Les invisibles de Paris (Aimard)/III/I

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Roy et Geffroy (p. 399-406).
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LE COMTE DE WARRENS

I

OÙ CHARBONNEAU VEUT FAIRE OUBLIER COQUILLARD

La camériste rentra ; son absence n’avait pas duré cinq minutes ; un singulier personnage marchait dans son ombre.

Cet homme ou plutôt ce bonhomme, bien connu de nos lecteurs, n’était autre chose que l’âme damnée de M. Jules, l’honnête Coquillard, dit Charbonneau, dit… etc., etc.

Vêtu comme tout le monde, cette fois il n’attirait les regards ni par l’excentricité de sa mise trop voyante et de sa barbe trop touffue, ni par des airs de componction ou de trop grande simplicité.

Son enveloppe, essentiellement faubourg Saint-Martin, dissimulait autant que possible l’expression ordinaire de sa mine légèrement matoise, où se lisaient, à l’état de pure nature, l’astuce du Bas-Normand doublée de la sournoiserie du Bas-Breton.

Par-ci par-là, un éclair animait ce visage aux apparences placides.

Mais Charbonneau grondait Coquillard de ce moment d’absence, et Coquillard, éteignant de plus belle le feu de son regard, souriait d’un air plus paterne, devenait deux fois plus honnête et plus bourgillon qu’avant sa faute.

En somme, malgré l’échec subi par lui chez le comte de Warrens, dans l’affaire des Invisibles, qui avaient dignement mérité leur nom en cette circonstance critique, l’agent de police en sous-ordre n’était pas un argousin ordinaire.

Il se présenta devant Mme  de Casa-Real sans gaucherie, sans humilité, en homme qui connaît le terrain sur lequel il pose le pied.

Le propre des gens de basse police est de se trouver chez eux partout.

Il salua, et il attendit qu’on lui fît signe de parler ou de s’asseoir.

La créole, qui l’avait parfaitement entendu entrer, ne se donna pas la peine de changer de position.

Sans paraître le voir, elle avait laissé filtrer sous ses longs cils de velours un de ces regards perçants dont seules les femmes possèdent le secret, et qui en une seconde leur permettent de juger un individu et de le déshabiller moralement.

— Voici la personne que vous attendez, maîtresse, dit la camériste.

— Bien, chica, mets-toi là, sur ce coussin, à ta place habituelle.

Anita obéit.

La comtesse examina si la présence de ce tiers ne contrarierait pas l’agent de police.

Celui-ci ne sourcilla pas.

Il n’eut même pas l’air de s’apercevoir qu’à tout prendre la grande dame eût pu lui offrir l’extrémité d’un tabouret quelconque.

Mais en affaires Charbonneau avait pour principe de laisser sa dignité à la porte de tous les appartements où il mettait le pied.

— Vous vous nommez ? fit Mme  de Casa-Real du ton qu’elle eût employé envers le dernier de ses gens.

— Je me nomme ainsi qu’il plaira à madame la comtesse, répondit-il en saluant.

— Plaisantez-vous, monsieur ?

— Nullement, madame la comtesse… Je veux dire que, dans notre profession, nous n’avons guère de nom, les prenant tous, au besoin.

— C’est une raison comme une autre, répliqua la créole, qui avait déja pris ses plus grands airs pour montrer à son interlocuteur qu’elle n’entendait accepter de lui que des réponses succinctes et explicites. Cependant vous vous êtes présenté, vous vous êtes fait annoncer sous le nom de Charbonneau.

— Oui, madame la comtesse.

— Vous êtes un des agents secrets de monsieur… de monsieur…, aidez-moi donc un peu.

— De M. Jules. Est-ce de lui que madame la comtesse entend parler ?

— En effet.

— Alors il y a une petite erreur dans tout ceci, et je me permettrai de la rectifier.

— Une erreur ?

— M. Jules est bien une ancienne connaissance à moi, un vieil ami…

— Eh bien ?

— Je possède toute sa confiance ; il n’a rien de caché pour moi… mais…

— N’est-ce pas lui qui vous a adressé à moi ? s’écria la créole avec un commencement d’inquiétude et en jetant un regard soupçonneux sur Anita, qui se tenait silencieuse à ses pieds.

Celle-ci soutint, sans broncher, l’interrogation menaçante de ce regard.

Elle comprenait mieux que sa maîtresse la nature de ce limier de bas étage.

Charbonneau n’était pas fâché de laisser sa hautaine cliente dans une sorte d’indécision qui ne pouvait être que pénible pour elle.

Il se moucha et repartit de sa voix la plus béate :

— Mon ami, M. Jules, m’a prié de me rendre auprès de madame la comtesse.

— Ah ! fit celle-ci en respirant plus à son aise.

— Et j’ai accepté ce mandat agréable, continua l’agent de police avec un de ses saluts les plus aimables, les plus doucereux.

— Un mandat ! dit Mme  de Casa-Real étonnée ; je ne vous comprends pas, monsieur.

— Quand je me sers du mot mandat, c’est une manière de parler.


Jouant avec le poignard indien elle lui demanda : — Que vouliez-vous ?

Elle haussa les épaules dédaigneusement en s’apercevant que maître Charbonneau cherchait tout clair et tout net à se donner une importance qui l’obligeât à le traiter de puissance à puissance, et elle reprit :

— Que M. Jules soit votre chef ou votre ami, peu importe ! Je l’avais chargé d’une commission.

— D’une mission !… interrompit l’agent avec un sang-froid inaltérable.

Il fallait que le but vers lequel tendait Mme  de Casa-Real, que le dessein pour la réussite duquel elle employait M. Jules et son administration fussent plus que graves pour lui faire supporter la présence, les interruptions et les rectifications de maître Charbonneau.

— D’une mission, soit. Avez-vous fait le nécessaire ?

— Oui, madame la comtesse, j’ai tout mis en œuvre.

— Et…

— Et j’ai fait le nécessaire, le possible et l’impossible.

— Quelle brute ! pensa la créole en écoutant sans même avoir envie d’en rire, le pathos important de l’agent de M. Jules.

— Alors vous avez réussi ? ajouta-t-elle.

— De point en point.

— Vous avez trouvé…

— L’homme que cherche madame la comtesse.

— Si cela est, fit celle-ci avec une joie qui éclata malgré tous ses efforts, si cela est, je vous récompenserai au delà de vos fatigues… Mais… voyons… quels sont vos renseignements ?

— Courts, exacts et précis, répondit Charbonneau avec un noble orgueil.

— Parlez ! parlez !

— Je ne le cacherai pas, ces démarches m’ont coûté bien des marches et des contre-marches.

— Oui… oui…

— Il n’est pas si facile qu’on le pense, quand on n’est pas de la partie, de trouver dans Paris…

— Un homme qui se cache ? fit impatiemment la créole.

— Eh ! non, madame la comtesse, un homme qui ne se cache pas le moins du monde, répliqua l’agent de police en souriant ironiquement et sans se gêner pour montrer la satisfaction que lui causait l’innocence de sa cliente.

— Comment ?

— Il n’y a que les imbéciles qui se sauvent dans un désert ou qui se fourrent au fond d’un puits ; les malins marchent au grand soleil et s’implantent au beau milieu de la foule, en pleines masses, en pleine vie active. Ceux-là ne trouvent pas souvent leurs maîtres.

— Enfin, quelque habile qu’ait été, que soit ce…

— Ce Passe-Partout, dit M. Charbonneau, voyant que la comtesse attendait ce nom pour achever sa phrase.

— Oui, ce Passe-Partout… quelque grande que soit son adresse, vous avez trouvé moyen de mettre la main sur lui ?

— Notre administration pouvait seule venir à bout d’une pareille tâche.

— Je le reconnais… Après ?

— Madame la comtesse ne pouvait espérer un prompt succès qu’en s’adressant à elle.

— Oui ! oui ! j’en conviens, faisait la créole, qui aurait ordonné de jeter M. Charbonneau à la porte, s’il ne lui avait pas paru si nécessaire à l’accomplissement de ses projets mystérieux.

— Mais, quel que soit le prix demandé par M. Jules ; quelle que soit la somme que tout cela coûte à madame la comtesse, continua de sa plus belle lenteur le séide de M. Jules, furieux de n’avoir pas été invité à s’asseoir, madame la comtesse en aura pour son argent.

Un peu plus il allait ajouter :

— Et pour son impolitesse.

Mais il eut le bon goût de ne prononcer ce dernier membre de phrase qu’à part lui, in petto.

— Dites, dites tout ce que vous savez sur cet homme.

— Par où madame la comtesse désire-t-elle que je commence ? fit-il toujours imperturbablement.

— Quel est son pays ?

— On le croit Belge.

— Après ?

— Né à Mons.

— Êtes-vous sûr de cela ?

— J’ai eu l’honneur de spécifier à madame la comtesse que mon rapport porte : On le croit né à Mons.

— Je ne le crois pas, moi.

— On a pourtant lu son acte de naissance.

— Continuez.

Et comme la quarteronne se permettait de rire entre ses dents et de changer de position, sa maîtresse, digne émule de ces dames romaines qui lardaient de coups d’épingle leurs esclaves maladroites, sa maîtresse lui ferma la bouche d’un soufflet virilement appliqué.

— Continuez, répéta-t-elle.

M. Charbonneau se recula instinctivement d’un pas, pour mettre une distance respectable entre son auguste faciès et cette main si petite et si leste.

— À la suite de quelques fredaines, bien excusables dans un si jeune garçon, Passe-Partout quitta son pays pour s’embarquer.

— Allez, allez ! Je vous écoute.

— Il s’embarqua sur un bateau qui faisait la pêche aux harengs dans les mers du Nord.

— Jusqu’à présent, objecta Mme  de Casa-Real, je ne vois rien dans tout cela…

Charbonneau, blessé dans son amour-propre, ne lui laissa pas achever son observation sardonique :

— Après avoir parcouru toutes les mers et tous les océans connus en qualité de mousse, de novice, de matelot, de quartier-maître, etc., il se lia, à bord d’un navire dont le nom m’échappe, avec un mauvais drôle qui ne vaut pas mieux que lui…

— Et qui se nomme la Cigale ?

— Madame la comtesse l’a dit… fit l’agent de police en prenant sa physionomie la moins étonnée, preuve qu’il était légèrement stupéfait. Mais pardon, ajouta-t-il, si madame la comtesse est au fait de tout ce que je croyais lui apprendre, il est parfaitement inutile que je l’importune plus longtemps.

— Ce la Cigale et Passe-Partout sont liés ? reprit la créole sans répondre à la parenthèse de l’agent.

— Comme les deux doigts de la main. Je veux parler de mon index et de mon médium.

— Se quittent-ils souvent ?

— Oui, mais ils se retrouvent toujours.

— Qu’est-ce que c’est que ce la Cigale ?

— Une manière de géant qu’on pourrait montrer dans un café-chantant, fort comme un taureau et méchant comme un âne rouge ! répondit vivement M. Charbonneau, qui avait encore sur le cœur la dégringolade de Coquillard dans l’escalier de la Pacline.

— Vous avez déjà eu maille à partir avec lui, monsieur Charbonneau ? demanda innocemment la comtesse.

— Non pas.

— Vous êtes sûr de ?…

— Que la foudre m’écrase, madame la comtesse, si cet hercule raté à jamais eu affaire à M. Charbonneau.

En cela, l’agent de police ne mentait pas.

Le débardeur n’avait jamais eu l’occasion de se rencontrer avec lui que quand il portait le nom et les vêtements de l’agréable Coquillard.

— Est-il à Paris ? demanda la jeune femme.

— Qui, la Cigale ?

— Non, Passe-Partout.

— Certes, oui.

— Depuis quand ?

— Depuis trois mois.

— Que fait-il ?

— Il débarde sur les ports en compagnie de son inséparable.

— Débarder, qu’est cela ?

— Débarder, répliqua l’agent de police avec une condescendance pleine de supériorité, c’est défaire les trains de bois qui descendent la Seine, et ranger les bûches de toute taille sur le quai.

— Et vous pensez que Passe-Partout exerce réellement ce métier ?

— Je l’ai vu à l’ouvrage.

— Vous l’avez vu, de vos yeux…

Je l’ai vu, dis-je, vu, ce qui s’appelle vu, répondit effrontément l’agent de M. Jules, qui ne manquait pas d’une certaine littérature, ayant failli devenir sous-chef de claque à l’Odéon, mais qui mentait comme un Scapin de bas étage, n’ayant rien vu du tout.

Mme de Casa-Real se contenta de cette assertion.

Elle continua de le questionner.

— Vous connaissez sa demeure ?

— Parfaitement.

— Donnez-moi son adresse.

— Rue d’Astorg, no 35.

— Bien. Il loge seul ?

— Il loge dans une soupente, que son ami et matelot, le généreux la Cigale, partage avec lui.

— Vous êtes certain de ces renseignements ? demanda la créole, qui, tout en sentant que son interlocuteur se vantait de tout savoir, indûment, reconnaissait que de temps à autre il était dans le vrai.

— On ne peut plus certain, madame la comtesse.

— De qui les tenez-vous ?

— Du concierge de ladite maison, rue d’Astorg, le père Pinson, un vieux brave du temps de l’autre, à qui je fais l’honneur de tailler une petite bavette quand l’occasion s’en présente.

— Et vous croyez que ce concierge ne se ferait pas un scrupule de vous tromper ?

— Il s’en ferait un scrupule. Je lui offre des gâteaux pour son chien, une superbe bête, ma foi… Il me les refuse, comme je les lui offre, du meilleur cœur ; je l’interroge, sans en avoir l’air, il me répond sans se douter que je lui tire les vers du nez, et voilà comment je suis à même de raconter tout cela à madame la comtesse.

— Rue d’Astorg, n° 35, répéta la créole en écrivant le nom de la rue et le numéro sur un carnet que lui tendit silencieusement Anita la quarteronne.

— C’est bien cela.

Ses notes prises, elle ajouta :

— Venons-en à présent aux derniers ordres que j’ai donnés à M. Jules, votre chef.

— Mon ami, madame la comtesse ! répéta Charbonneau. Je croyais déjà avoir eu l’honneur de…

Anita se remit à rire, malgré tous les efforts qu’elle faisait pour garder son sérieux.

Mais cette fois sa maîtresse ne la rappela point à l’ordre.

Elle réfléchissait.

— Je n’ai plus qu’une question à vous adresser.

— J’attends.

— Si vous y répondez d’une façon satisfaisante, ces quinze louis sont à vous.

Elle se pencha vers sa camériste, lui prit des mains une aumônière que celle-ci lui tendait, y puisa une poignée d’or et la fit étinceler devant les yeux de l’agent de police.

Celui-ci, qui depuis la correction administrée à la quarteronne par sa douce maîtresse n’avait pas bougé d’une semelle, fit un pas en avant, et, s’inclinant de son mieux, dit :

— J’attends avec confiance la question de madame la comtesse.

— Écoutez-moi bien.

— Je suis tout oreilles.

— Cela se voit un peu, fit en riant de son rire jeune Mme  de Casa-Real, qui par moments redevenait la Hermosa du passé, l’enfant gâtée, habituée à ne rien prendre au sérieux dans l’existence.

— Madame la comtesse est trop bonne, répondit Charbonneau, que la vue de l’or grisait ; mais, dans notre dangereuse profession, bien heureux sont ceux qui possèdent des oreilles de la taille des miennes, et des yeux grands comme ceux de madame la comtesse.

— Vous aurez vingt-cinq louis ! s’écria vivement la comtesse, mais, de par tous les saints du paradis, si vous vous avisez de me faire l’ombre d’un compliment, je vous chasse sans vous rien plus demander qu’à ma perruche favorite !

Charbonneau, honteux et confus comme l’âne de la fable éconduit pour avoir voulu prendre les manières et les mines d’un king-Charles, baissa la tête et attendit en silence.

— Bien. Voilà comme je vous veux, reprit doña Hermosa. J’arrive à ma question. En supposant que l’un de ces jours, aujourd’hui, ce soir-même, de huit à dix heures, une personne que je n’ai pas besoin de vous faire connaître désirât parler à ce Passe-Partout…

L’agent sourit.

Ce sourire était superflu.

La comtesse s’arrêta, puis sur un geste suppliant, sur un geste d’excuse de son auditeur, elle reprit :

— En supposant cela, où faudrait-il qu’elle se rendît pour le rencontrer ? Répondez, monsieur, répondez.

— Voilà qui est la chose la plus facile du monde, s’écria joyeusement le mouchard interlope.

— Voyons !

— La récompense tient toujours ?

— Autant que vous tenez à elle, monsieur Charbonneau. Je n’ai pas l’habitude de marchander les services qu’on me rend.

— Ce soir, dit-il, à neuf heures très précises, ce bon, ce cher, cet excellent Passe-Partout se rendra rue d’Angoulême-du-Temple.

La créole écrivait et notait les noms et les adresses contenus dans la réponse de Charbonneau.

— Chez qui ? demanda-t-elle avec anxiété.

— Chez un brave marchand de vins traiteur, à l’enseigne du Lapin courageux.

— Qu’y va-t-il faire ?

— Je l’ignore. Mais il y soupera et il n’en sortira pas avant dix heures.

— Vous répondez de tout ce que vous avancez là ?

— J’en réponds, madame la comtesse.

— Prenez et partez. Si j’ai besoin de vous, je vous ferai prévenir.

L’agent de police prit les vingt-cinq louis que Mme  de Casa-Real laissa tomber dans sa main tendue et, courbant sa longue échine jusqu’à terre, il suivit Anita, la camériste, qui lui montra le chemin, sur un signe de sa maîtresse.

Une fois seule, doña Hermosa parcourut rapidement toutes les notes inscrites sur son carnet, et murmurant :

— Ah ! mon beau Noël ! prenez garde ! Il me semble bien que je tiens enfin l’un des secrets de ce mystérieux comte de Warrens !

Elle passa de son salon dans sa chambre à coucher.