœud rose, le maître de céans, son ennemi intime, le comte de Warrens.