Les invisibles de Paris (Aimard)/II-1/VIII

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Roy et Geffroy (p. 243-248).
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VIII

L’ABANDON

Les deux Espagnols qui survivaient, portant chacun un fanal, examinaient avec le plus grand soin tous les cadavres les uns après les autres.

Cet examen passé, des matelots les saisissaient, les enlevaient et les jetaient à la mer.

À mesure que ses recherches, tiraient à leur fin, le plus jeune des deux négociants devenait de plus en plus nerveux.

— Voilà qui est étrange, Marcos !

— Parlez, señor, répondit celui-ci avec une nuance de respect, quoiqu’il eût l’ordre de traiter ostensiblement d’égal à égal avec la personne qui lui adressait la parole.

L’autre se contenta d’éponger, avec un mouchoir de batiste brodée, la sueur froide qui perlait sur son front.

Il reprit ensuite :

— Je ne reconnais aucun de ces hommes.

— Ni moi.

— Comment cela se peut-il faire ?

— Je l’ignore ; à moins que…

— Quoi ?

— À moins que ceux que nous cherchons ne se trouvent parmi les premiers matelots qu’on a jetés à la mer.

— Non, ils ne s’y trouvaient pas.

— Vous les avez regardés, señor ?

— Oui.

— Alors, je m’y perds.

— Sa bonne étoile l’a encore protégé contre moi ! répliqua le plus jeune des deux hommes avec une rage difficilement contenue.

— Peut-être sont-ils cachés dans quelque coin ou recoin du navire ?

— Non, on les aurait découverts… depuis le temps qu’on fait des recherches… et d’ailleurs, il ne se cache pas, lui. Quand il y a danger pour les siens, il est toujours au premier rang.

— C’est vrai. Si c’était le capitaine auquel le timonier a fait sauter la cervelle ?… la balle l’a tellement défiguré, que nous ne pouvons pas le reconnaître.

— Es-tu fou, Marcos ? ce capitaine-là a la tête de moins…

Marcos, tout sérieux qu’il fût, laissa échapper un léger sourire motivé par le jeu de mots féroce, mais involontaire, de son compagnon.

L’autre comprit, haussa les épaules et continua :

— Que signifie cela ? Nous échapperait-il encore ?

— Cependant, señor, ce bâtiment s’appelle bien la Rédemption ?

— Oui.

— La Rédemption n’est-il pas le nom du brick commandé par lui ?

— C’est bien ce nom-là.

— Le carrosse habité par nous n’est-il pas le logement occupé dernièrement par M. le comte et Mme la comtesse de Casa-Real ?

— Sans contredit.

Ils parlaient en marchant.

Ils arrivèrent à l’endroit où se trouvait le cadavre du capitaine soutenant encore le corps du timonier.

Marcos le retourna.

Son compagnon s’agenouilla, et il approcha le fanal de ce qui restait du visage de l’officier de marine.

— Ce n’est pas lui ! tu le vois.

— Non, ce n’est pas lui.

— Nous sommes joués ! fit l’autre en se relevant. Qui donc m’a trahie ?

— Madame la comtesse… Señor… murmura Marcos Praya, qui, quelque innocent qu’il fût, ne put soutenir l’éclat du regard que sa maîtresse jetait sur lui.

— Silence !… il ne vous manquerait plus que de trahir mon incognito devant ces misérables bandits… Maladroit ! ajouta-t-elle avec colère.

Le majordome retrouva vite son calme et son impassibilité.

— Cet homme est bien fin, répondit-il en hochant la tête. Personne ne vous a trahie. Vous seule et moi possédions votre secret, votre projet.

— Alors ?

— Réfléchissez… señor… Deux fois vous avez tenté de vous délivrer de cet homme. Deux fois vos tentatives ont avorté.

— C’est vrai !

— Il ne s’abuse pas sur la haine que vous lui portez.

— Il fait bien !

— Tout cela lui aura donné l’éveil.

— Mille démons ! fit-elle en cachant sa tête dans ses mains. Je me trouverai donc toujours à sa disposition, en son pouvoir !

— Toujours ? non… mais ce sera long.

— Tant de sang inutilement versé ! reprit la créole en frissonnant malgré elle. Tant de sang !

— C’est un malheur, señor ! Mais comme à ce mal je ne vois pas de remède, mieux vaut en prendre son parti et ne plus y songer.

— Je ne m’en consolerai pas de longtemps. Des précautions si bien prises… une trame si bien ourdie !… Tu en prends facilement ton parti, Marcos !

— J’ai pour habitude de ne jamais discuter les faits accomplis. Manche perdue…

— Manche perdue… à ajouter à celles que nous avons perdues déjà.

— On recommencera… On comptera, et l’on paiera le tout ensemble.

— Non, Marcos, non. Quand on n’a pas gagné une partie comme celle que nous venons de jouer, il est impossible de sortir vainqueur de la lutte.

— S’il vous plaît d’y renoncer ?

— Y renoncer ! riposta violemment la comtesse de Casa-Real. Que dis-tu donc là, Marcos ?

— Je dis ce que signifient vos paroles, maîtresse.

— Mes paroles expriment le découragement du moment, elles ne rendent pas la haine qui germe, pousse et va toujours grandissant au fond de mon cœur. Renoncer à la lutte ! jamais ! dussé-je y périr moi-même !

— Bien, maîtresse. Marcos Praya préfère vous entendre parler ainsi. Quoi qu’il vous convienne d’entreprendre, vous le savez, votre esclave vous est dévoué jusqu’à son dernier soupir.

— Je le sais.

— Et vous le trouverez toujours entre le danger et votre chère personne.

— Bien, Marcos, assez, fit la créole, qui ne laissait jamais le métis lui ouvrir son âme tout entière. Je compte sur toi.

— Merci, señora.

— Oh ! tout n’est pas fini encore. Je le poursuivrai toujours et partout.

— Ceci réglé, dit Marcos avec un rire sinistre, que vous poursuivrez votre vengeance, bien légitime, du reste, occupons-nous du plus pressé. Le dernier cadavre vient d’être jeté par-dessus le bord. À quoi nous arrêtons-nous ?

— À ce qui a été convenu.

— Rien n’est changé ?

— Rien.

— Vous ne préférez pas retourner à Cuba, dont nous sommes peu éloignés ?

— Non.

— Il nous sera très facile d’atterrir dans une anse perdue de la côte.

— Et si l’on nous aperçoit ?

— Je réponds de votre incognito, señora.

— À quoi bon retourner à Cuba ? dit la créole après avoir réfléchi quelques instants.

— À détourner les soupçons, en nous y montrant au plus tôt. Un alibi ne peut nous être inutile, en cas de recherches.

— Qui en fera ? répondit-elle ironiquement, le vent ou la lune ? Non, celui que je poursuis n’a pas été assez niais pour rester à terre.

— Qui sait ?

— Non, non, Marcos ! Il est parti.

— Après nous, alors ?

— Avant nous, j’en ai la conviction. Sa contremine une fois établie, il ne s’est pas donné la peine et le désavantage de nous attendre.

— C’est possible, señora.

— Il nous précède ; c’est en Europe qu’il nous faut aller. Là, seulement, je le rencontrerai.

— En Europe ?

— Oui.

— L’Europe est grande, señora.

— L’Europe pour lui, en ce moment, c’est la France… et la France, c’est Paris. Voilà où nous le retrouverons, Marcos, à Paris.

— La France n’est pas un pays, Paris n’est pas une ville où une vengeance se suive sans encombre.

— Crois-tu ? fit-elle avec ironie.

— Si c’était en Espagne, encore, je ne…

— Aveugle ! tu oublies la clef qui ouvre toutes les portes et ferme toutes les consciences.

— La clef d’or ?

— Oui.

— Pour peu que cela convienne à cet homme, il deviendra aussi riche que vous, señora.

— Je te comprends… le testament du comte, n’est-ce pas ? C’est du testament que tu veux parler, Marcos ?

— Sans doute.

— Oh ! je le lui arracherai. Non pas pour cette fortune, que je méprise autant que lui peut-être… mais pour cette accusation qui pèse sur ma tête comme une hache empoisonnée. D’ailleurs, ma fortune personnelle est plus que raisonnable.

— Vous ne la connaissez pas vous-même.

— J’arriverai à mes fins, dussé-je la semer dans tous les ruisseaux, dans tous les antres, dans tous les bas-fonds de la ville vénale qui se croit la capitale du monde civilisé.

— J’ai peur que ce ne soit pas aussi facile que vous le pensez, señora.

— Crois-moi, mon bon Marcos, en France, comme partout ailleurs, quand on atteint un certain chiffre de fortune, on est au-dessus des hommes et des choses. Au temps où nous vivons, tout est à vendre, donc tout est à acheter. Il ne s’agit que d’y mettre le prix. Eh bien ! ce prix, je le mettrai.

— Ainsi soit-il, señora. Vous devez mieux connaître ces détails que moi. Si je me permets la moindre observation, ce n’est pas moi, c’est mon dévouement qui parle.

— Ne t’inquiète de rien, Marcos. Laisse-moi agir. Contente-toi d’exécuter mes ordres sans les discuter.

— Les discuter, moi, señora, jamais ! Je n’essayerai même pas de les comprendre pour peu que ce soit votre désir.

— Bien.

— Ainsi, rien n’est changé ?

— Absolument rien.

Le métis s’inclina respectueusement devant sa maîtresse, et, tirant un sifflet en argent de sa poche, il siffla.

Les sept hommes, seuls survivants de l’équipage, s’approchèrent.

La comtesse de Casa-Real, reprenant son rôle de commerçant espagnol, se retira à l’écart.

Le majordome, s’adressant aux sept matelots qui l’entouraient, leur dit :

— Mes enfants, tout va bien. Jusqu’à présent nous avons parfaitement manœuvré. La réussite est complète. Aussi, je le reconnais, vous avez loyalement gagné votre argent.

Un hourra de l’équipage lui répondit.

Seul, l’homme placé à la barre ne quitta pas son poste.

Seul il ne s’était pas mêlé, comme partie active, au massacre, et il ne se mêla point non plus, comme partie prenante, à l’enthousiasme de ses compagnons, de ses complices, si on le préfère.

Marcos Praya fit bien la même remarque que nous, mais réfléchissant qu’après tout ce pilote, ce timonier ne devait pas quitter la barre du gouvernail, il continua :

— Une dernière précaution nous reste à prendre.

— Laquelle ? demanda-t-on.

— Mes garçons, reprit-il sans accorder une attention immédiate à leur interruption, mes garçons, vous ne vous souciez sans doute pas d’être pris par un croiseur et pendus comme des pirates ?

— Pendus !

— Dame ! ce bon lieutenant vous l’a prédit, et en cas de mauvaise rencontre, sa prédiction ne manquerait pas de devenir une réalité. La chose est facile à comprendre. Elle est d’une simplicité biblique.

Les bandits ne furent pas longs à reconnaître que le métis n’inventait rien.

Après l’ivresse de la lutte, après la réalisation d’un attentat qui les conduisait à la fortune, ils sentirent la peur d’un avenir douteux les dégriser.

Ils courbèrent la tête.

— Que faire ? demanda le maître d’équipage parlant au nom de ses hommes.

— Pas autre chose que ce que je vais vous dire, répondit Marcos Praya.

— Quoi donc ?

— Mettre la chaloupe à la mer, la remplir de vivres, de provisions, d’eau, enfin de tous les objets nécessaires à une navigation de quelques jours.

Comme les matelots se précipitaient pour exécuter ces ordres, il les retint et ajouta :

— Attendez ! attendez ! Comme vous y allez, camarades ! on voit bien que la corde n’est pas la cravate qui vous convient le plus.

— Ensuite ? fit le maître d’équipage.

— Ensuite, vous saborderez le navire.

— Bon !

— Cela fait, nous le surveillerons à distance, jusqu’à ce qu’il ait disparu au fin fond de la mer.

— Compris.

— Cette besogne accomplie, nous ne sommes pas des pirates, mais des naufragés, de malheureux et intéressants naufragés. Toutes les sympathies nous sont naturellement acquises. Le premier navire qui nous aperçoit — et nous en rencontrerons un avant que vingt-quatre heures ne s’écoulent — nous prend à son bord. On nous entoure, on nous interroge, nous racontons que notre brick a pris feu. Notre sûreté nous répond de notre discrétion et de notre silence réciproque. On nous soigne, on s’apitoie sur nos infortunes, et comme nos ceintures sont bien garnies, qu’elles le seront doublement, notre expédition entièrement terminée, nous oublions tous nos malheurs en touchant terre. Adieu et merci à nos sauveurs ! Plaisirs et bombance dans un avenir prochain. Voilà tout ce qui vous attend si vous m’obéissez et si vous savez vous taire. Est-ce ce que vous demandez ? Et mon plan vous convient-il, mes garçons ?

— Oui ! oui ! répondit-on en chœur.

— Il ne vous reste plus qu’à mettre la main à l’ouvrage, et cela, le plus vite possible.

— Ce ne sera pas long ! fit le maître d’équipage.

Quand des hommes d’action comme ceux qui survivaient à la tuerie décrite plus haut par nous, sentent que leur salut dépend de leur promptitude, ils vont vite en besogne.

Aucun d’entre eux ne resta inactif.

Le moyen proposé, tout scabreux et difficile qu’il parût de prime abord, était en réalité le seul qu’ils pussent employer pour dérouter la justice humaine, pour échapper au châtiment de leurs crimes.

Vers trois heures du matin, le plan de Marcos Praya se trouvait en pleine exécution.

Le brick La Rédemption, auquel on avait mis le feu par surcroit de précaution, coulait, s’enfonçait majestueusement dans les flots, qui le recouvrirent de leur humide manteau.

La flamme éteinte, la fumée disparue, évanouie, la chaloupe, contenant tout ce qui survivait de l’équipage de la Rédemption, s’éloigna lentement du théâtre du sinistre.