Les invisibles de Paris (Aimard)/III/II

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Roy et Geffroy (p. 407-420).
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II

DE CHARYBDE EN SCYLLA

L’ex-petite maison devenue l’hôtel de la comtesse Hermosa de Casa-Real se ressentait encore de son ancienne et peu scrupuleuse origine.

Elle était double, ou plutôt triple.

Outre le petit corps de logis dont nous avons dépeint les festons et les astragales, malgré les préceptes du docte Boileau, il y avait à droite et à gauche de ce corps de logis deux pavillons parallèles, l’un destiné aux serviteurs de la comtesse, l’autre à ses chevaux.

À gauche, les communs.

À droite, les écuries.

Ces deux pavillons, qui, en apparence, n’étaient reliés en aucune façon à l’habitation de Mme de Casa-Real, y attenaient cependant par une profusion de corridors souterrains, de portes dérobées et de passages secrets.

Un étranger eût pu se promener tout à son aise du pavillon de droite au corps de logis principal, et de ce corps de logis au pavillon de gauche, sans se douter qu’il marchait sur des communications merveilleusement établies.

Ainsi, dans le jardin et sous le jardin, labyrinthes sur labyrinthes.

Impossible, pour peu que le caprice en passât par l’esprit de la maîtresse de ce séjour curieux, de se trouver, de se rencontrer, de se douter même qu’il y eût âme qui vive dans ce dédale regorgeant parfois d’invités et de serviteurs.

Quelques-uns de nos lecteurs s’étonneront de ce que, sans le moindre scrupule, en plein xixe siècle, au beau milieu de Paris, nous ne mettions sous les yeux que des demeures bâties en dehors de toutes les habitudes parisiennes, vieux restes d’un monde décrépit et tombé.

Nous nous contenterons des deux plus concluantes.

À cela, nous trouverions bien des réponses à faire.

La première :

Que, prenant pour héros de notre action principale des personnages en dehors des lois ordinaires de l’existence, il nous faut, sous peine de fausser toute couleur locale, leur donner un cadre à leur taille, digne de leurs allures excentriques.

La seconde :

Que, nos lecteurs connaissant tout aussi bien, sinon mieux que nous, les bâtisses, les maisons et les appartements d’aujourd’hui, il nous serait parfaitement inutile de leur détailler ces mêmes bâtisses et ces mêmes appartements.

À tout prendre, quoique nos jeunes vieillards qui composent le tout Paris des courses, des régates, des premières représentations, du sport, du turf et du théâtre, aient décidé dans leur profonde sagesse et dans leur sublime ignorance, que Charlemagne n’avait jamais existé, que Louis XIII était monté sur le trône de France pour satisfaire les marchands de bric-à-brac ; quoique, d’accord avec les philosophes du siècle passé et avec les pédants historiques du siècle présent, ils refusent toute grandeur au règne du roi-soleil, et toute élégance au règne de Louis XV, son successeur, nous ne reculerons jamais, dans le cours de nos récits, devant une étude sérieuse de tous les débris du passé.

Cela dit, par acquit de conscience, nous fermerons notre parenthèse, en demandant pardon à nos lecteurs de cette courte digression, et nous retournerons à notre mouton.

Le mouton en question n’est autre que le sieur Coquillard-Charbonneau.

Sur l’ordre, et après le congé que lui avait donné la comtesse de Casa-Real, notre homme avait suivi la jeune camériste.

Ainsi qu’il est du devoir de tout agent de police intelligent, tout en se laissant guider par elle, il sondait du regard les murs et les cloisons, il cherchait à prendre et à marquer des points de repère.

Il eût beaucoup donné d’une inspiration qui, le cas échéant, lui aurait permis de se reconnaître comme le petit Poucet de la fable, et de dire : Je suis passé par là.

Mais, hélas ! vain espoir !

Toute sa bonne volonté, toute son attention se virent mises en déroute par la tactique naïve de la quarteronne.

Obéissant sans doute aux recommandations de sa maîtresse, Anita l’avait tant fait monter, descendre, tourner à droite, tourner à gauche, marcher droit devant lui, revenir sur ses pas, qu’à son grand regret et par suite de son excessive fatigue, il fut contraint à baisser pavillon.

La quarteronne, qui n’avait pu conserver son sang-froid, tant que Mme  de Casa-Real agençait ses affaires elle-même pour son propre compte, venait de s’appliquer un masque impénétrable de simplicité et de candeur.

Charbonneau sentait vaguement qu’il ne devait pas se considérer comme étant le maître de la situation.

— Bigre ! murmura-t-il à part lui, tenons-nous bien… Jouons serré, si nous ne voulons pas recommencer l’impair de l’hôtel de Warrens. Je me trouve accroché à des gens très forts. Les malins ! Comme c’est agencé ! Ma parole sacrée, cette boutique-là est mieux machinée que le troisième dessous du Cirque-Olympique.

Le Cirque-Olympique était, parmi tous les théâtres qui ornaient et peuplaient le boulevard du Crime, le théâtre de prédilection de M. Charbonneau.

Il eût donné dix représentations du Tartufe ou des Femmes savantes pour Murat ou les Pilules du Diable.

Et il avait le courage de son opinion.

Il l’avouait franchement, à tout bout de champ.

Son aparté terminé, il pensa à nouer connaissance avec la soubrette exotique.

C’était une manière adroite de se créer des intelligences dans la maison.

Sachant par une longue expérience qu’on ne prend guère de mouches avec du vinaigre, il étouffa les mouvements d’impatience ou de colère qui lui venaient aux lèvres.


Anita, sans demander d’autres explications, avança un tabouret aux pieds de sa maîtresse.

Employant toutes les séductions de sa voix la plus doucereuse et la plus pateline :

— Ma chère enfant ! dit-il à sa conductrice.

Celle-ci marcha toujours, sans avoir l’air d’entendre.

— Ma chère demoiselle…

Même jeu de la quarteronne.

Voyant que ses notes les plus harmonieuses n’arrivaient ni au cœur ni aux oreilles de cette mangeuse de bananes, l’agent de M. Jules s’avança rapidement vers elle, la rejoignit et lui saisit la main.

Anita s’arrêta.

— Mademoiselle, j’aurais deux mots à vous dire avant d’aller plus loin.

Elle eut l’air de prêter la plus grande attention à ses paroles.

Il continua :

— Vous devez vous trouver très heureuse ici ?

Pas de réponse.

— La maison me paraît très cossue. La souveraine de l’endroit ne regarde ni au cuivre ni à l’or, et pour peu que les intrigues ne chôment pas, vous…

La quarteronne commença par retirer sa main, que pressait amoureusement l’aimable Charbonneau.

Puis, fixant sur lui ses yeux espiègles, dont elle cherchait à amortir la pétillante malice, elle lui répondit tranquillement :

No entiendo lo que me hace Ud el honor de decirme, caballero.

— Hein ? de quoi ? demanda l’autre.

La jeune fille répéta sa phrase espagnole.

Seulement, cette fois, elle ne parvint pas à dissimuler une pointe de raillerie involontaire.

Coquillard-Charbonneau la regarda avec admiration, et se frappant le front de son poing fermé :

— Nom d’un tonneau ! s’écria-t-il, je ne m’en dédis pas : ils sont plus forts que nature. Quelle diable de langue chante-t-elle donc là ?

Baya pues, reprit Anita, ne quiere Ud quiedar aqui ?

Et elle lui faisait signe de se remettre en marche et de la suivre.

— Bon ! voilà qu’elle recommence ! Heureusement que les gestes s’y mêlent ; sans ça, le diable pourrait me brûler sans que j’y comprisse un mot !

Anita réitérait sa mimique.

— J’y suis : nous sommes pressés, et nous voulons mettre papa, à la porte le plus tôt possible. Pauvre petite ! si jeune ! si jolie ! et ne pas savoir le français ! Il y a des parents qui sont bien coupables !

Cela fut dit avec tant de componction, qu’à son corps défendant la soubrette éclata d’un rire perlé.

Charbonneau la regarda avec étonnement.

Ne voulant pas que cet étonnement pût dégénérer en soupçon, Anita se remit en route.

Il suivit, assez décontenancé.

Charbonneau soupçonnait bien que la jeune fille se moquait de lui dans une langue étrangère ; mais c’était un philosophe de ressource que M. Charbonneau, et il ne se regardait jamais comme insulté, dès qu’on ne l’insultait pas en bon français.

— C’est égal, pensait-il, je ne suis pas fâché de la campagne que je viens de faire. Si on sait s’y prendre, il y aura gras. L’enfant se présente bien.

Tout en réfléchissant, il marchait.

Tant et si bien que, sans s’en apercevoir, il se trouva devant un mur qui se dressait à dix pieds au-dessus de sa tête.

Il allait interroger de nouveau la quarteronne, sans songer à son ignorance de la langue française, quand le mur s’ouvrit, la soubrette lui montra la baie qui devait lui livrer passage, lui adressa son plus gracieux sourire, et le saluant comme pour lui dire adieu, elle lui fit de la main un geste qui signifiait clairement : Au revoir, mon bel ami.

Il passa machinalement à travers la baie.

La muraille se referma.

Et comme il considérait, en proie à un véritable hébétement, cette muraille mouvante et si sa brune Ariane n’était pour rien dans la locomotion de ces moellons superposés les uns aux autres, un timbre argentin et railleur retentit à son oreille.

Il écouta.

Anita lui criait, sans le plus léger accent étranger :

— Bonsoir, monsieur Charbonneau.

L’écho répéta :

— Bonneau.

Et ce fut tout.

— Satanée négrillonne ! fit l’agent de police. Elle m’a mis dedans ! c’est-à-dire non, elle m’a mis dehors, reprit-il après un temps ; ah çà, où suis-je ? Où m’a-t-elle mené ?

La nuit tombait.

Les rues commençaient à devenir noires comme la nuit.

Il s’orienta.

Mais, tout convaincu qu’il fût de sa déconvenue momentanée, le fin limier ne renonça point à retrouver sa piste.

Il se garda bien de faire un pas, un mouvement même, de peur de perdre le fil de ses recherches.

— Bon ! reprit-il au bout d’un instant, j’entrevois les Champs-Élysées… C’est déjà quelque chose que la certitude de ne pas avoir ma retraite coupée. Faute de mieux, avant de tirer mes grègues, je m’en vais bien fixer dans ma mémoire la position de la porte, de l’ouverture par laquelle je suis sorti. Tôt ou tard ce renseignement-là peut servir.

Il s’y prit de son mieux.

Mais ce fut peine perdue.

Il eut beau écarquiller les yeux, chercher une fente, tâter et sonder la muraille, rien ! il ne trouva absolument rien !

Chaque pierre était à sa place.

Pas l’ombre de porte ni de fenêtre.

Le mur se prolongeait sans solution de continuité sur une longueur de soixante à quatre-vingts mètres.

— Ah ! celle-là est plus forte que tout le reste ! s’écria M. Charbonneau en frappant du pied avec rage. Pas une lucarne ! pas un trou de souris ! Je suis pourtant bien sûr de ne pas avoir passé par-dessus les tessons de bouteille qui garnissent ce chien de mur ! — Sacrée bicoque ! va ! — Je ne saurai rien ! c’était écrit ! Bast ! après tout, ma mission est-remplie. Je ne suis pas volé, puisque j’ai mes cinq cents francs dans ma poche… En route !… L’affaire n’est déjà pas si mauvaise qu’elle en a l’air.

Son parti pris, notre homme allait allonger le pas du côté des Champs-Élysées, quand une main, lourde comme un poids de cent livres, tomba sur son épaule et le cloua sur place.

Presque en même temps, une voix basse et ironique lui murmurait à l’oreille :

— L’affaire peut devenir meilleure que vous ne le croyez, mon maître.

— Hein ? s’écria Charbonneau, qui fut sur le point d’appeler au secours.

Mais la main quitta son épaule et, lui comprimant la bouche, en guise de bâillon, le força au silence le plus absolu.

— Ne tremblez pas, continua la voix. On ne vous fera aucun mal… On vous donne pour certain que l’affaire en question sera meilleure, si vous savez vous y prendre.

L’agent de police, qui n’avait plus que la liberté du bonnet, opina de ce même bonnet et fit un signe d’acquiescement.

Quoique cet acquiescement ne fût pas volontaire, son interlocuteur inattendu retira sa main et le laissa libre de respirer, de parler et d’agir.

Coquillard n’était ni un enfant ni un timide.

Il avait fait ses preuves depuis longues années.

Cette façon d’entrer en matière, cette entrée de jeu ne laissa pas que de le désarçonner complètement.

Après un effort violent, il parvint à retrouver le beau sang-froid inhérent à sa nature et à son habitude des rencontres risquées.

Son aplomb reconquis, il se mit à examiner le nouveau venu des pieds à la tête.

L’examen n’avait rien de bien rassurant.

Et l’immobilité imperturbable avec laquelle cet examen fut subi, prouvait, clair comme le jour, que si d’un côté il existait une appréhension assez juste, de l’autre il y avait un calme souverain, une force ayant conscience d’elle-même.

En somme, le singulier interlocuteur de l’agent de police, enveloppé, comme dans un suaire, d’un long manteau gris de fer, portait sur la tête un feutre aux larges ailes, posé si artistiquement, qu’il était impossible d’apercevoir l’extrémité de son menton.

D’une taille peu élevée, mais appuyé sur deux jambes solides comme des piliers de maçonnerie, l’inconnu laissa Charbonneau contenter sa prudente curiosité.

Puis, quand il crut lui avoir accordé le temps nécessaire à cette petite opération mentale :

— Eh bien ! compagnon, fit-il lentement, vous ne direz pas que je manque de complaisance ? Voilà assez longtemps que je vous laisse prendre ma mesure. Vous devez me connaître par cœur.

Cela fut prononcé sur un ton moitié sérieux, moitié plaisant.

Charbonneau, remis de son alarme première, chercha à tourner la chose en vraie plaisanterie.

De la sorte, il pensait avoir bon marché de son antagoniste.

Il lui répondit le plus gaiement possible :

— Comment donc, mon bon monsieur, si je vous connais… mais je ne vous connais pas le moins du monde.

— Ah ! vous m’étonnez, dit avec une légère ironie l’homme au long manteau.

— Parce que ?

— Parce que, dans votre état, — vous remarquerez que je suis poli, — on doit connaître tout le monde.

— Ne confondons pas ! répliqua assez spirituellement l’agent de police, reconnaître oui, connaître non. Or, comme je ne vous ai jamais vu, mon bon ami…

— Je ne suis pas familier avec vous, maître Charbonneau ; veuillez bien prendre la peine de mettre des gants pour me tendre la main.

— Là ! là ! on en mettra. Ne nous fâchons pas.

— Vous avez raison.

— La manière dont notre présentations est faite me le prouve assez.

— Soyez convaincu que mon intention n’était nullement de vous blesser.

— Je n’en doute pas, mais toujours est-il que vous pourriez bien m’apprendre à qui j’ai affaire.

— Vous ne raisonnez pas juste, camarade. Si je porte bas la tête et haut mon manteau, c’est que je tiens à ne pas me laisser voir par un œil aussi clairvoyant que le vôtre.

— Merci bien.

— Si je ne tiens pas à ce que vous voyez mon visage, c’est que je ne désire pas vous apprendre avec qui vous allez traiter.

— Nous traitons donc ? fit vivement Charbonneau, qui flairait une bonne aubaine.

— Croyez-vous que je vous arrête en plein Champs-Élysées pour causer avec vous de la question d’Orient ?

— Je ne crois rien du tout ; je me consulte.

— Sur quoi ?

— J’entrevois dans votre démarche, essentiellement en dehors des us et coutumes, des propositions…

— Avantageuses.

— Avantageuses peut-être, subreptices à coup sûr, repartit majestueusement l’agent de police.

— Subreptices ?

— J’ai dit le mot.

— Je l’ai bien entendu, et comme rien ne me presse, que nul ne vient de ce côté, pour peu qu’il vous convienne d’en employer une demi-douzaine de cette force-là, je vous en donne l’autorisation.

— C’est gentil à vous. Je profiterai de la permission.

— Pour ?…

— Pour vous avouer que ma conscience d’honnête homme se révolte.

— C’est encore plus grotesque que ce que vous venez de dire, ce que vous dites là, ricana l’homme au manteau gris de fer.

— Ma conscience se révolte, voilà ! répéta l’agent de police.

— Ah ! vous supprimez honnête homme, c’est quelque chose. Nous finirons par nous entendre.

— Dieu le veuille !

— Il le voudra, monsieur Charbonneau. Vous êtes susceptible et plein de scrupules, je me plais à le reconnaître.

— C’est me rendre justice.

— Cependant ces scrupules ne vont pas jusqu’à vous empêcher de recevoir vingt-cinq louis…

— Tiens ! vous savez ça ?

— Pour prix des services que vous ne rendez pas.

— Hein ?

— Je sais cela aussi, mon camarade,

— Mais, grommela Charbonneau, qui fut sur le point de se rébellionner.

— Calmez-vous… Je n’ignore pas que vous quittez la comtesse de Casa-Real.

— Eh bien ! après ?

— Je sais pour quelles raisons elle vous a mandé auprès d’elle.

— Alors, qu’est-ce que vous demandez ? dit brusquement l’agent.

— Je vous demande ce que j’ignore.

— Quoi ?

— Ce que vous a dit Mme  la comtesse dans l’entretien qu’elle vient d’avoir avec vous.

— Que cela ! répliqua railleusement Charbonneau.

— Et ce que vous lui avez répondu.

— Bon ! Et c’est pour cette raison que vous me faites geler dans cette ruelle ?

— Oui.

— Bien le bonsoir, monsieur, portez-vous bien !

Et le bonhomme Charbonneau, tournant gracieusement et vite sur ses talons, allait brûler la politesse à sa nouvelle et indiscrète connaissance.

Mais celle-ci ne se le tint pas pour dit.

Rejetant son manteau sur son épaule, l’inconnu étendit la main gauche, saisit le pauvre diable à la cravate, donna un tour de poignet qui fit presque sortir de leurs orbites les yeux de Charbonneau, et lui appliqua de la main droite, sur la tempe, la gueule béante d’un pistolet tout armé.

— Lâchez-moi ! criait le malheureux, sur le point de tomber suffoqué, et soutenu seulement par la poigne vigoureuse de son adversaire.

— Écoutez ceci !… lui répliqua immédiatement l’inconnu, ou je vais vous faire sauter le crâne, et je vous reprendrai les 500 francs si mal gagnés par vous…

— Lâchez-moi ! lâchez-moi ! râlait Charbonneau.

— Ou vous recevrez une somme égale.

— J’étouffe !

— Choisissez.

— J’étouffe, répétait Charbonneau, et j’accepte…

— Bien. Il ne s’agit que de s’entendre, répondit l’inconnu qui lâcha la cravate.

— Ouf ! vous n’y allez pas de main morte, vous, s’écria l’agent de police, qui, attaqué si rudement, n’avait même point songé une seconde à se servir des armes contenues dans sa poche de côté.

— Reprenez vos esprits, puis nous causerons des conditions auxquelles vous recevrez la récompense promise.

— J’y suis. Décidément, vous avez une belle poigne. Il vaut mieux être pour que contre vous.

— Vous m’écoutez ?

— Oui. Mais d’abord une prière.

— Laquelle ?

— Désarmez ce joujou que vous m’avez appliqué sur la tempe, et mettez-le dans votre profonde.

— Vous dites ?

— Je veux dire dans votre poche.

— Volontiers.

— Vous ne vous imaginez pas comme c’est froid, l’anneau de fer que…

— Bien ! bien ! fit l’homme, qui désarmait son pistolet et le remettait sous son manteau, pour condescendre au désir de maître Charbonneau, — mais ne vous avisez pas de porter la main aux petits engins que j’ai sentis sous votre redingote, là, à gauche… Je ne vous laisserais le temps de murmurer ni Pater ni amen.

— Voulez-vous que je les jette ?

— Inutile. N’y touchez pas, voilà tout ce que j’exige de vous.

— Voyons vos conditions ? demanda Charbonneau.

— Tout bien considéré, je ne vous en impose qu’une…

— C’est assez.

— Bien simple.

— Hum ! hum ! toussa l’agent de police, qui se méfiait d’une si grande facilité.

— Me seconder…

— Dans quoi ?

— Dans une affaire difficile.

— Qui aura lieu, où ? quand ?

— Ah ! voilà ce que vous allez m’apprendre, dit l’homme au manteau.

— Comment ?

— En me répétant mot à mot votre entretien.

— Avec la comtesse ?

— Précisément.

— Cré mâtin ! jura Charbonneau, quand vous avez une idée, il faut y passer ; il n’y a pas à chanter ni à reculer.

— Je paye pour cela.

— Oui, mais… voyons… nous allons peut-être nous arranger.

— Il le faudra, dans votre intérêt, repartit l’inconnu d’une voix plus creuse que le rauquement d’un jaguar.

L’impatience commençait à le gagner, à le prendre à la gorge.

Charbonneau s’en aperçut.

Il s’empressa d’ajouter :

— Vous me jurez que dans toutes vos démarches, il n’y aura rien de contraire à ma cliente et dans le but de lui nuire ?

— Je vous le jure, fit l’inconnu.

— Alors, je ne vois pas ce qui s’opposerait à ce que je vous fisse la confidence en question.

— Ni moi non plus.

Allons-y donc gaiement !

La puissance que le dompteur de Charbonneau exerçait sur lui-même était grande, puisque, malgré tout son désir de connaître le fond de cette entrevue, il attendit le bon plaisir de l’agent de police.

Après avoir réparé, en un tour de main, le désordre de sa toilette, ce dernier commença avec emphase :

Mme  de Casa-Real est une femme du plus grand monde.

— Passons, passons !

— Elle m’a fait appeler pour me demander des renseignements…

— Sur qui ?

— Sur un pauvre hère…

— Appelé ?

— Passe-Partout.

— Allez toujours.

— Je lui ai raconté…

— Des bêtises !

— Plaît-il ?

— Des mensonges, répliqua l’inconnu sans prendre de mitaines.

— Ah ! mais ! là-bas… si c’est toute la confiance que vous inspire mon récit, cela ne valait réellement pas la peine de m’étrangler.

— Ou de vous promettre vingt-cinq louis.

— Dame !

— Continuez, dans votre verbiage je distinguerai bien le vrai du faux.

— Et le vrai peut vous être utile ?

— Sans cela ! riposta l’homme au manteau en haussant les épaules. Continuez. Vous avez donc conté à Mme  la comtesse toutes sortes d’histoires inventées par vous, pour lui laisser croire que vous saviez à quoi vous en tenir sur le passé de Passe-Partout.

— C’est un peu ça, répondit Charbonneau en baissant la tête avec confusion.

— À la bonne heure, vous devenez franc. Que vous a-t-elle demandé, après cela ?

— Vous n’avez donc pas entendu notre conversation ?

— Puisque je vous prie de me la rapporter.


Il salua et attendit qu’on lui fit signe de parler et de s’asseoir.

— Ah ! fit Charbonneau avec un peu trop de joie dans l’accentuation.

L’homme au manteau lui fit, de son côté, un geste de menace signifiant :

— Ne me mentez pas d’une syllabe, ou je vous retrouverai en temps et lieu.

Le narrateur comprit l’intempestivité de sa joie extérieure, et modérant son transport, il continua :

— Après cela, Mme  la comtesse m’a demandé s’il serait possible de rencontrer Passe-Partout ?

— Et vous lui avez répondu ?

— Que tout était possible à une jolie femme comme elle.

— Monsieur Charbonneau, je commence à trouver que vous perdez beaucoup de paroles.

— Ne vous inquiétez pas de cela, cher monsieur, répondit modestement l’agent de M. Jules, j’ai un fonds de magasin qui de ce côté-là ne s’épuisera pas facilement.

— Gardez vos rossignols, et marchons droit au but ! répliqua sèchement son interlocuteur.

— Interrogez-moi, alors, dit Charbonneau, qui tenait, par le fait, à ne parler que le moins possible.

— Soit. Quand faciliterez-vous à Mme  de Casa-Real sa rencontre avec l’homme en question ?

— Ce soir.

— À quelle heure ?

— Vers les neuf heures.

— Où ?

— Rue d’Angoulême-du-Temple.

— Dans quel lieu ?

— Chez un marchand de vin traiteur, à l’enseigne du Lapin courageux.

— Voilà qui est parlé, fit l’inconnu.

— Alors, vous m’autorisez à vous céder la place ? s’écria maître Charbonneau.

— Un instant, que diable ! répliqua l’autre en le retenant vigoureusement par le collet de sa redingote.

— Sapristi ! vous détériorez ma garde-robe, cria, l’agent de police, qui avait le faible de tenir à ses moyens de toilette, comme un peintre tient à ses pinceaux et à son chevalet. C’est inutile et c’est de mauvais goût. Que voulez-vous encore ?

— Je veux vous payer ma dette.

— Quelle dette ? répondit Charbonneau à demi ahuri par ces secousses successives et violentes.

— Le prix de vos renseignements.

— Mes cinq cents francs ! au fait, je les oubliais.

— Vous êtes généreux ! Je ne le serai pas moins que vous. Tenez.

Un instant après, un billet de cinq cents francs, sorti du portefeuille de l’inconnu, allait rejoindre dans le gousset de l’agent les vingt-cinq louis de la comtesse de Casa-Real.

Les relations devinrent alors plus faciles entre les deux hommes.

— Puis-je encore vous être agréable ? dit Charbonneau avec convoitise… Parlez, je suis tout prêt à me mettre à votre disposition.

— Je n’attendais pas moins de votre courtoisie, lui fut-il répondu. Non… je ne vois pas trop pourquoi je vous retiendrais plus longtemps.

— Adieu, alors.

— Adieu !… Ah ! pourtant… si… une question ?

— Faites.

— Y serez-vous ce soir ?

— Où cela ? demanda l’agent étonné.

— Au Lapin courageux ?

— Pardi ! je l’espère bien.

— Où vous tiendrez-vous ?

— Oh ! repartit Charbonneau avec un sourire qui n’était fin que lorsqu’il ne désirait pas l’être, je ne serai pas difficile à trouver. Je me tiendrai au comptoir.

— Bien. Si je vais là-bas ce soir, je puis compter sur vous, mons Charbonneau ?

— Jusqu’à concurrence de la somme versée par vous entre mes mains, répondit solennellement celui-ci. Seulement, comment vous reconnaîtrai-je ? Je n’ai seulement pas vu le bout de votre nez.

— Peu importe. Je vous reconnaîtrai, moi, cela suffira.

— Comme il vous plaira.

— Ainsi c’est entendu ?

— Parfaitement.

— Et maintenant, avant de vous rendre à la liberté, qui est le plus bel apanage des hommes de votre trempe, un dernier mot, lui dit l’inconnu en se penchant jusqu’à son oreille, faites votre profit de ceci, monsieur Pierre Duhamel, dit Coquillard, dit Charbonneau, double cheval de retour, agent interlope de M. Jules.

— Hein ? s’écria en reculant de terreur Charbonneau, tout effaré… Que prétendez-vous ?

— Je prétends vous prouver que je vous connais aussi bien que vous vous connaissez vous-même.

— Après ?

— Et que si vous vous conduisez mal avec moi, si vous essayez de jouer un double jeu, ce qui est assez dans vos habitudes, vous serez la première victime de vos procédés.

— Mais je vous assure que mes intentions…

— Sont pures. Tant mieux pour vous !

— Pourquoi, s’il vous plaît ? demanda l’un.

— Parce que, répondit l’autre, j’ai entre les mains les preuves nécessaires pour vous faire réintégrer dans les bagnes de Toulon, de Brest ou de Rochefort, à votre choix.

— Merci bien.

— Et cela dans les vingt-quatre heures.

— Je serais curieux de voir cela, repartit avec un tremblement convulsif l’agent de police, qui voulut braver un moment son antagoniste. Je ne crois pas que cela soit aussi facile que vous le pensez ; mais comme, de toutes façons, je n’aurais rien à gagner à cette expérience, j’admets que je me trouve pieds et poings liés dans votre main, et cela uniquement pour vous être agréable.

— Pas trop mal manœuvré pour couvrir votre retraite, ricana l’inconnu. À bon entendeur, salut.

— À ce soir, alors ?

— À ce soir.

Charbonneau se retourna pour adresser un dernier geste d’adieu à l’homme au manteau.

Mais il eut beau regarder, chercher de tous les côtés, la rue était redevenue complètement déserte.

Il se trouvait seul, sans que nul indice vînt lui faire soupçonner comment et par où sa nouvelle connaissance, qu’il ne connaissait pas, avait pu passer, disparaître, voire s’envoler.

— Allons, allons ! se dit le malencontreux agent de M. Jules, il y a de la magie, de la sorcellerie là-dessous !… Voilà ce que j’aurais juré par tous les saints du paradis en l’an de grâce treize ou quatorze cent. Aujourd’hui je dois avoir eu affaire à un saltimbanque, ou à quelque Bosco ou Robert-Houdin en vacance.

Puis, après réflexion, il ajouta en posant la main sur son gousset :

— En fin de compte, l’argent me reste. Pourvu que ce ne soit pas de la fausse monnaie ! Bast ! je la passerais à M. Jules.

Cette dernière boutade le mit de bonne humeur.

— Nom d’un tonnerre ! comme dit M. Jules, s’écria-t-il sans reculer devant l’absence totale d’un auditoire choisi, nom de plusieurs tonnerres, même… à part quelques torgnoles et pas mal de rebuffades, l’affaire finira par devenir bonne ! Seulement il s’agit de se bien tenir, et, sur ma foi, l’on se tiendra bien.

Cela achevé, Goquillard-Charbonneau, reprenant son allure de bourgeois de remise, se mit à arpenter, de son pas le plus rapide, le milieu de la chaussée, afin de voir venir tout à son aise les bonnes et les mauvaises rencontres. Conseil que nous donnerons aux coquins qui sortent de bonne heure, et aux honnêtes gens qui rentrent tard.