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Les invisibles de Paris (Aimard)/I/X

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Roy et Geffroy (p. 117-127).
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X

LA RÉVEILLEUSE

Marie-Étiennette Brizard, fille du feu Antoine Brizard, ex-sergent aux grenadiers de la garde impériale, et de Jacqueline Malassis, son épouse légitime, marchande de marée, avait, dans son temps, passé pour une des plus jolies filles du carreau des Halles.

Mariée toute jeune à un homme qu’elle adorait et dont elle était adorée, elle resta veuve et mère d’une petite fille, après trois ans de ménage et de bonheur.

Son mari, Pierre Paclin, exerçait le dangereux état de couvreur.

Un jour qu’il remplissait sa terrible tâche avec l’insouciance ordinaire aux ouvriers de sa classe, le rire aux lèvres et le souvenir de sa femme ou de sa fille dans la tête, un tuyau se défonça sous ses pieds.

Il tomba du haut d’un toit et se tua raide.

Une heure après, on rapportait à la pauvre femme le corps de son mari, sanglant, mutilé, inanimé.

Marie-Étiennette manqua devenir folle de douleur.

Sa douleur ne trouva pas de larmes.

Elle avait à peine vingt ans ; un instant l’idée du suicide lui traversa le cerveau, mais un cri de sa fille la rappela à la raison.

Elle était mère ; elle vécut.

Seulement la veuve Pacline — on l’appelait ainsi aux Halles — renonçant, à partir de ce jour, à tous les plaisirs, à toutes les distractions de son âge, ne s’occupa plus que de son enfant, le seul but utile de sa vie solitaire.

Toutes ses affections s’étaient reportées sur la tête chérie de sa petite Marguerite.

Aussi bien était-il impossible de rien voir de plus séduisant que cette enfant-là.

Agé de deux ans, ce chérubin blond et rose, aux grands yeux bleus reflétant l’azur du ciel, avait déjà un air grave et plein de rêverie qui faisait dire à mesdames les maraîchères :

— La petiote connaît son malheur et celui de sa pauvre mère.

Puis, de temps à autre, tout en faisant sauter entre leurs bras robustes la frêle et mignonne créature qui semblait regretter ses ailes d’ange, elles ajoutaient :

— Cette enfant-là est trop fragile. Elle ne fera pas de vieux os. Et c’est bien dommage ! Qu’est-ce qu’on fera de la mère, si la fille vient à s’en aller ?

Mais, malgré les mauvais pronostics, Marguerite grandissait.

Elle commençait à bégayer quelques mots.

Son doux gazouillement, ses rires cristallins remplissaient de joie et de soleil la pauvre mansarde que Marie-Étiennette Paclin occupait avec elle.

C’était chose touchante que le spectacle de cette jeune femme, vieillie par un désespoir prématuré, et renaissant à la vie, à la lumière, à l’espérance, grâce aux jeux de son enfant.

La Pacline couvrait Marguerite de baisers ; elle lui parlait comme si celle-ci eût pu la comprendre, elle en faisait sa confidente intime, et lui racontait tout ce qu’elle avait dans le cœur de souvenirs et de regrets.

Marguerite lui répondait en lui passant ses petits bras autour du cou, et s’endormait le plus souvent sur son sein, bercée doucement par une de ces chansons enfantines que les mères chantent si bien.

Aimable et naïve crédulité que Dieu met dans l’âme de toutes les femmes !

La Pacline, si cruellement éprouvée pour son propre compte, ne voyait rien que d’heureux dans l’avenir de sa fille.

Elle bâtissait déjà sur cette tête, si jeune et si chère, les plus fastueux châteaux en Espagne, voyant, malgré ses déboires et ses déconvenues de chaque jour, la vie tout en rose, dès que ses regards attendris tombaient sur le frais visage de son ange blond.

Ce fut le plus heureux temps de la jeune mère.

Elle était presque parvenue à croire que son mari n’avait pas emporté avec lui toute sa part de bonheur en ce bas monde.

Tout en restant fidèle à son souvenir, elle se surprenait par moments à ne pas trop regretter le passé.

Le lutin de sa mansarde, la joie de son modeste foyer, venait d’atteindre sa cinquième année.

Marguerite devenait un petit personnage.

Elle aidait sa mère dans ses marchés, et, sur ma foi, plus d’un l’appelait déjà : Mademoiselle Margoton, long comme le bras.

Tout le monde en raffolait, tant elle était charmante.

Les affaires marchaient bien.

Tout donnait à croire que la mère et la fille se retireraient un jour du commerce avec une aisance honnêtement gagnée.

Mais, hélas ! rien n’est vrai et sûr que le malheur.

Et depuis Polycrate, le tyran de Samos, qui ne put conjurer sa mauvaise fortune en jetant son anneau à la mer, jusqu’au pierrot de la foire Saint-Laurent, qui n’avait pas trouvé d’autre moyen d’échapper à la mort que de se pendre, la vie a toujours été une longue suite d’ennuis et de misères.

Courts sont les plaisirs !

Rares les bonheurs.

La Pacline n’avait pas de bague à jeter dans la Seine ; elle ne craignait pas la mort, elle ne tremblait que dans la personne de sa fille chérie.

Ce fut dans sa fille que son mauvais ange la frappa.

Marguerite, tous les matins, accompagnait sa mère à la Halle ; on lui avait réservé une des meilleures places du Carreau.

La Pacline avait ses chalands particuliers et une : clientèle ordinaire, que lui assuraient ses manières honnêtes et tristes, sur lesquelles brochait l’allure vive et caressante de Marguerite.

Et, cela, sans qu’une seule des commères, ses voisines, fortes en gueule et en jalousie, se permît la moindre observation.

Il semblait, au contraire, que chacune de ces bonnes âmes fût enchantée du succès de l’orpheline et de la réussite de la veuve.

Aussi fallait-il voir comme Mlle Margoton vous recevait son monde du haut de sa gentillesse et de la petite chaise où on la plaçait dès son arrivée au carreau des Halles !

Un matin, le premier vendredi du mois de mars, vers les sept heures, au moment le plus actif de la vente, en plein coup de feu, la Pacline, qui venait d’écouler les derniers rogatons de sa marchandise, n’entendant plus rire ni chanter auprès d’elle, jeta les yeux sur la petite chaise de sa fille et la trouva vide.

Ce matin-là, précisément, à cause de l’affluence des acheteurs et de la cohue extraordinaire, elle avait recommandé à l’enfant de ne pas bouger.

— Marguerite ! appela-t-elle.

Mais Marguerite ne répondit pas.

— Petit diable ! pensa la mère, elle sera encore allée jouer avec le petit de Mme Beaupré. Voilà ce que c’est que de la trop gâter. Elle ne m’obéit plus.

Et elle recommença à crier de plus belle :

— Margot ! Margoton ! viens ! viens vite !

Rien.

La Pacline, impatientée de ce silence continu, sortit de son comptoir et courut chez Mme Beaupré, sa voisine.

Celle-ci n’était pas à son établi.

Elle, venait d’aller à l’autre bout du Carreau.

Et la Pacline attendit.

Mais Mme Beaupré revint. Elle n’avait pas amené, ce matin-là, son fils au marché, la vente durant ; elle n’avait même pas aperçu la fille de sa voisine.

— Ah ! mon Dieu ! fit la pauvre mère, dont une secrète angoisse, un sombre pressentiment vint traverser le cœur, comme eût pu le traverser la pointe d’un couteau. Ah ! mon Dieu !

Et cherchant à maîtriser l’émotion qui envahissait toutes ses facultés, elle se précipita, affolée, tremblante, allant de l’une à l’autre, et n’ayant qu’un seul mot à la bouche :

— Ma fille ! Vous n’avez pas vu ma fille ?

Personne ne l’avait vue ; mais tout le monde aimait Marie-Étiennette, si bonne, si serviable, et Marguerite, si gentille, si intelligente.

Chacune des vaillantes commères, qui ne put lui répondre : « Votre fille, la voilà ! » prit part à son angoisse, fit siennes sa douleur et sa peine.

On se mit en quête de reniant disparue. On alla, on vint, on s’informa.

En un instant, ce fut un tohu-bohu général.

La Halle était sur pied, bouleversée, grondante, menaçante, cherchant enfin à qui s’en prendre de cette alerte fausse ou vraie.

On aurait voulu que cette disparition ne provînt que d’une niche de l’enfant.

L’une disait à la malheureuse mère :

— Ne vous effrayez pas : Margoton joue à cache-cache.

L’autre :

— Je vas vous la ramener, mais faudra la fouetter… pour la première fois, cette petite princesse.

Et Marie-Étiennette, pâle, défaite, la voix brisée, répondait :

— Oui, je la fouetterai… mais rendez-la-moi… rendez-la-moi.

Mais le temps s’écoula.

Les acheteurs s’éloignèrent.

Le carreau des Halles, si animé, redevint presque silencieux ; les marchandes, consternées, n’osaient plus parler que bas autour de cette misérable femme qui ne voulait pas croire à son malheur.

La journée tirait à sa fin.

On ferma le marché.

Marguerite n’était pas revenue ! Elle ne devait plus reparaître !

Plus de trace ! plus d’espoir !

— Mon Dieu ! mon Dieu !… murmurait de temps à autre la pauvre Marie-Étiennette ! On me l’a prise !… Sainte Vierge ! vous me la rendrez ! — Et puis elle appelait sa fille d’une voix à réveiller les morts.

Rien n’y fit.

Marguerite était bien perdue pour elle.

Les voisins et les voisines de Marie-Étiennette firent une déclaration au commissaire de police.

Cela n’amena aucun résultat.

Nul indice ne fut recueilli.

Malgré les recherches les plus consciencieuses, nulle lueur ne se fit sur cette disparition mystérieuse, qui demeura à l’état de problème insoluble.

Ce dernier coup brisa la Pacline.

La femme avait péniblement résisté à la perte de son mari ; la mère ne résista point à la perte de son enfant.

En proie à une fièvre ardente, elle fut transportée à l’hôpital. Là, elle hésita cinq mois entre la vie et la mort.

Enfin sa jeunesse et la force de sa constitution triomphèrent. La malade entra en convalescence ; ce fut long.

Quand elle sortit de l’hôpital, où tous, médecins, infirmiers, religieuses, avaient lutté de soins et de sympathies, ses amies les plus intimes ne la reconnurent pas.

Marie-Étiennette Pacline était entrée à l’hôpital âgée de vingt-quatre ans ; elle en sortait vieillie de vingt ans, avec des cheveux gris.

Les chagrins vont par troupe, dit un proverbe.

Quand la Pacline se trouva sur le pavé de la grande ville, elle était bien et dûment ruinée.


— Ah ! que bel homme ! et un trou dans la poitrine…

Ses économies avaient à peine suffi à liquider son commerce et à payer son arriéré et son loyer.

Mais que lui importait : elle n’avait plus personne auprès d’elle pour qui la misère l’effrayât.

D’ailleurs, les dames de la Halle sont compatissantes pour les malheurs immérités. Elles ne la laisseraient pas mourir de faim.

En effet, ses anciennes amies, ses camarades, ses voisines se cotisèrent. Grâce à leur secours, la veuve Pacline — à partir de ce jour on ne l’appela plus Marie-Étiennette ! — se vit en mesure de recommencer son commerce.

Elle se remit à l’œuvre avec une sorte de rage.

Dans quel but, puisque désormais elle vivait seule ?

Cette petite fleur bleue qui pousse au bord des précipices les plus escarpés et qui a nom l’espérance, lui faisait-elle encore subir son mirage trompeur ?

Travaillait-elle pour oublier ?

Était-ce pour se souvenir ?

Non, la Pacline travaillait pour travailler.

Quelques années se passèrent.

La veuve remboursa peu à peu les avances qui lui avaient été faites si amicalement.

Elle se revit une seconde fois à la tête d’un modeste pécule, laborieusement gagné, qui ne devait rien à personne.

Seulement, trop pauvre pour reprendre sa place sur le carreau, elle se fit marchande à éventaire.

On ne l’entendit jamais proférer une plainte sur sa déchéance, car c’était bien une déchéance pour une dame de la Halle de devenir simple marchande des quatre-saisons.

Que lui importait ?

Par moment même, on eût pu croire qu’elle préférait sa misérable profession.

Pourquoi ?

Ah ! c’est que, sans se l’avouer à elle-même, la pauvre femme espérait.

Oui. Elle espérait ! le cœur d’une mère ne désespère jamais.

Elle voyait toujours devant elle cette petite fleur bleue qui l’attirait, et qui fuyait sa main au moment où sa main croyait la saisir.

Sous prétexte de débiter sa marchandise, mais, en réalité, dans l’idée de retrouver l’enfant disparue, la Pacline parcourait Paris du matin au soir.

Au commencement, elle allait et venait fiévreusement, sans se rebuter, sans ralentir ses infructueuses et incessantes recherches.

Mais à la longue, le temps, cet égoïste implacable, qui dans sa marche fatale passe son niveau irrésistible sur toutes les choses de ce monde, le temps accomplit son œuvre de consolation.

La fièvre du désespoir s’apaisa et disparut insensiblement, elle en vint à se changer en une résignation apathique, touchant au c’était écrit des Orientaux.

Bien que la mère ne renonçât pas à retrouver sa fille, jamais elle n’en parlait, jamais le nom de Marguerite ne sortait de ses lèvres.

La vie reprit pour elle son cours machinal.

D’ailleurs, de grands changements s’étaient opérés autour d’elle.

À la Halle, ses anciennes amies, ses connaissances s’étaient retirées les unes après les autres.

Des marchandes nouvelles les remplaçaient, et pour celles-là, avec qui la Pacline ne tenait pas à se lier, la disparition de mademoiselle Margoton était passée à l’état de légende douteuse.

L’indifférence remplaçait la pitié.

On avait complètement oublié ces noms de Marie-Étiennette et de Marguerite, qui jadis se trouvaient dans toutes les bouches.

On ne connaissait plus que la Pacline, la marchande des quatre-saisons, qui n’avait plus ni âge, ni beauté.

Peut-être même éprouvait-elle un secret plaisir à ne plus entendre retentir à son oreille ces noms si chers jadis, et qui maintenant n’avaient plus d’écho dans aucun cœur, pas même dans le sien.

Un jour qu’elle venait de faire sa tournée de réveil, — car tout en exerçant son métier de marchande de quatre-saisons, la Pacline, qui, dans ce temps-là, cumulait et exerçait en même temps la profession de réveilleuse des Halles, — profession qui consiste à réveiller dès l’aube les forts de la halle et les maraîchers logés dans les garnis du quartier moyennant une minime rétribution, — un jour, elle qui n’avait jamais eu de chance de sa vie, trouva quelque chose.

Elle n’en crut pas ses yeux.

Ce quelque chose était une pauvre petite créature abandonnée sur un morceau de détritus de toutes sortes, au coin de la rue aux Fers.

Le cœur de la Pacline ou de la Réveilleuse, comme il plaira au lecteur, ce cœur si rudement éprouvé, qui se croyait mort à toute joie humaine, bondit dans sa poitrine, à la vue de l’être misérable qui gisait à ses pieds, vautré dans la fange et dormant d’un sommeil profond.

Par un de ces mouvements instinctifs qui viennent du fond de l’âme et dans lesquels le calcul n’entre pour rien, elle se baissa, prit dans ses bras l’enfant, âgé de quatre ou cinq ans à peine, et… mais ici il nous faut ouvrir une parenthèse et raconter le premier dialogue qui s’établit entre le quelque chose plus haut cité, et la brave femme qui venait de le ramasser.

— Hé ! là-bas ! fit le quelque chose, âgé de cinq ans, qui était un petit garçon malingre, souffreteux, mais frétillant comme un écureuil, et possesseur de deux yeux clairs et perçants comme des yeux de chat ; hé ! là-bas ! la petite mère…

— Ne m’appelle pas la mère, petiot, fit la Pacline d’une voix sourde, tout en enveloppant son protégé dans son tablier.

— Hé ! là-bas ! la petite vieille…

Vieille !… Pacline n’avait pas trente ans !… — Mais La Fontaine l’a dit :

Cet âge est sans pitié…

— La petite vieille, continua le môme, on empêche donc les amis de roupiller !

Il avait cinq ans à peine, lui !

— Tu dormiras chez moi, dans mon lit. N’aie pas peur.

— Un lit ! quéqu’ c’est qu’ ça ? Et puis, j’aime pas qu’on m’emmaillotte comme ça. J’ai des jambes. Je veux marcher, moi !

La Pacline regarda l’étrange enfant qu’elle tenait, et, voyant l’air résolu dont il lui parlait, elle le mit à terre et lui dit de sa voix la plus douce :

— Comment t’appelle-t-on, petiot ?

— J’ sais pas.

— Connais-tu tes parents ?

— Pourquoi faire ?

— Où demeures-tu ?

— À Paris, sur un tas de légumes et de pommes pourries.

— D’où viens-tu ?

— De la campagne. On m’y a battu. J’en ai eu assez.

— Qui t’a battu. ? ton père ?

— Qui ça, mon père ? Je gardais les oies… C’est le maître aux oies qui m’a battu.

— Veux-tu que je te reconduise chez lui ?

— Non ! cria l’enfant, lâchez-moi. Je me suis ensauvé, c’est pas pour retourner chercher des coups. Lâchez-moi, la vieille, que je vous dis… D’abord, je vous dirai pas où c’est.

Et il essayait de se sauver.

Mais la Pacline le retint d’une main ferme.

— Viens avec moi, lui dit-elle, tu vivras avec moi. Je t’habillerai et je te nourrirai.

— Je ne garderai plus les oies ?

— Non, dit la Pacline en souriant.

— Je ne travaillerai pas à la basse-cour ?

— Non plus.

— Tu m’aimeras bien ?

— À preuve, voilà ! s’écria-t-elle en le faisant sauter jusqu’à ses lèvres et en le couvrant de baisers.

Pour la première fois, l’enfant la regarda avec un semblant de tendresse. Il lui rendit ses baisers.

Tout était précoce en lui.

Là où il n’aurait dû y avoir qu’une sensation de stupeur, il y eut un sentiment d’affection presque filial.

Le commerce des oies avait fortement développé cette intelligence enfantine.

On ne devient pas si vite reconnaissant quand on n’a eu affaire qu’à des hommes.

Cinq minutes après, la Réveilleuse et sa trouvaille sans nom, l’une suivant l’autre, arrivaient rue de la Calandre, grimpaient cinq étages et s’endormaient tous deux d’un sommeil aussi profond que celui dont jouissait l’enfant tout seul sur son tas d’immondices.

Personne ne connaissait l’enfant, personne ne le réclama.

Du reste, si l’on s’amusait à réclamer tous les petits êtres abandonnés sur le pavé de Paris, on aurait fort à faire.

La Réveilleuse adopta celui-ci.

S’il ne remplaça pas la fille qu’elle avait perdue, il donna du moins un aliment à cet insatiable besoin d’aimer qui dévorait la pauvre femme isolée. Il lui constitua une famille nouvelle.

Nous avons dit précédemment comment un beau matin l’enfant trouvé gagna le gracieux surnom de Mouchette.

Cela posé, nous reprendrons notre récit à l’entrée de la Pacline dans son domicile.

Ce jour-là, quinze ans s’étaient envolés depuis l’enlèvement ou la disparition de Mlle Margoton, et il s’était écoulé près de dix ans depuis qu’elle avait ramassé son nouvel enfant au coin de la borne de la rue aux Fers.

Pacline la Réveilleuse était donc une femme d’une quarantaine d’années.

Petite, rondelette, aux traits fatigués mais réguliers, aux yeux émerillonnés, à la chevelure blanche comme la neige, elle gardait une singulière expression de jeunesse sur sa face petite et rougeaude.

Pas de trace de souffrance sur le visage de cette femme qui avait tant souffert ; pas une ride, pas un sillon attristant sur ce front pur et uni comme le front d’une jeune fille.

Ses trente-deux dents, resplendissantes de blancheur, étaient restées fidèles au poste et garnissaient une bouche dont un léger pli aux coins des lèvres laissait seul deviner combien était menteur le calme de cette physionomie.

Là, seulement, apparaissait, pour un observateur intéressé, la griffe indélébile d’une douleur inassouvie.

La Réveilleuse entra dans la première chambre.

Son costume, simple comme celui de toutes les marchandes des quatre-saisons, ne brillait point par un luxe exagéré, mais par une irréprochable propreté, qui en faisait le charme principal.

En apercevant la Cigale debout, près du poêle, elle échangea un rapide regard avec lui, sans que Mouchette pût se douter de cette entente muette. Puis se tournant vers lui :

— Va remiser le camion, petit, lui dit-elle.

— On y va, répondit le gamin, qui se tenait devant elle, immobile, comme un troupier au port d’armes.

— Comment ! on y va. Et tu restes là ?

— Je ne peux pas partir sans lest et sans feuille de route.

— Tu parles comme un matelot, dit la Pacline.

— Ou comme un soldat, ajouta la Cigale, qui ne voyait rien de bien maritime dans le lest de maître Mouchette. Voyons, y vas-tu ou n’y vas-tu pas ?

— D’abord, honorable tambour-major du Grand-Océan, de l’océan Atlantique et de tous les océans connus et inconnus, ce n’est pas à vous que je me fais l’honneur de m’adresser.

— À qui donc ?

— À la vénérable que voici. Et Mouchette désignait la Pacline du coin de l’œil. — Tant qu’elle n’aura pas compris qu’elle manque à tous ses devoirs de mère et de maîtresse de maison, le camionneur que voici ne bougera pas.

— Au diable le môme et ses mômeries ! — Tu ne veux pas descendre, je descends, et je remiserai la charrette à la mère, sans tambour ni trompette.

— Trompette, trompette, trompette,
Vous vous trompez toujours !


chantonna le voyou, mettant, selon son habitude, une variante au refrain de

cette chanson si connue.

— Arrêtez ! la Cigale ! s’écria la Réveilleuse en retenant le colosse, qui avait déjà la moitié du corps sur le carré. Arrêtez ! je sais de quoi il retourne. Approche, mauvais sujet.

Mouchette fit deux pas en avant, toujours au port d’armes, et tendit la joue droite en disant :

— Baisez joue… droite ! droite !

La Réveilleuse obéit.

— Passez sur la joue… gauche ! gauche !

La Réveilleuse lui donna un petit soufflet d’amitié.

— Merci, m’man ! cria le gamin en cabriolant à travers la chambre, vous avez fait votre devoir — à moi de remplir le mien ! — Au camion, en deux temps, deux mouvements, ce sera dans la remise, et je reviens.

— Ne te gêne pas, fiston. Tu as le temps. T’as pas besoin de te presser.

— Bon, compris, m’man ; on a à causer et Moumouche ne doit pas être du jaspinnage.

— De quoi se mêle-t-il ? fit la Cigale avec humeur.

— On vient donc se faire tirer les cartes par m’man Pacline ? Nous ne tenons ni le petit, ni le grand jeu. Faut vous adresser à l’étage au-dessus. Il y a des lézards tricotés en cordon de sonnette.

— Assez, petit, dit la Réveilleuse.

— C’est parfait. Je me la casse, repartit Mouchette en ouvrant la porte qui donnait sur le palier. Monsieur de la Cigale, il n’y a rien pour votre service personnel ?

— Cré môme ! va.

— Mouche, dit Pacline, tu apporteras un litre, à seize. Dis à la Mastoc que c’est pour moi.

— Est-ce qu’elle me croira ?

— Oui, tout de même ; va, petit.

— Allons, j’ai du crédit sur la place, il y a encore de beaux jours pour… la banlieue. — Dévidez votre chapelet, mais ne soyez pas longtemps.

— Pourquoi ça ?

— Parce que j’ai mon rosaire à égrener aussi… et que je suis tout aussi pressé que monsieur le vice…-amiral.

— Moucheron ! cria la Cigale, moitié souriant, moitié colère.

— Descends, Mouchette, dit sérieusement Pacline.

— On ne rit plus. Bien le bonjour ; au revoir, m’man.

Et le gamin, qui venait de sauter une dernière fois au cou de la Réveilleuse — elle lui permettait à présent de l’appeler sa mère — ferma la porte derrière lui et disparut.

On l’entendit dégringoler l’escalier à toute volée, chantant à tue-tête le premier couplet d’une chanson de sa composition, paroles et musique.

De cette chanson, improvisée par lui, ex abrupto, voici à peu près la teneur, pour les paroles :

Dormez bien, forts de la Halle,
Halle ! halle ! halle !
Hommes blancs noirs, gris et roux !
Roux ! roux ! roux !
M’man jase avec la Cigale,
Gale ! gale ! gale !
M’man dormira mieux que vous,
Hou ! hou ! hou !

Quant à la musique, Rossini, le dieu de la musique chrétienne, et Verdi, le pontife de la musique païenne, eussent renoncé à en noter une mesure, une note même, tant la voix qui la chantait était fausse.