Les invisibles de Paris (Aimard)/III/IX

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Roy et Geffroy (p. 477-491).
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IX

OÙ M. JULES N’Y EST PLUS DU TOUT

Au cri poussé par l’ex-chef de la police de Sûreté, le blessé entr’ouvrit les yeux, et, tournant péniblement la tête vers les visiteurs, il demanda à la religieuse :

— Qui est là, ma sœur ?

Sur un geste impératif du docteur, on ne lui répondit rien.

Le comte de Mauclerc crut s’être trompé. La douleur lui arracha un soupir, et avec l’aide de sa garde, il changea de position et tourna la tête du côté de muraille en murmurant :

Il ne viendra pas !

Il… c’est moi…, dit l’ex-agent de police.

Le docteur Martel renouvela son geste commandant le silence le plus absolu. Comme si le blessé se fût donné une explication à lui-même, il laissa échapper, de ses lèvres serrées par la souffrance, les mots suivants :

— Ah ! monsieur Jules, ce sera trop tard !

En entendant prononcer son nom, ce dernier fit un mouvement.

Il voulait se rapprocher du lit.

Le docteur se plaça entre lui et le blessé, et lui saisissant vivement le bras :

— N’oubliez pas votre promesse ! fit-il tout bas.

— Cré mâtin ! répliqua M. Jules, sur le même ton. Il n’y a pas de danger que je l’oublie. Vous êtes bon à me la rappeler, vous !

— Chut !

— Pardieu ! oui ! on se taira, mais c’est dur, tout de même !

— Taisez-vous, ou sortez !

— Je me tais, quoi !

L’obéissance de l’agent suffit au docteur Martel, qui, s’adressant à la religieuse :

— Sœur Agathe, dit-il.

Celle-ci se leva, prit une fiole sur la table, se pencha vers le malade et la lui fit respirer.

Mauclerc, dont l’agitation et la fièvre redoublaient, retomba immobile et ne donna plus signe de vie.

Ah çà ! mais ils vont me le tuer, pensa M. Jules. C’est un moyen comme un autre de l’empêcher de parler.

Le médecin devinait sans doute ce qui se passait dans l’esprit de son visiteur, car il reprit avec moins de précaution :

— Votre ami dort.

— Ah ! bien ! dit tout haut l’agent, qui pestait à part lui de voir le sommeil se mettre de la partie pour l’empêcher d’avoir une minute d’entretien avec Mauclerc.

— Eh bien ! mon cher monsieur, ajouta l’homme de l’art, êtes-vous convaincu ?

— Convaincu de quoi ?

— De l’identité de mon pensionnaire.

— Dame !

— Dame ! oui, ou dame ! non ?

— Mais, docteur, repartit effrontément l’ex-agent de police, je n’ai pas douté un seul instant de votre bonne foi.

— Est-ce à dire qu’on l’aurait surprise ?

— Non pas ; tout est comme vous me l’aviez dit.

— Alors pourquoi cette stupéfaction, cette épouvante ? interrogea le docteur Martel, qui voulait voir jusqu’où son interlocuteur pousserait l’impudence et le mensonge.

— Pourquoi ?… chercha l’autre, mais parce que… en retrouvant ce pauvre comte dans un si pitoyable état, je me suis senti tout…

— Tout ému ?

— Oui, c’est cela, tout ému, répéta vivement M. Jules… Vous concevez… On quitte un ami plein de vie et de santé, et l’on ne le retrouve pas impunément à deux doigts de la mort…

— Oui, on est homme, quoique agent de police, continua le plus doucement possible son impassible cicérone.

— Voilà ce que je voulais dire.

— Alors c’est à merveille, et nous n’avons plus rien à faire ici.

— Rien.

— Laissons reposer le malade et sortons.

— Sortons, fit machinalement M. Jules.

Et il suivit le docteur, qui quitta immédiatement la chambre de M. de Mauclerc.

Mais à peine eurent-ils disparu dans le long couloir sur lequel donnaient toutes les chambres des malades, que la religieuse sortit à son tour.

Elle écouta quelques instants, reconnut la direction qu’ils venaient de prendre, et se précipita à leur suite, marchant avec la légèreté d’un fantôme.

Du reste, elle aurait usé de moins de précautions que l’ex-chef de la police de Sûreté ne se fût pas douté de sa présence.

Il en était encore à chercher l’explication de tout, ce qui venait de se passer.

Et comme sa pensée courait facilement d’un sujet à un autre, tout en cherchant la clef de cette énigme il ne pouvait s’empêcher de se demander pourquoi le blessé l’avait prié de se rendre auprès de lui.

— Ah ! les mâtins ! murmurait-il, ils nie donnent du fil à retordre ! Tiens ! par où passons-nous donc ? Nous ne prenons pas le même chemin que tout à l’heure.

En effet, le domestique qui les précédait, le candélabre à la main, leur faisait suivre une voie plus directe.

En deux fois moins de temps qu’ils n’en avaient mis pour arriver à la chambre du comte de Mauclerc, ils se retrouvaient à l’entrée du salon de réception.

Quelque bouleversé qu’il fût par la scène à laquelle il venait d’assister, l’ex-agent remarqua cette particularité.

Seulement, cette fois, le docteur Martel et M. Jules n’étaient plus seuls dans ce salon.

Deux personnes s’y trouvaient aussi, deux ouvriers endimanchés.

La première, Rifflard, l’ouvrier cambreur, se tenait devant la cheminée.

M. Jules le reconnut facilement ; la lumière du lustre donnait sur lui, en plein visage.

La seconde personne s’était placée dans un angle obscur de la pièce.

Elle disparaissait dans l’ombre.

L’agent, dont toute l’attention était attirée sur son visiteur matinal, ne se donna pas la peine d’examiner ce second personnage.

Il s’avança vers l’ouvrier cambreur et lui dit :

— On vous revoit donc, vous ?

— Si ma présence vous gêne, monsieur Jules, il faut le montrer. On s’en ira.

— Moi ? pas du tout. Vous m’expliquerez peut-être…

— À votre service, répondit l’ouvrier cambreur. Quoi, s’il vous plaît ?

— Mais… rien du tout, repartit l’ex-agent après réflexion.

— C’est fait, dit Rifflard en riant. Si vous n’êtes pas plus exigeant que cela, il ne sera pas difficile de trouver chaussure à votre pied.

— Oui, ricane, ricane, pensait M. Jules, mon tour viendra.

M. Jules vient de voir le blessé que vous m’avez ramené cette nuit, mon bon ami, dit le docteur Martel, s’adressant à Rifflard.

— Ah !

— Oui, je l’ai vu ! grommela l’ex-agent.

— Malheureusement, l’état de ce dernier ne lui a pas permis de communiquer avec son visiteur.

— Pas de chance ! fit Rifflard avec une expression de regret qui dut aller au cœur de l’ex-agent.

— Je reviendrai, ajouta celui-ci.

— Toutes les portes vous sont ouvertes, à dater, d’aujourd’hui, cher monsieur… Je donnerai des ordres pour que vous soyez admis en présence de M. de Mauclerc, dès que son état lui permettra de vous recevoir.

— Sera-ce long ?

— S’il ne se présente pas de nouveaux accidents, j’estime que dans sept ou huit jours, le blessé sera à même de vous donner tous les renseignements désirables.

— Huit jours ! Enfin !… s’il le faut… Il le faut ! n’est-ce pas ?

— Le pauvre diable est joliment accommodé ! murmura Rifflard en manière d’aparté.

— Oh ! je le vengerai ! s’écria M. Jules, qui posa sa main sur l’épaule de l’ouvrier cambreur.

Celui-ci se laissa faire le mieux du monde.

— Une confidence ? dit-il.

Et il tendit l’oreille, en se faisant un cornet de sa main droite.

Avant de lui répondre, l’ex-agent se tourna vers le docteur Martel, comme pour lui demander la permission de traiter devant lui une affaire qui le concernait aussi peu.

Le docteur fit un geste qui signifiait :

— À votre aise. Agissez comme dans votre propre bureau.

M. Jules prit un dernier temps, et cherchant à dominer du feu de son regard le malheureux artisan qui se trouvait placé sur sa route, il reprit :

— Écoute, mon petit…

— Vas-y, mon gros, répondit avec le plus grand calme Rifflard, qui rendit politesse pour politesse et tutoiement pour tutoiement.

— Hein ?

— J’ai dit : Vas-y, mon gros. Ce n’est pas de l’hindoustani, ça. Tu me traites en camarade, mon bon Jules, il paraît que nous avons gardé n’importe quoi ensemble. Je ne suis pas difficile, continue.

L’ex-agent se mordit les lèvres et continua :

— Bien. Je suis mouché et remouché ! Il n’y a rien à frire avec vous, l’ami ! Vous m’avez roulé ! Mon linge est lavé avec de la cervelle de mouton ! Mon compte est bon ! Je n’en veux plus.


Cet homme, pâle comme un cadavre, dormait d’un sommeil profond.

— Oh ! les vieilles habitudes ! dit Rifflard sérieusement ; impossible de s’en corriger.

— Plus de blagues ! riposta vivement l’ex-agent. Les plus courtes sont les meilleures. Vous êtes un bon garçon, et je vous pardonne.

— C’est gentil, ça !

— Mais vous allez m’apprendre dans quel but vous m’avez monté un si rude coup ?

Le docteur Martel s’était assis.

Le personnage muet qui assistait également à cette scène, se tenant toujours dans l’ombre, fit un mouvement.

Rifflard le contint du geste, tout en répondant à son antagoniste :

— Mon cher monsieur, permettez-moi de vous assurer que je ne comprends pas un mot de tout ce que vous me dites là ! Je ne vous ai pas monté le moindre coup, comme vous l’avancez pittoresquement…

— Pittoresquement ! monsieur Rifflard, interrompit l’autre avec ironie.

— Je ne suis pour rien dans tout ce qui vient de se passer ici, en supposant qu’il se soit passé quelque chose.

— Charmant !

— On m’a donné une commission. Je l’ai faite. Vous étiez prié de venir visiter M. le comte de Mauclerc, vous l’avez visité. Le malheur a voulu que les blessures de ce monsieur fussent trop dangereuses pour vous laisser communiquer verbalement avec lui. Qu’y puis-je ? En quoi suis-je votre ennemi ? Où voyez-vous un piège tendu ? Que me reprochez-vous enfin ?

— Ce que je vous reproche ?

— Oui, parlez !

M. Jules fit un violent geste de colère, mais apercevant le sourire sardonique qui pointait sur les lèvres du docteur Martel, et reconnaissant qu’en somme il lui eût été fort difficile d’articuler un grief quelconque contre l’ouvrier cambreur, il réprima sa rage et repartit de son ton le plus calme :

— Ah ! c’est comme ça ! eh bien ! l’ami, vous avez tort.

— Moi ! demanda Rifflard, de son visage le plus étonné.

— Vous-même. On me pince une fois, mon petit père, mais deux, nisco. Je ne suis pas un imbécile. De plus malins que vous s’y casseraient les’quenottes.

— Je ne vous ai jamais pincé, mon brave homme. C’est un divertissement que je n’ai pas le moindre désir de me payer.

— Bien ! bon ! bien ! allez toujours. Je mettrai toutes les pierres dans la même brouette… Mais, cré nom ! le jour de l’échéance, s’il y a quelques centimes de plus dans l’addition, il ne faudra pas que ça vous étonne.

— Monsieur Jules daigne m’honorer de ses menaces… dit l’ouvrier ; que monsieur Jules veuille prendre la peine de réfléchir à toute l’inconvenance de sa conduite. Le salon de réception du docteur Martel n’est pas, que je sache, le cabinet d’affaires de la rue des Noyers. M. Jules oublie sans doute que…

Ici le docteur intervint.

— Laissez, mon cher Rifflard, fit-il, laissez cet homme s’expliquer à son aise.

— Cet homme ! cria l’agent. Comment ! cet homme ?

— Je ne serais pas fâché, continua l’autre, de finir par comprendre ce qu’il est venu chercher céans.

Puis se tournant vers M. Jules, qui ne s’était jamais trouvé de sa vie à pareille fête, il ajouta :

— En fin de compte, quel est le fond de votre pensée ? Voilà plus d’une heure que je me mets à votre disposition ; voilà plus d’une heure que je m’applique à vous contenter, sans y parvenir. Parlez, cher monsieur… Charles…, non, bon monsieur Jules, à quel saint faut-il se vouer pour réussir à vous complaire ?

Cette dernière raillerie comblait la mesure.

M. Jules, obligé de s’avouer son impuissance momentanée, s’avança vers ses deux interlocuteurs, et, leur mettant presque le poing sous le nez :

— Ainsi, vous croyez que ça durera longtemps comme ça ! Ainsi vous êtes les deux raquettes et je passe volant ! Ainsi moi, M. Jules, ex-chef de la police de sûreté, qui ne crains ni Dieu ni diable, vous me faites aller à hue et à dia, parce que le hasard se met dans votre jeu ! C’est, parfait ! Il n’y a rien à répondre ; je me suis venu jeter dans la gueule du loup. Mais, par tout ce que j’ai de plus sacré, je vous le jure, je vous prouverai que vous n’avez affaire ni à un ingrat, ni à un oublieux. Je vous le prouverai. J’ai bonne mémoire, pour le bien comme pour le mal. Que vingt-deux mille tonnerres m’écrasent si j’oublie cette après-midi !

Les deux hommes ne répondaient rien.

Irrité par ce silence méprisant, l’ex-agent répéta :

— Non, je n’oublierai pas ; je n’oublie rien, moi, rien, rien !

Tout à coup, une main saisit la sienne.

Il se retourna.

Devant lui se tenait la sœur grise.

D’une voix douce, mais ferme, elle lui dit :

— Vous avez bonne mémoire, monsieur ! Me reconnaissez-vous ?

M. Jules ne distingua tout d’abord que le costume.

La coiffe cachait le visage de la religieuse.

Il fit un signe négatif.

Elle réitéra sa question :

— Me reconnaissez-vous ?

L’agent la regarda attentivement.

La sœur grise ne levait même pas les yeux sur lui.

Tout à coup, à la grande surprise du docteur Martel et de l’ouvrier cambreur, cet homme qui se vantait de mettre le pied sur toutes les émotions humaines, devint blanc comme un cadavre. Une trépidation convulsive agita tous ses membres, et, poussant un rugissement de tigre aux abois :

— Elle ! s’écria-t-il avec terreur. Elle ! ici ! Elle ! vivante !

M. Martel et l’ouvrier crurent un moment qu’il allait se précipiter sur la sainte fille pour la déchirer ou pour l’étouffer entre ses mains crispées par l’épouvante et la colère ; aussi, d’un commun accord, se placèrent-ils tous les deux entre elle et lui.

Précaution inutile !

Cette indomptable et robuste nature venait de recevoir un de ces coups sous lesquels tout s’affaisse.

M. Jules sentit ses forces l’abandonner.

Il poussa deux ou trois cris inarticulés.

Puis, se renversant en arrière, il tomba sur le parquet comme une masse.

Le docteur Martel et Rifflard accoururent à son secours.

Il était évanoui.

Quant à l’homme mystérieux qui n’avait point encore pris part à la conversation, il ne se préoccupait en rien de tout ce qui se passait à quelques pas de lui.

Indifférent, impassible, il ne quittait pas l’angle obscur du salon, où il avait élu provisoirement domicile.

Il attendait un ordre, une interrogation.

Ce fut Rifflard qui lui fit signe d’approcher.

Il obéit.

C’était un homme d’un âge déjà avancé.

Sur ses traits vulgaires, le vice et la débauche avaient laissé leur empreinte ineffaçable.

Il y avait pourtant dans sa tenue, dans ses manières, un je ne sais quoi indiquant une créature en dehors de la civilisation, ou si l’on veut, de la barbarie ordinaire.

Ses yeux, toujours en mouvement, pétillaient d’intelligence et de curiosité.

— Est-ce la première fois que vous vous trouvez en présence de… de madame ? demanda Rifflard en montrant la religieuse, tandis que le docteur Martel soignait M. Jules, qui venait d’être frappé d’un commencement de congestion cérébrale.

— Qui, madame ?

— La sœur Agathe.

— Je ne l’ai jamais rencontrée jusqu’à ce jour, répondit nettement l’inconnu.

Rifflard se tourna du côté de la religieuse, qui lui dit :

— C’est vrai. Lors de l’événement, de l’affaire que vous savez, je me tenais à l’écart, loin des yeux de cet homme et de ses compagnons.

L’ouvrier s’inclina en signe d’assentiment ; puis désignant à l’inconnu M. Jules, que le docteur venait d’étendre sur un canapé :

— Et lui ? fit-il.

— Oh ! quant à lui, répondit l’autre, il m’est impossible de m’y tromper.

— Parlez ! parlez !

— Bien que je ne l’aie vu que quatre fois, j’avais trop d’intérêt à le reconnaître pour qu’il m’ait été possible de l’oublier.

— Quand l’avez-vous rencontré pour la dernière fois ?

— Il y a une dizaine d’années.

— Où cela ?

— En Alsace.

— Vous souvenez-vous du motif de sa venue ?

— Parfaitement. Il me demanda…

Ici l’inconnu hésita.

— Vite… vite ! s’écria Rifflard.

— Il demanda… un service que je ne voulus pas lui rendre.

— Vous le lui refusâtes ?

— Oui.

— Et mal vous en prit, sans aucun doute ?

— Il se retira de mauvaise humeur, en proférant les plus terribles menaces contre moi et les miens.

— En somme ?

— Vingt-quatre heures plus tard, nous étions entourés, cernés par la gendarmerie. On nous enchaînait et l’on nous traînait en prison.

— À Strasbourg ?

— Oui. Pour ma part, je restai oublié pendant cinq ans, après avoir été promené de prison en prison.

— Et au bout de ces cinq années ?

— Un matin, on m’ouvrit la porte. Des gendarmes me mirent dehors et me conduisirent de brigade en brigade jusqu’aux frontières de la Suisse.

— Depuis combien de temps êtes-vous rentré en France ?

— Depuis six mois… et cela grâce à la protection de…

Rifflard l’interrompit.

— Ne m’avez-vous pas dit, l’autre jour, que M. Jules portait au cou un sachet ?…

— Suspendu à une chaîne en acier.

— En quoi est-il, ce sachet ?

— En cuir fauve.

— Il a la forme d’une pièce de cinq francs, ajouta la religieuse. Dans le voyage que nous fîmes ensemble jadis, je me trouvai deux ou trois fois à même d’y jeter les yeux pendant son sommeil.

— Savez-vous ce que contient ce sachet ?

— Non ; peut-être un signe de reconnaissance.

— Docteur ? fit l’ouvrier cambreur en se tournant du côté de M. Martel.

Celui-ci, qui venait d’ouvrir le gilet de l’ex-agent, tenait un objet de la forme et de la grosseur d’une pièce de cinq francs.

— Est-ce cela ?

L’inconnu et la religieuse s’écrièrent ensemble :

— C’est ça, c’est bien ça !

Rifflard s’empara du sachet, l’examina un moment avec la plus scrupuleuse attention, le retourna sous toutes ses faces, puis se détournant à demi ;

— Tenez, docteur, dit-il.

Le docteur prit le sachet, étonné que Rifflard ne le conservât point entre ses mains ; mais voyant à l’attitude de ce dernier qu’il avait ses raisons pour agir de la sorte, il n’insista pas et repassa la chaîne au cou de l’ex-agent, toujours sans connaissance.

Alors Rifflard s’approcha de la religieuse, et se penchant à son oreille, il lui murmura ce peu de mots :

— Prenez courage, madame, espérez !

— J’espère en Dieu.

— Avant peu, ma sœur, un grand crime sera dévoilé, et justice obtenue.

— Le ciel entende mon frère. Je serai bien heureuse de réparer, avant de mourir, le mal que j’ai involontairement aidé à faire.

Cela dit, elle salua et se retira lentement, dans l’attitude de la prière et du recueillement.

Resté avec l’inconnu, l’ouvrier cambreur lui dit :

— Écoutez-moi, Jean Vadrouille.

C’était, en effet, Jean Vadrouille, le chef des bohémiens dont Rosette avait parlé au déjeuner de M. Lenoir.

Le vieux bohème écouta.

— Vous n’avez pas trompé mon attente, continua Rifflard. Soyez sûr que je vous tiendrai compte de votre obéissance et de votre exactitude. Vous allez retourner immédiatement à Amiens.

— Bien, capitaine.

— Vous vous y installerez à nouveau.

— Oui, capitaine.

— Et surtout, ne quittez pas cette ville sans un ordre exprès…

— Ce sera fait.

— Ne fût-ce que pour une heure, pour une demi-heure. Vous me comprenez ?

— Parfaitement, capitaine.

— Votre absence, si courte qu’elle soit, peut avoir des conséquences terribles.

— Soyez calme, mon capitaine, je ne bougerai pas de ma cassine.

— Avez-vous besoin d’argent ?

— On a toujours besoin d’argent.

Rifflard, Passe-Partout ou le Capitaine, ainsi qu’il plaira à nos lecteurs de nommer le client du docteur Martel, donna à Jean Vadrouille l’argent nécessaire à son voyage et à ses démarches.

Une fois son viatique reçu ; le vieux bohème, qui vit M. Jules commencer à s’agiter faiblement, glissa comme une anguille sur le tapis moelleux et silencieux du salon et disparut dans le corridor.

Rifflard se rapprocha du médecin.

Celui-ci donnait les derniers soins à M. Jules.

— Il était temps, fit-il ; avant cinq minutes, ce misérable aura repris connaissance.

— Et il sera sur pied ?

— Dans la plénitude de ses facultés.

— Ah ! docteur, docteur ! fit Passe-Partout avec un air plaisant de reproche, la médecine aura peut-être un jour un rude compte à rendre.

— Nous servirions-nous de ces armes-là, mon cher comte ? demanda le praticien, ne sachant pas si Passe-Partout riait ou parlait sérieusement.

— Vous en savez autant que moi, docteur. Je suis aussi de l’avis de ce César, qui répondait à l’un de ses serviteurs, affranchi ou non : Voilà une action qu’il fallait faire sans m’en parler, un service qu’il fallait me rendre sans m’en demander l’autorisation.

Le médecin tira silencieusement de sa trousse une lancette longue et acérée comme un stylet palermitain.

Passe-Partout remit la lancette dans la trousse et reprit avec un sourire sardonique :

— Notre homme peut se réveiller quand bon lui semblera. Le tour est joué.

— Mais, cher comte…

— Chut ! docteur… il n’y a ni comte, ni Passe-Partout ici… Il n’y a que Rifflard, l’ouvrier cambreur… Ne l’oubliez pas.

— C’est juste… répondit le docteur Martel… il faut me pardonner, mon cher Rifflard… Mais, vrai, pour peu que je pense à autre chose, il ne m’est pas difficile de me tromper dans tous vos noms…

— Assez, fit Rifflard, en montrant M. Jules.

— Bien. Allez-vous-en.

— Non. Je reste.

— Croyez-vous que je ne viendrai pas, tout seul, à bout de ce gaillard-là ?

— Je ne doute de vous en rien, vous le savez, mon bon docteur, mais quoique battu par nous jusqu’à présent, maître Jules est un fin limier.

— Bast !

— Mon absence lui donnerait quelques soupçons.

— Et après ?

— Je ne veux pas qu’il y ait d’après pour lui.

— À votre aise, fit le praticien avec un grain de mauvaise humeur.

— D’ailleurs, il est trop tard. Voyez.

En effet, l’ex-agent venait de faire deux ou trois mouvements nerveux.

Le docteur Martel le souleva et lui appuya la tête sur un des coussins du canapé.

M. Jules ouvrit les yeux.

Deux minutes après, grâce aux bons soins de son hôte et à la vigueur exceptionnelle de sa constitution, il se redressait et n’avait plus besoin d’aide pour se tenir debout.

Dans le premier moment, il ne comprit pas bien ce qui venait de lui arriver.

— Hé ! là-bas ! fit-il d’une voix qui, dépouillée de toute aménité artificielle, sentait le bagne ou le tapis-franc à pleines tonalités, hé ! là-bas ! qu’est-ce qu’il y a ? De quoi retourne-t-il ? Où m’a-t-on niché ? Il me semble que je dors depuis soixante-seize heures.

— Cela peut compter pour un bon somme, répondit le médecin, mais pour un somme fatigant.

— Quoi donc ? Je suis brisé, moulu !… On dirait qu’on m’a roué de coups de bâton… Ah çà ! Mais… il m’est arrivé quelque chose…

— Oui… ne cherchez pas. Vous voilà hors de cause.

— Vous dites ?

— Hors de danger.

— Hors de danger ?… Mais, sacrebleu !… je m’en souviens ; je viens de me trouver mal.

— Allons donc ! vous y venez.

— Je me suis évanoui…

— Vous y êtes.

— Comme une petite maîtresse.

— À peu près… repartit sérieusement le docteur Martel.

— Ah bien ! elle est bonne, celle-là.

Bonne, peut-être, mais pas gaie.

— Laissez donc, dit l’ex-agent, qui retrouvait ses esprits en même temps que ses forces, c’est toujours gai, pour vous autres médecins, de voir des pratiques pousser à même la boutique. Qu’est-ce que je vous dois, mon sauveur ? Car vous êtes mon sauveur, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en cherchant à jouer l’ironie.

— Un peu. Vous ne me devez rien. Mes hôtes sont libres de se trouver mal, de se faire soigner et de décéder même dans ma maison de santé, sans qu’il leur soit réclamé le pourboire des infirmiers.

— Mazette ! on fait bien les choses ici.

— C’est ainsi, répondit le médecin, sans sortir de son éternel et superbe sang-froid.

— On est gens de revue. On se retrouvera.

— Libre à vous.

— Voyons ! voyons ! en attendant que je retrouve les autres, si je me retrouvais moi-même un petit peu. Hein ?

— Que cherchez-vous ?

L’œil de l’ex-chef de la police de sûreté furetait dans tous les coins du salon.

— Parbleu ! ce que je cherche ? ce n’est pas difficile à deviner.

— Je ne devine pas.

— Où est-elle ?

— Qui ? elle ?

— La femme… qui était ici quand je suis syncopé.

— Il n’y avait ici qu’une religieuse.

— Justement… une religieuse. Où est-elle ? où l’avez-vous mise ?

— Mais…

Comme pour répondre à la question de M. Jules, une porte s’ouvrit, et Joseph, le domestique, parut.

Sur un geste du docteur, il dit :

— Monsieur le docteur, la folle est rentrée dans sa chambre.

— Vous l’y avez enfermée ?

— Oui, monsieur le docteur.

— Est-elle plus calme ?

— Elle ne parle plus, elle ne bouge plus.

— On n’a pas usé de moyens de rigueur envers elle ?

— Monsieur le docteur sait quelle est sa douceur. On n’a jamais besoin, avec elle, ni de douches, ni de camisole de force.

— Bien, Joseph, laissez-nous.

Le domestique se retira.

— Voilà ce que j’allais vous apprendre, dit simplement le praticien en se retournant du côté de M. Jules.

— Ainsi, cette femme ?… demanda celui-ci avec vivacité.

— Cette femme est folle, depuis de longues années déjà…


— N’oubliez pas votre promesse, fit-il tout bas.

— Sans espoir de guérison ?

— Hélas ! sans espoir.

L’ex-agent respira à pleins poumons.

Puis, rivant son regard sur le visage froid, et placide du médecin, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

— C’est étrange ! murmura-t-il.

— La pauvre créature, reprit le docteur Martel, ne sort de son immobilité que pour renouveler huit ou dix fois par jour la scène à laquelle vous venez d’assister.

— Ah !

— Il doit y avoir sous jeu quelque ténébreuse histoire, quelque pénible souvenir dont, malheureusement, on ne saura jamais le premier mot.

— Qui sait ? répliqua l’agent d’un air pensif. Vous là connaissez, cette malheureuse ?

— Je ne connais d’elle que sa folie.

— Comment ?

— Amenée par un grand seigneur étranger, qui n’a pas voulu me dire son nom, mais qui a payé sans marchander le prix de sa pension dans mon établissement, elle vit entourée de soins et d’égards, vous le voyez.

— Bon, après ?

— Après ? mais rien ! Je suis médecin. Je me dois à ceux qui souffrent, quel que soit leur passé. Je n’ai pas essayé de découvrir un secret qui ne me concerne en rien et qu’on semblait vouloir me cacher.

— Et vous avez bien fait, docteur, s’écria l’ex-agent.

— Vous trouvez ?

— Vous avez agi en honnête homme.

— Ainsi, les honnêtes gens, mon cher monsieur Jules, sont, à votre compte, ceux qui ne s’occupent jamais des affaires des autres ? dit imperturbablement le médecin.

— Sans doute, répondit M. Jules avec embarras.

— Enchanté d’apprendre cela de votre bouche.

Et le docteur Martel allait prendre congé de son nouveau client, quand l’ouvrier cambreur, qui avait écouté silencieusement l’entretien précédent, s’avança et lui dit :

— Vous n’avez plus besoin de moi, monsieur le docteur ?

— Non, mon bon Rifflard, vous pouvez vous retirer. Seulement, ne l’oubliez pas, demain je vous attends.

— Je viendrai de bonne heure.

— C’est cela.

Au moment où Rifflard se dirigeait vers la porte, M. Jules l’interrogea :

— Vous vous en allez ?

— Oui, monsieur.

— De quel côté allez-vous ?

— Je remonte du côté des Halles… je demeure rue aux Fers.

— Voulez-vous me rendre un service, monsieur Rifflard ?

— Tout de même.

— Je me sens encore un peu bancroche… un peu faible… Je ne suis pas très solide sur mes jambes… donnez-moi le bras…

— Jusque chez vous ?

— J’ai à causer avec vous.

— Vous me flattez, monsieur Jules. À votre service. Je ne suis pas pressé, moi.

— J’accepte, et je vous revaudrai ça un jour ou l’autre.

— Ah ! vous me l’avez déjà promis, répondit l’ouvrier en faisant allusion aux menaces récentes de l’agent.

— Ne pensons plus à ça. Le service qu’on me rend efface les piques que j’ai pu avoir. La main retournée, je ne pense plus aux coups que j’ai donnés ou reçus.

M. Jules dit adieu au docteur Martel et partit, donnant le bras à Rifflard, l’ouvrier cambreur.