Les invisibles de Paris (Aimard)/II-2/I

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Roy et Geffroy (p. 267-277).
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PASSE-PARTOUT

I

LA FIDÉLITÉ GAÉLIQUE

Maintenant nous demanderons au lecteur la permission d’abandonner nos personnages eu pleine mer, à quinze cents lieues des côtes de France, à plus de dix-sept cents lieues de ce Paris où ils ont vu quelques-uns d’entre eux à l’œuvre dans la première partie de notre histoire.

Nous reprendrons notre récit au point où nous l’avons interrompu en terminant notre précédent volume, c’est-à-dire le matin du dimanche gras 1847, presque à la même heure où Passe-Partout faisait une si étrange visite à M. Jules dans son cabinet de la rue des Noyers.

Transportons-nous donc rue d’Astorg où nous retrouverons des personnages que les nécessités de notre drame nous ont forcé à abandonner trop longtemps.

La rue d’Astorg est une rue neuve.

Son histoire ne se compose que d’un nom et d’une date.

Cette rue n’a point de passé ; grâce aux embellissements de la métropole, peut-être aura-t-elle un avenir.

Percée de 1776 à 1780 sur des terrains vagues, propriétés du lieutenant général d’Astorg, elle a conservé le nom de son ancien propriétaire.

Tirée au cordeau, large et bordée de maisons élégantes, mais sans aucun débouché commercial, cette rue était alors une des plus désertes, et par conséquent une des plus tranquilles de Paris.

L’herbe poussait, comme dans un pré, entre ses pavés disjoints.

Quelques rares passants, qui auraient pu se croire égarés, la traversaient de temps à autre.

Si, par hasard, une voiture s’y hasardait, la chose ne passait pas sous silence ; on en parlait dans le quartier, et toutes les portières, douairières ou non, commentaient, bavardaient, cherchaient à qui mieux mieux la raison pour laquelle cette voiture s’était permis ce détour inutile.

Ces magnifiques demeures, construites sous le règne de Louis XVI, servaient de retraite à de petits rentiers, à des artistes ou à des grisettes.

Il y avait encore des grisettes.

C’était le bon temps.

Il n’y en a plus, hélas ! disent nos pères.

Il n’en reste plus !… quelle chance ! disent nos fils.

Toujours est-il que les propriétaires de ces demeures lambrissées d’or, préférant les louer à bas prix, plutôt que de ne pas les louer du tout, se trouvaient ravis d’avoir pour locataires ces Raphaëls, ces Mozarts au petit pied et ces Mimis Pinsons si blondes et si peu vêtues.

Tout ce petit monde vivait, allait, venait, grouillait modestement.

Dans ce milieu, on se serait cru à cent lieues de la grande ville, au fond d’un vieux trou de province, dont la population se fond petit à petit, au lieu de croître et de multiplier.

On se figure tout cela difficilement, aujourd’hui que le quartier de la Madeleine devient l’un de nos plus beaux quartiers ; aujourd’hui que la rue d’Astorg, refaite de pignon en pignon, appropriée au luxe actuel, n’abrite plus que des millionnaires.

Au deux tiers à peu près de la rue, non loin de la place de Laborde, dans la partie nommée, jusqu’en 1840, rue de la Maison-Neuve, partie que le percement du boulevard Malesherbes a fait disparaître, se trouvait une vieille maison portant le n° 35.

Ses six étages, sordidement écrasés les uns par les autres, son aspect délabré tranchaient rudement sur les riches demeures qui l’entouraient.

Ils tranchaient d’autant plus, que l’œil d’un artiste eût promptement reconnu la superposition, l’ajout de ces étages au corps de logis primitif. Cette maison était, selon toute apparence, une des premières de la rue. On en avait tant bien que mal effacé la façade seigneuriale pour la remplacer par une pépinière à locations.

D’une ruine majestueuse, la main sacrilège mais habile d’un architecte ou d’un entrepreneur de bâtisses avait fait une de ces misérables tours de Babel bourgeoises, incommodes, insalubres, et pourtant combles de la cave jusqu’au grenier.

Quel qu’il fût, ce bâtiment mi-parti Louis XVI, mi-parti moderne, contenait deux corps de logis, séparés par une vaste cour.

À l’intérieur, deux escaliers et des portes de communication, percées dans les ailes de droite et de gauche, reliaient ces corps de logis.

Une large porte cochère, cintré à son fronton, donnait accès dans un vaste corridor, attenant à la cour.

À droite de ce corridor, la loge du concierge, composée de deux grandes pièces, bien éclairées, larges, aérées, luxe inouï à cette époque où les concierges n’étaient encore que des portiers.

À gauche, une porte vitrée battante, s’ouvrait sur un escalier aux dalles de marbre, surmonté d’une rampe en fer forgé et travaillé de main de maître.

Seulement le temps avait passé par là.

Le fer était tordu et rouillé.

Au fond de la cour un double perron de cinq ou six marches conduisait aux appartements du second corps de logis.

Toutes les fenêtres de ces appartements demeuraient hermétiquement fermées.

Selon toute apparence, personne, depuis longtemps, ne les habitait.

Pourtant, certains locataires assuraient que parfois, la nuit, ils avaient aperçu des lueurs sinistres filtrer à travers ses volets toujours clos.

À leurs premières questions, le concierge se contentait toujours de répondre en haussant les épaules.

S’ils insistaient, il disait :

— Vous avez vu, parce que vous avez bu.

S’ils revenaient à la charge, ils recevaient, au terme suivant, un congé parfaitement rédigé sur papier timbré.

Ce congé leur était signifié par un M. Karl Schinner, propriétaire de l’immeuble en question.

Il ne leur était pas fait grâce de vingt-quatre heures.

Soit que les locataires nouveaux fussent plus prudents, soit qu’ils fussent moins curieux et moins bavards que les précédents, nul ne s’occupa plus de ce sombre bâtiment.

Les vieilles murailles, rongées par l’humidité, demeurèrent muettes.

Le concierge ne fit plus donner congé.

Et tout alla comme dans la maison la plus ordinaire et la moins mystérieuse.

Dans la cour, à droite, un escalier étroit, assez raide et mal éclairé, conduisait à des appartements, ou plutôt à des logements de garçons, d’ouvrières, d’employés et à des ateliers de peintres.

L’aile gauche de la maison communiquait avec le principal corps de logis par un escalier de service.

Le bas en était occupé par les écuries et les remises du vicomte René de Luz, qui habitait le premier étage donnant sur la rue.

C’était dans cette maison que le colonel Martial Renaud avait fait transporter la jeune Lucie Gauthier et son enfant.

On y avait retenu pour elle un appartement situé au troisième étage.

Le second étage était occupé par sir Mortimer, gentilhomme écossais, dont les écuries et la remise étaient voisines de celles de René de Luz.

Entre ces deux gentlemen il ne paraissait y avoir que des relations de simple politesse.

Malgré le danger commun que nous leur avons vu courir, côte à côte, lors du double duel de M. de Mauclerc ; malgré leur accord tacite et l’assistance qu’ils s’étaient montrés prêts à se donner l’un à l’autre, dans leur vie de chaque jour, ils s’évitaient, se parlaient peu et ne prêtaient jamais assez le flanc pour qu’un curieux pût se dire : — Voilà deux bons compagnons, deux amis dévoués et sincères.

Au quatrième demeurait un vieil officier en retraite qui passait la moitié de son année à la campagne, et, le reste du temps, sortait tôt, rentrait tard, vivait comme un loup, ne se mêlant pas des affaires de ses voisins et faisant la grimace quand les voisins se mêlaient des siennes.

Les hautes régions du cinquième et du sixième étage étaient dévolues à de petits employés, entre autres à un sous-chef de bureau du ministère des Affaires étrangères, marié, sans enfants, et vivant là fort retiré avec sa femme, provinciale dépaysée, et aux domestiques du vicomte de Luz ou de sir Mortimer.

Voilà pour l’aile gauche de cet immense caravansérail.

Voici pour l’aile droite :

Au premier, communiquant avec les appartements du vicomte de Luz, ceux de la vicomtesse sa mère, et de Mlles  Laure et Angèle de Luz, les sœurs de René.

Laure, adorable brune de dix-huit ans, offrait un contraste frappant avec Angèle, blonde figure de keepsake, qui venait à peine d’atteindre sa quinzième année.

Mais laissons, pour le moment, de côté les dames de Luz.

Nous aurons avant peu à nous en occuper plus spécialement et dans de plus grands détails.

Les trois étages ascendants renfermaient une foule de petits ménages de commis de magasin et d’employés, tous plus insignifiants les uns que les autres.

Sautons-les et arrivons de plain-pied au palier du cinquième.

Sur ce palier, espèce de long corridor, s’ouvraient quatre portes se faisant vis-à-vis, deux par deux, et une cinquième tenant la tête du couloir, au fond.

Les deux premières appartenaient à deux jeunes filles.

Les deux secondes, leur faisant face, à deux étudiants.

Chacun de ces petits logements se composait d’une chambre et d’un cabinet.

Seul, le logement du fond possédait trois pièces et une antichambre.

Une carte de visite, soigneusement clouée sur la porte d’entrée au moyen de quatre pointes à tête dorée, apprenait aux voisins et aux visiteurs que M. Charles Lenoir en était l’heureux locataire.

Ce M. Lenoir était, disait-on, commis-voyageur d’une grande maison d’exportation ; ses affaires le forçaient à être constamment par voies et par chemins.

Durant ses courts séjours à Paris, il sortait régulièrement le matin à sept heures précises, pour ne rentrer que très avant dans la nuit.

Jeune encore, d’une physionomie avenante, il recevait peu de visites ; et, parmi ses visiteurs, nul ne pouvait se vanter d’avoir dépassé la première pièce, sorte de salon, servant au besoin de salle à manger.

Excellent voisin, du reste, M. Charles Lenoir avait conquis les sympathies de tout son entourage.

Comment s’y prit-il ? Nul ne le devina, mais il parvint à obtenir du farouche concierge de la maison que celui-ci daignât faire son ménage.

Exception remarquable et remarquée par tous les autres locataires, devant lesquels cet important personnage ne parlait jamais de M. Lenoir que son bonnet de police à la main.

Au sixième, dans un taudis loué trente-cinq francs par an, demeurait notre vieille connaissance la Cigale.

Le débardeur s’entendait à merveille avec ledit concierge, dont parfois il gardait la loge.

Quelques mots maintenant sur ce concierge, qui n’est pas le moindre de nos personnages, et dont la vie, si modeste en apparence, cache un passé plein d’héroïsme et un présent sublime de dévouement et de fidélité.

Le lecteur nous saura gré, nous l’espérons, de le ramener à une époque où ces expressions : héroïsme, dévouement, fidélité étaient autre chose que des termes de rhétorique.

La noblesse bretonne est la plus ancienne noblesse de France.

Or, parmi les plus puissantes familles de la Bretagne figurait, vers la fin du xviiie siècle, la famille des Kérouartz, ducs de Dinan et comtes de Lestang.

Son blason portait : de gueules à quatre fusées d’hermine, posées en fasce et accompagnées de six besans du même, trois en chef et trois en pointe.

Un Rivallon de Dinan, comte de Lestang et Kérouartz, se croisa avec Alain Fergent, duc de Bretagne, et suivit Godefroy de Bouillon en l’année 1096.

Après la première croisade, les comtes de Lestang et Kérouartz s’allièrent à deux maisons souveraines.

La révolution de 1789 éclata.

Le chef de la maison de Lestang fit partie dû très petit nombre de gentilshommes bretons qui, dès le principe, acceptèrent, à cœur ouvert, les réformes proposées par l’Assemblée nationale.

Mais, quelques années plus tard, pour des motifs qui demeurèrent secrets, soit que sa conscience criât contre ses convictions nouvelles, soit que son premier pas dans la voie antimonarchiquê lui eût semblé un faux pas, le comte tourna bride et reprit de plus belle les opinions aristocratiques de sa race.

Il se montra le plus exalté parmi les plus exaltés promoteurs du soulèvement général de la Bretagne.

De ce soulèvement formidable, la réquisition de trois cent mille hommes ordonnée par la Convention fut le prétexte ; la raison véritable s’en trouve dans la condamnation et dans l’exécution du roi Louis XVI.

Le comte de Lestang avait un frère de lait, Hervé Kergraz.

Depuis des siècles, les Kergraz, féaux serviteurs des comtes de Dinan, faisaient, pour ainsi dire, partie de leur famille.

De générations en générations, les seconds en étaient venus à considérer les premiers non plus comme des vassaux, mais comme des amis.

Cet Hervé de Kergraz avait trois fils.

L’aîné de ces fils, Yvon Kergraz, était marié déjà et père de deux enfants jumeaux encore au berceau.

Les deux autres, Alain et Huon, âgés celui-ci de seize ans, l’autre de dix-sept, deux vrais gars bretons, hardis, résolus et bien découplés, n’avaient pas leurs pareils à dix lieues à la ronde pour la course, la lutte et la chasse au sanglier.

En 1792, avec l’autorisation du comte, ils partirent comme volontaires dans les armées de la République.

On les perdit peu à peu de vue.

À cette époque-là, on savait bien d’où l’on partait, on ignorait toujours où l’on allait et quand on reviendrait.

Mais, comme nous l’avons constaté plus haut, le comte de Lestang rentra dans les rangs des Vendéens, et ne fut point en mesure de rappeler les deux jeunes Kergraz.

Les deux gars avaient, disait-on, passé la frontière et guerroyaient au loin.

De sorte que, par l’ordre et par la faute de leur ancien seigneur, ils se trouvaient bel et bien servir parmi ses ennemis.

La veille du jour où Cathelineau résolut la marche de l’armée vendéenne sur Nantes, le comte eut avec Hervé un entretien secret.

À la suite de cet entretien, celui-ci quitta son frère de lait et se retira au château de Kérouartz, près de Dinan, que la comtesse de Lestang habitait avec son fils Raoul, âgé de deux ans à peine, et sa fille Jeanne, encore au berceau.

On le sait, les Vendéens furent repoussés et poursuivis l’épée et la baïonnette dans les reins, à la suite de leur attaque contre Nantes.

Cathelineau resta sur le champ de bataille ; un grand nombre de ses officiers le suivit dans la mort.

Parmi ces officiers figura le comte de Lestang. Nous disons : figura le comte, car il ne reparut pas après le combat.

On chercha vainement son cadavre.

Il fut impossible de le retrouver.

Le comte de Lestang vivait-il encore ? avait-il succombé ?

Toutes les démarches tentées plus tard par Hervé Kergraz demeurèrent sans résultat.

Voici, comme derniers renseignements, tout ce qu’il fut possible de recueillir : au moment où l’action était le plus, vive, le comte de Lestang chargea vigoureusement les bleus, à la tête de ses paysans. Entourés par un gros de cavalerie qui les prit à dos, les Vendéens se défendirent comme de beaux diables ; mais peu d’entre eux parvinrent à se faire jour, et ceux qui revinrent, revinrent sans leur chef.

On ne fit pas de prisonniers ce jour-là.

Les bleus piquaient les chouans.

Les chouans hachaient les bleus.

Et pourtant le corps du comte de Lestang, qu’on avait vu se jeter au plus fort de la mêlée, le sabre et le pistolet au poing, ne se retrouva pas.

Cette disparition, en plein soleil, demeura toujours un fait inexpliqué, inexplicable, une énigme dont les morts de ce jour-là gardèrent la clef.

On en parla longtemps.

Puis on l’oublia, comme tout s’oublie.

Deux ans passèrent.

Une nuit, le château de Kérouartz fut surpris et incendié par une colonne infernale que commandait et dirigeait un ancien paysan des domaines du comte, le colonel Macé.

Ce Macé s’était mis avec les bleus, non pour défendre ou servir son pays, mais par ambition, par cupidité.

Le jour où il put piller, voler et massacrer ses anciens maîtres fut un beau jour pour ce misérable.

Ainsi que cela arrive toujours en pareille circonstance, voulant faire preuve de patriotisme, ce renégat alla plus loin que les vrais patriotes.


Ces deux volumes, notre homme devait les savoir par cœur.

Il se montrait d’une telle férocité envers ses frères et ses amis d’autrefois, qu’on l’avait surnommé le Boucher.

Le colonel Macé le Boucher, car le nom lui resta, chercha, avec un acharnement extrême, à s’emparer de la duchesse Diana et de ses enfants.

C’était une capture qui lui eût fait honneur et profit.

Mais il avait compté sans le dévouement d’Hervé Kergraz.

Hervé, prévenu à temps, réussit à arracher aux flammes et aux baïonnettes des bleus la femme de son frère de lait et ses deux jeunes enfants.

Le Boucher se vengea de cette déconvenue en égorgeant les derniers serviteurs des ducs de Dinan, en pillant le château de Kérouartz et en le détruisant de fond en comble.

La République tira à sa fin.

L’Empire vint.

Napoléon tomba.

Louis XVIII rentra en France.

Depuis longtemps déjà aucun de nos personnages n’avait reparu.

Le colonel Macé, lui-même, avait été tué en Espagne, à la bataille de Sommo-Sierra, au dire de ses compagnons d’armes.

Après les Cent-Jours, à la seconde Restauration, parmi les gentilshommes et les courtisans qui entouraient le roi Louis XVIII le jour de sa rentrée aux Tuileries, se pavanait un beau seigneur auquel on donnait le titre de duc de Dinan, de Kérouartz de Lestang.

C’était, un homme de cinquante ans, à l’abord raide et froid, au regard inquiet et sombre.

Le hasard fit qu’une nuit, à la sortie d’un bal de la cour, deux officiers de l’escorte du roi, un capitaine et un chef de bataillon, entendirent appeler : Les gens de Son Excellence le duc de Dinan.

Ils s’arrêtèrent d’un commun accord.

Le duc passa devant eux.

Alors le chef de bataillon dit au capitaine à haute et intelligible voix :

— Frère, cet homme est un imposteur, ce n’est pas le duc de Dinan.

Et le capitaine lui répondit lentement et de façon à se faire entendre par tous les invités :

— Oui, frère, tu as raison, cet homme n’est pas le duc de Dinan, de Kérouartz de Lestang !

Ce fut un scandale énorme.

Le propos ne manqua pas d’être répété et d’arriver aux oreilles du roi.

Sa Majesté Louis, dix-huitième du nom, manda le duc.

Celui-ci ne daigna même pas se défendre.

Il intenta un procès aux deux officiers.

Le procès eut un retentissement très grand et tint pendant plus de trois mois la curiosité publique en éveil.

Le duc gagna.

Les officiers, convaincus de diffamation, faute de preuves authentiques accusés d’avoir voulu substituer un vagabond aux noms, titres et armes du duc de Dinan, se virent dégradés, condamnés à la déportation et envoyés à la Guyane.

Peu de temps après, les gazettes rapportaient la mort de deux déportés, qui avaient essayé de s’évader de la colonie.

Ces deux déportés se nommaient : Alain Kergraz et Yvon Kergraz.

C’étaient le chef de bataillon et le capitaine en question.

Quant au vagabond qu’ils avaient tenté de mettre à la place du duc, il s’était échappé de la prison où il attendait son jugement, et la cour de Paris venait de le condamner à mort, par contumace, sous le nom d’Étienne Loriot.

Le concierge de la maison de la rue d’Astorg n’était autre que Hervé Kergraz, le frère de lait du comte et le père des deux officiers dégradés.

Le château de Kérouartz mis à feu et à sang, Hervé, après avoir caché la comtesse et ses enfants en lieu sûr, n’avait rien trouvé de mieux, pour échapper à ses ennemis, que d’entrer dans les armées de la République.

Outre sa propre sûreté, l’espoir de rencontrer ses deux fils lui avait conseillé ce parti extrême. Faisant son devoir avec une rigidité bretonne, brave comme le plus brave, Hervé devint sergent dans la garde impériale.

Ses camarades de régiment l’avaient surnommé, par antiphrase, le père Pinson, à cause de son caractère taciturne.

Le sergent s’était tellement accoutumé à ce nom-là, qu’il semblait avoir oublié le sien.

En 1815, il se retira du service.

Au lieu de retourner dans ses genêts, où il lui eût été facile de vivre avec sa retraite et la pension de sa croix, — Hervé avait été décoré, à Smolensk, de la main de l’empereur, — il préféra rester à Paris.

Un noble étranger, le major Karl Schinner, qui s’intéressait à lui, lui proposa une loge de concierge. Hervé accepta.

Pendant la longue période des guerres de l’Empire, par un hasard singulier, il ne se rencontra pas une fois avec ses fils, qui servaient dans d’autres corps d’armée que le sien.

Les trois Kergraz ne se retrouvèrent que sous la Restauration.

Lors de l’affaire du duc de Dinan, ce fut le sergent qui poussa le capitaine et le chef de bataillon à ouvrir le feu et à soutenir ce procès désastreux.

Les fils obéirent ; ce fut leur perte.

Mais le père ne leur dit que ces mots :

— Kergraz a fait son devoir !

Et il assista, impassible, à la dégradation des deux officiers.

On lui accorda la permission de les embrasser une dernière fois dans leur prison.

Il y alla, eut une longue conversation avec eux, les bénit en deux baisers, et il les vit d’un œil sec partir pour un exil qui devait être éternel.

C’était bien là le véritable type du Breton têtu et dévoué par delà le tombeau.

Grand, maigre, sec, solidement charpenté, le sergent Hervé, ou le père Pinson, comme on l’appelait le plus souvent, avait un large front où sa loyauté se lisait en lettres majuscules. Son nez, recourbé sur de longues moustaches grisonnantes, lui donnait une vague ressemblance avec un oiseau de proie. Calme et silencieux, il ne marchait jamais sans une pipe noire au tuyau microscopique, rivée au coin de sa bouche.

Tous ses locataires l’aimaient et le respectaient.

Il vivait seul dans sa loge.

Jamais personne ne l’entendit parler ni de ses enfants ni de la famille de Lestang.

À part de rares absences, pendant lesquelles la Cigale le remplaçait, il se tenait toujours assis dans un vieux fauteuil en cuir, devant une table supportant deux volumes usés, fripés, mais religieusement remis dans leurs étuis dès qu’il avait fini de les lire.

Ces deux volumes, notre homme devait les savoir par coeur.

L’un était une collection des Bulletins de la grande armée.

L’autre, la chronique des familles de Dinan, de Kérouartz, de Lestang, écrite à la fin du dix-huitième siècle, par dom Nicolas, moine Prémontré, dernier aumônier du château de Kérouartz.

Parfois, dans le courant d’une longue soirée d’hiver, les habitants de la rue d’Astorg étaient tout étonnés d’entendre chanter le père Pinson.

Les plus curieux descendaient, écoutaient, cherchaient à comprendre le sens de sa chanson ; mais nenni ! le plus habile y perdait son latin.

Hervé se récitait, en langue gaélique, une vieille ballade intitulée : La Prédiction de Gwenc’hlan. Et, singulière manie, le vieux soldat ne disait jamais qu’un couplet, toujours le même, avec un accent railleur et sauvage qui faisait froid au coeur de ses auditeurs, bien qu’ils n’en comprissent pas les paroles.

Voici le sens de ce couplet :

Quand le soleil se couche,
Quand la mer s’enfle,
Je chante sur le seuil de ma porte.
Quand j’étais jeune, je chantais ;
Devenu vieux, je chante encore.
Je chante la nuit, je chante le jour,
Et je suis chagrin pourtant !
Si j’ai la tête baissée,
Si je suis chagrin,
Ce n’est pas sans motif.
Ce n’est pas que j’aie peur,
Je n’ai pas peur d’être tué.
Ce n’est pas que j’aie peur,
Assez longtemps j’aie vécu.
Quand on ne me cherchera pas,
On me trouvera ;
El quand on me cherchera,
On ne me trouvera pas.
Peu importe ce qui arrivera,
Ce qui doit être sera.
Il faut que tous meurent trois fois,
Avant de se reposer enfin[1] !

Quelle signification mystérieuse pouvaient avoir ces paroles, que le vieillard répétait de loin en loin sans en omettre une seule ?

Nul ne la devinait.

Et pourtant elles en avaient sans doute une bien touchante pour lui, car toutes les fois que le dernier vers de son couplet expirait entre ses lèvres tremblantes d’émotion, ses dernières notes prenaient les proportions d’un sanglot et ses yeux se remplissaient de larmes.


  1. Ce chant, fort ancien, est composé dans le dialecte de Cornouailles. Il commence ainsi :

    Pa Guz ann heol pa goeuvaz mor
    Mo oaz kana war Dreuz ma dor, etc, etc., etc.


    La traduction que nous donnons, dans toute son exactitude, est de M. Th. Hersart de la Villemarqué.