Les invisibles de Paris (Aimard)/I/XI

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Roy et Geffroy (p. 127-135).
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XI

LE MESSAGER DE L’INVISIBLE.

Nos deux personnages prêtèrent attentivement l’oreille ; puis au bout d’un instant :

— Ouf ! je suis fatiguée, je n’en peux plus ! dit la Pacline en s’asseyant. Reposez-vous, mon vieux, nous allons avoir à causer longuement.

— Ça dépend ! repartit la Cigale en lui obéissant. Mais, d’abord, pour répondre à ce qui regarde votre fatigue, pourquoi donc est-ce que vous vous décarcassez tant que ça ?… Renoncez à votre métier de réveilleuse et ne gardez que la vente des quatre-saisons.

— Vous êtes bon là, vous, avec votre conseil. Et la marmite ?… elle bouillirait donc toute seule ?

— Vous en aurez toujours bien assez pour deux.

— Pour deux, oui, possible…

La Pacline n’acheva pas, elle se passa la main sur les yeux et reprit d’un air indifférent :

— Mais ne nous occupons pas de ces détails-là. Ce n’est pas pour me donner des conseils que vous v’là ici ?

— Non, la mère, c’est connu, les conseilleurs ne sont pas les payeurs…

— Et vous venez pour me payer ?

— Peut-être bien.

— Quoi donc ?

— Vos services à…

— À qui ?

À ceux que personne ne voit.

Et qui voient tout, ajouta la Réveilleuse en baissant la voix.

— Oui.

La femme posa un de ses doigts sur sa bouche en signe d’invitation au silence, se leva, alla à la porte, l’ouvrit, se pencha sur l’escalier pour s’assurer que personne ne pourrait les espionner, puis elle rentra.

La Cigale, impassible, ne semblait nullement étonné de toutes les précautions prises par la Réveilleuse.

Une fois rentrée, celle-ci ferma la porte à double tour, l’assura au moyen d’une targette de fer, revint à la Cigale, et lui touchant légèrement le bras :

— Venez, lui dit-elle.

Celui-ci se leva et la suivit.

Ils entrèrent dans la seconde chambre.

Dans cette pièce, on le sait, se trouvaient les deux lits de la Pacline et de son fils d’adoption.

Au-dessus du lit de la femme, il y avait un cadre doré entourant un portrait recouvert d’un voile noir.

C’était le seul objet de luxe qui se remarquât dans cette pauvre demeure. Pourtant la misère n’avait pas le droit de s’y croire impatronisée.

— Ici, nous serons mieux, fit la Pacline.

— Comme vous voudrez. Pour les servir, je suis bien partout.

— Vous êtes donc toujours à leurs ordres ?

— Toujours.

— Vous avez parlé de payement tout à l’heure. Vous savez, mon garçon, que ce n’est pas en monnaie d’or ni de billon qu’on s’acquittera envers moi ?

— Si on vous doit, on s’acquittera n’importe comment, soyez-en sûre ! Ça les regarde, et ils ne manquent jamais à leur parole.

— Ma fille ! pensa la mère — et tout haut, elle continua : — J’y compte. Parlez. Que veulent-ils de moi ?

— Avez-vous bien tous vos moyens ?

— Vous dites ?

— Je vous demande, la mère, si avant de rentrer chez vous, vous ne vous êtes pas arrêtée cinq minutes de trop chez Paul Niquet ?

— Je ne bois que quand j’ai du chagrin, — et puis, ne craignez rien, je vous comprendrai toujours assez.

— C’est égal, j’aime mieux colloquer à jeun avec vous.

La malheureuse femme en était arrivée à ne plus considérer son état d’ivresse que comme une manière de régime nécessaire à son corps et à son âme. Toutes les fois qu’on faisait allusion à sa funeste habitude, elle répondait avec le plus grand sang-froid, sans prendre cela pour une injure :

— Allez votre train, je vous écoute. D’abord, vous avez de la chance, mon homme ; si je suis aussi éreintée à cette heure, c’est que je n’ai pas pris l’ombre d’une goutte depuis hier minuit. Parlez.

— Je suis chargé de vous dire certaines choses.

— Lesquelles ?

— Et de vous remettre une lettre.

— Donnez.

— Que vous me rendrez après l’avoir lue.


— Je veux piger, fit l’enfant, en plaçant son bras à côté de celui du géant.

— Et si je l’oublie ?

— Vous la relirez dix fois, s’il le faut, jusqu’à ce que vous en sachiez le contenu par cœur.

— Et alors ?

— Alors, je la brûlerai devant vous.

— Par où commencez-vous ? demanda la Pacline.

— Par ma commission verbale.

— Voyons.

— Vous recevrez aujourd’hui deux visites.

— Deux ?

— Oui. La première sera celle d’une femme.

— Viendra-t-elle seule ?

— C’est possible, dit la Cigale. Il est possible aussi qu’elle vienne accompagnée.

— Faudrait me donner des renseignements plus sûrs.

— Faudrait les avoir pour vous les donner. Cette femme est jeune, belle ; elle a des yeux bleus, des cheveux châtain clair.

— Son âge ?

— Elle paraît avoir de vingt à vingt-deux ans ?

— Elle paraît ?

— La mère, on n’est jamais sûr de l’âge d’une femme.

— C’est bon, répondit la Réveilleuse, continuez.

— On sera déguisé de façon à ne pas laisser soupçonner par vous la position qu’on occupe dans le monde.

— Ce serait plus malin de venir dans le costume de sa vraie position.

— On viendra peut-être non déguisée, vous ne chercherez à rien savoir.

— C’est dur, ça.

— Il le faut.

— Ce sera. Est-ce tout ?

— Oui.

— Passons à la seconde visite. Je n’ai pas besoin d’en entendre davantage sur la première.

— La seconde visite vous sera faite par un homme, continua la Cigale.

— J’aime mieux ça, répondit la Réveilleuse en souriant.

— Peut-être cet homme viendra-t-il seul, peut-être aussi viendra-t-il avec un autre homme et une femme.

— Toujours du même au même.

— Les deux hommes sont jeunes. L’un est presque imberbe. Il ne porte qu’une légère moustache brune retroussée. C’est un étudiant en droit.

— Et le second ?

— Un peu plus âgé, trente ans, très brun, tenue militaire.

— C’est un soldat ?

— Oui. Que voulez-vous que ce soit ?

— Il y a tant de gens qui ont l’air militaire et qui ne sont que des marchands de crayons déguisés !

— C’est vrai, la mère.

— Et la femme ?

— Une brune piquante, c’est la maîtresse de l’étudiant.

— Bon. Est-ce tout ?

— Quant à présent, oui.

— On ne peut pas savoir ce que viennent chercher ces gens-là ?

— Vous le saurez par eux.

— Merci. Voyons la lettre.

— La voici, dit le géant ; et il tira d’une de ses poches de côté un pli cacheté qu’il lui tendit.

— Qu’y a-t-il là-dedans, mon vieux ? Vous en doutez-vous ? demanda la Pacline en cherchant à lire jusqu’au fond du cœur de son interlocuteur.

— Non, répondit celui-ci sans broncher sous ce regard de feu.

— Vous ignorez donc tout, vous ?

— Oui, et je saurais quelque chose…

— Que ce serait absolument tout de même, continua-t-elle.

— Vous l’avez dit.

— À la bonne heure. C’est franc, ça. Et on n’a pas besoin de chercher midi à quatorze heures avec vous.

Elle prit la lettre et l’ouvrit. Elle la lut.

Pendant que la Pacline lisait, le messager des Invisibles ne se permit ni de bouger ni de parler.

La lecture dura longtemps.

La Pacline cherchait à bien graver dans sa mémoire le texte de cette missive. À trois reprises différentes, elle recommença.

Puis elle replia le papier et le rendit à la Cigale.

— C’est fait, lui dit-elle.

— Vous êtes sûre de ne rien oublier ? répliqua l’autre.

— Pas une ligne, pas un mot.

— Alors, venez.

— Où ?

— Dans l’autre chambre.

— Pour quoi faire ?

— Pour brûler ce papier.

— Si vous le gardiez, ce papier ! fit la Réveilleuse, sans avoir l’air d’attacher la moindre importance à son insinuation.

— Hein ? vous dites ? gronda le géant stupéfait.

Et il y avait une telle indignation dans ces trois mots, que la Pacline ne crut pas devoir pousser son épreuve plus loin.

— Vous êtes un brave cœur et un rude gars, Cigale.

— Je… je… je n’aime pas ces f… f… farces-là, répondit celui-ci qui, selon son habitude, se mettait à bégayer pour peu qu’une émotion quelconque le saisît à la gorge.

— J’ai mes ordres, fit la Réveilleuse.

— Ah ! c’est la consigne… Je me plaindrai au chef de son manque de confiance en moi.

— N’en faites rien, cela vaudra mieux, et suivez-moi.

Ils rentrèrent dans la première pièce, où le poêle chauffait et brûlait de plus belle.

La Pacline ôta la marmite du feu et le géant jeta la lettre dans les flammes.

En moins d’un instant, ce sujet de bisbille fut réduit en cendres.

— Voilà ! dit-il.

— Il y a des gens qui auraient payé ce brimborion de papier-là de toute une fortune !

— Ces gens-là ne sont, pas assez riches pour acheter votre espérance, la mère.

— Oui, mais vous, quelle raison ?…

— Moi, ils sont trop pauvres pour me payer ma conscience et mon dévouement à qui vous savez, interrompit la Cigale.

— Qu’on vienne nous dire, après ça, que la richesse fait le bonheur ! ajouta la Pacline avec un sourire d’une expression indéfinissable.

— La richesse, je ne crache pas dessus, mais je m’en… moque bien.

— Quelle est la première visite que je recevrai ? demanda-t-elle.

— On ne me l’a pas dit.

— À quelles heures faut-il que je sois ici ?

— De cinq à dix heures du soir.

— On y sera. Y a-t-il autre chose ?

— Ceci encore.

Il fouilla de nouveau dans ses poches et en retira un second papier.

Elle prit le papier et fit le geste de le décacheter.

La Cigale l’arrêta.

— Plus tard, fit-il, quand vous aurez vu votre monde.

— J’attendrai.

— À minuit, vous prendrez connaissance de cette seconde lettre.

— Bon.

— Vous sortirez. Dans la rue de la Barillerie, en face du numéro trente-cinq, une voiture sera arrêtée.

— Je monterai dedans ?

— En passant devant le cocher, vous direz comme si vous parliez à vous-même : La lune n’éclaire pas ce soir.

— Le cocher me répondra-t-il ?

— Oui, ces mots : Il fait assez clair pour marcher.

— Après ?

— Vous ouvrirez la portière du côté droit ; vous monterez dans la voiture et vous vous laisserez conduire.

— Est-ce fini, cette fois ?

— C’est fini. Seulement, faites bien attention : descendez de chez vous à minuit précis, montez dans la voiture avant minuit dix minutes ; passé ce temps vous ne la trouveriez plus.

— Je serai exacte. Voilà Mouchette. Il était temps.

En effet, on entendait dans l’escalier la voix du gamin qui remontait en chantant une autre couplet de sa chanson.

M’man, réveillez la cigale
Gale ! gale ! gale !
S’il n’est pas empoisonné.
Sonné ! sonné ! sonné !

 
C’te fois, c’est moi qui régale !
Gale ! gale ! gale !
Via d’l’eau d’aff. Piquons-lui le nez,
Nénez ! nénez ! nénez !

La Pacline retira la targette qui fermait la porte.

Presque aussitôt le gamin bondit, plutôt qu’il n’entra dans la chambre. Il tenait deux bouteilles.

— Le liquide demandé ! Un litre à seize ! Voilà ! servez chaud ! Boum ! fit-il en posant un litre de vin sur la table. — Et une demi-bouteille de fine champagne extra… Ne criez pas, m’man. C’est moi qui paye. — Boum ! répéta-t-il en imitant la voix et le ton d’un garçon de café à la mode.

— Tu payes, petit ? avec quoi ? demanda la Pacline étonnée.

— Ne vous inquiétez pas. J’ai dévalisé une diligence de rivière. Versez d’abord. Nous compterons ensuite.

La Pacline remplit les verres.

On trinqua et l’on but.

— Assez pour le moment, fit le colosse arrêtant la main du voyou, qui voulait recommencer.

— Nous renâclons devant la boisson à l’œil ? fit le gamin en riant. Mâtin ! vous causiez donc politique ?

— Nous t’attendons depuis une demi-heure, répondit la Cigale, pour rompre les chiens.

— Le plus souvent ! On veut donc me monter le coup ! Ah ! c’est pas gentil ! riposta le gamin avec son ricanement habituel. Vous n’en voulez plus, m’man ?

— Non, dit la Réveilleuse, qui fit bonne contenance devant la Cigale, tout en poussant un gémissement de regret et de convoitise.

— Ô vertu ! s’écria Mouchette.

— Viens-tu voir les masques, petit ?

— Je veux bien. C’est-y vous qui régale ?

— Oui, mais tout de suite.

— Fallait donc le dire ! Tout à l’heure on me renvoie, maintenant on m’emmène. Ce serait facile de ne pas jouer au petit père La Franchise avec son Fifi, son Nini, son Moumou.

— Il n’y a pas à dire ! quoi ! murmura le géant, il est plus malin qu’un homme des bois.

— Voyez-vous ça ! fit le gamin ; on finit par reconnaître le vrai mérite. Attends, Goliath. Je t’accompagne, mais j’ai un bout de conversation à tenir à la mère.

Et il sortit tout son argent de sa large et longue poche, qui lui commençait à la taille et finissait à peine à la hauteur de son genou.

— Tenez, la mère, serrez ça dans votre profonde…

— Qu’est-ce que c’est que tout cet argent-là ? fit la Pacline.

— C’est de quoi vous acheter du nanan pendant la semaine prochaine. Je ne garde que deux roues de derrière pour faire le fadard et pour m’acheter un philosophe… J’en ai un qui ne tient plus qu’à moitié.

Et pour prouver la vérité de son assertion, Mouchette monta sur la table et mit son pied à la hauteur de l’œil de la Cigale.

— D’où vient cet argent ? répéta la Réveilleuse, qui fronçait le sourcil en voyant cette somme entre les mains de son fils d’adoption.

L’enfant comprit ses scrupules.

— Vous pouvez le prendre, m’man. C’est le fruit de mes sueurs, demandez plutôt à Gargantua.

— Oh ! de tes sueurs ! fit la Cigale en riant. Tu transpires dans l’eau, toi ?

— Dans l’eau ! s’écria la Pacline.

— Dame ! je n’ peux pourtant pas retirer un noyé du feu.

— Tu as sauvé un homme ? dit la mère, rouge de plaisir.

— Faut pas rougir pour ça, m’man.

— Est-ce vrai, la Cigale ?

— C’est vrai.

— Bon ! v’là qu’on me traite comme un nègre ! v’là qu’on ne me croit pas ! v’là qu’on m’appelle menteur parce que…

— Parce que t’es un brave garçon, polisson.

— Vrai ?

Et Mouchette descendit de la table sur laquelle il était resté juché, en faisant le saut périlleux.

— En l’honneur de M. Auriol, dit-il, et celui-là pour vous, m’man.

Il en fit un second.

— Diable d’enfant ! dit la Réveilleuse, qui s’essuyait les yeux. Et si tu t’étais noyé, que serais-je devenue, moi ?

— Me noyer dans l’eau ! Le plus souvent ! Je ne l’aime pas assez pour ça. D’ailleurs, la Seine me connaît trop pour me garder dans son lit. C’est une rivière trop honnête.

— La Seine est un fleuve, moucheron, grommela le géant pour échapper à l’attendrissement qui commençait à le gagner, lui aussi.

— Bah ! fit Mouchette étonné, eh bien ! raison de plus.

— Allons, viens, il est onze heures, je te paye à déjeuner.

— Où ça ? chez Paul ?

— Chez Niquet, oui.

— Fameux ! Allons-y. Adieu, m’man.

— Adieu… répondit la Pacline… Eh bien ! à ton tour.

— Quoi donc ?

— Tu pars sans m’embrasser ?

— Je craignais de vous embêter.

Et il lui ressauta au cou.

— Mauvais sujet, lui dit-elle en l’embrassant avec tendresse. Quand seras-tu un homme ?

— Quand la Cigale sera un singe.

Et le géant et le gamin quittèrent joyeusement la mansarde.

Restée seule, la Réveilleuse serra l’argent dans une cachette creusée dans le mur de sa chambre, puis tombant sur un siège :

— S’il avait péri dans ce sauvetage… je serais restée seule… seule ! murmura-t-elle d’une voix triste. Ô ma fille ! ma pauvre fille, ne te rétrouverai-je donc jamais !

Elle se versa un plein verre d’eau-de-vie et le but d’un seul coup.