Les invisibles de Paris (Aimard)/IV/I

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Roy et Geffroy (p. 591-602).
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LA CIGALE

I

FLÉAU DE DIEU… FLÉAU DU DIABLE ?

Le trou débouché par la Cigale se trouvait, on le sait, à environ vingt-cinq mètres au-dessous du sol.

Il avait sept pieds de haut et quatre pieds dans sa plus grande largeur.

En somme, c’était un des nombreux points de repère de l’un de ces conduits souterrains que les bons Parisiens foulent aux pieds sans s’en douter le moins du monde.

Ce conduit, coupé en plusieurs endroits, finissait par se relier à l’ancien ruisseau de Ménilmontant, si important jadis, aujourd’hui si généralement ignoré.

À quelle époque et par qui ce conduit avait-il été enserré de murailles ?

Dans quel but l’avait-on voûté de la sorte ?

Nul ne s’en doutait, ces constructions se montant à la plus haute antiquité.

Elles avaient été établies, avec une solidité à toute épreuve, par une intelligence remarquable, et malgré la profondeur où le travail de tant d’années successives les avaient enfouies, l’air y circulait avec la plus grande facilité.

Depuis un siècle peut-être nul pied humain ne s’était trouvé à même de fouler ce ruisseau perdu.

Le hasard seul, suite de recherches concernant l’affaire de Belleville, au sujet de laquelle M. Jules, l’ex-chef de la police de sûreté, et le comte de Warrens, chef de la société des Invisibles, se trouvaient en guerre ouverte, en avait relevé l’existence à ce dernier.

On comprend tout le parti qu’un homme de cette trempe devait en tirer.

Le comte de Warrens n’oubliait et ne négligeait rien.

Tout lui devenait un avantage.

Tout devenait une arme redoutable dans ses habiles mains.

Mais, quelles qu’eussent été sa vigilance et l’activité des ingénieurs affidés attachés à l’association des Invisibles, on ignorait encore la source de ce ruisseau.

Passe-Partout, San-Lucar, Mortimer et Martial Renaud s’étaient enfoncés assez avant dans le souterrain.

Par prudence et surcroît de précautions, ils avaient dépassé la courbe faite par le souterrain afin que la lueur des torches ne décelât pas leur présence.

Quoique le chef de l’expédition se crût certain de ne rencontrer aucun œil indiscret sur sa route souterraine, le hasard qui lui avait donné la clef de ce labyrinthe pouvait le trahir, à la rigueur, et Passe-Partout tenait à se prémunir, même contre le hasard.

Par précaution aussi, la Cigale, et son inséparable compagnon, le petit Mouchette, avaient été laissés en faction au bas de l’orifice du puits.

Le brave géant avait eu bien de la peine à ne pas répondre aux nombreuses questions, aux interrogatoires redoublés que maître Mouchette lui faisait subir depuis une bonne demi-heure.

Mais sa discrétion était sa seule force contre la malice du gamin.

Il se renferma dans son ignorance la plus complète des intentions de Passe-Partout.

Mouchette enrageait ; mais en son for intérieur, tout en pestant contre l’honnêteté de son gigantesque ami, il ne pouvait s’empêcher de le priser et de l’estimer davantage, à mesure qu’il le voyait rompre les chiens ou dépister ses ruses, ses questions et sa curiosité endiablées.

Un moment, le colosse prêta l’oreille et ne répondit rien aux calembredaines de Mouchette.

Une expression soucieuse se peignit sur sa physionomie d’ordinaire si placide.

D’une main il contint l’enfant, qui piétinait, de l’autre il lui fit signe d’écouter.

C’était précisément l’instant où le pauvre M. Piquoiseux venait de détendre la double chaîne et de couper aux Invisibles descendus dans le puits tout moyen de remonter dans la cour du Lapin courageux.

L’enfant comprit et se tut.

Peu après un coup de feu retentit.

Le géant murmura :

— Un coup de pistolet, ça !

Mouchette, qui ne savait pas encore distinguer les tonalités diverses des armes à feu, s’inclina silencieusement.

Quatre autres détonations suivirent presque aussitôt la première.

— Ça, c’est des coups de revolver ! continua la Cigale, avec une certaine angoisse.

— Eh bien ! après ? demanda le gamin.

— Silence, môme !

— Et attention, aussi.

Ce disant, Mouchette se colla contre le mur de soutènement, tirant par ses vêtements le colosse, qui se vit forcé de suivre son exemple, et se trouva lui-même, rangé, garé, parallèlement avec lui.

Bien leur en prit tous les deux.

Une minute, une seconde de plus, et ils recevaient sur la tête l’enveloppe mortelle de feu Piquoiseux.

Or, de par les lois de la projection des corps et de leur vitesse acquise et multipliée, quelle qu’eût été la solidité du crâne de la Cigale et la flexibilité du cuir chevelu de Mouchette, ils auraient difficilement résisté à un choc de cette pesanteur, à une tuile de cette taille et de cette force.


— Tu as cinq minutes, riposta l’impassible inconnu.

Le corps du secrétaire de M. Jules vint brutalement s’aplatir aux pieds du géant.

Il y eut un clapotement sourd, un bruit sinistre.

Puis l’immobilité.

Malgré son habitude des luttes à main armée, bien que la mort fut pour lui une vieille connaissance, le colosse frissonna et ne se résolut pas tout d’abord à jeter un coup d’œil sur la masse inerte gisante devant lui.

Mouchette tremblait bien un peu et même beaucoup de tous ses membres ; mais sa nature narquoise reprit bientôt le dessus ; il alluma un rat de cave et tout en se dandinant il se pencha vers le corps de Piquoiseux, en chantonnant en sourdine :

Ah ! mon brave camarade,
Te v’là dans la limonade !

— Tais-toi, mouche…, dit le géant, c’est peut-être un ami.

— Eh bien ! si c’est un ami, ma vieille, tu peux épouser sa veuve. On ne se casse pas le nez aussi légèrement sans qu’il en reste deux narines endommagées.

Et Mouchette retroussant la tête du nouveau venu, qui ne donnait pas signe de vie, et l’éclairant, s’écria :

— Un ami, ça !

— Connais pas ! fit la Cigale avec joie.

— Bah ! pas possible !

— Je te dis que je ne le connais pas…

— Eh ben ! moi, je sais qui c’est.

— Qui donc ?

— Le secrétaire de M. Jules.

— Un mouchard ?

— Tu as bien fait de ne pas l’appeler Mouche

— Bonne affaire ! continua le géant, qui, après avoir examiné les traits de Piquoiseux, s’aperçut de la blessure faite par la balle de l’inconnu. Il a été piqué à l’aile droite.

— Pistolet ou revolver ?

— Balle de pistolet, répondit la Cigale.

— Diantre ! repartit le gamin, et les quatre coups de revolver, qui les à endossés ?

— Ah ! voilà ! dit la Cigale, inquiet. Bast ! le principal est que cette bête venimeuse ne nous nuira plus guère. Il est bien mort, le gueux ! hein ?

— Tout ce qu’il y a de plus décédé, répliqua le gamin, qui venait de tourner et de retourner le corps, de lui tâter le pouls, sans trouver un battement de cœur ni une pulsation.

— Alors, il faut que le camarade d’en haut avance à l’ordre et nous rejoigne.

— Ça devrait être déjà emballé, murmura Mouchette.

— C’est vrai ; donnons le signal.

— Ah ! il y en a un ?

— Parbleu ! Tu le connais déjà.

— Moi !

— Oui.

— Attends donc ! vieux, c’est celui que tu m’as lancé quand il s’est agi déteindre le gaz, dans le cabinet du père Tournesol ?

— Juste.

— Alors ! je vas vous le donner moi-même, s’écria Mouchette avec importance.

— Vas-y, consentit le colosse.

Mouchette enfla ses joues maigres et minces comme deux lames de couteau, porta deux de ses doigts à sa bouche et cria :

— Prrr ! ouitch !

Ils attendirent.

Pas de réponse.

Un second appel fut aussi infructueux.

— V’là qui se gâte, grommela le géant.

— Ça m’en a tout l’air.

— Le camarade d’en haut doit avoir reçu quelque mauvais coup.

— Faut le savoir.

— J’y vas tout de suite.

Et le colosse leva les yeux et s’apprêta à lever les bras pour saisir la double chaîne, son escalier ordinaire et extraordinaire.

Plus de chaîne !

M. Piquoiseux avait pris la précaution de la détendre et de la remonter.

— Mille millions de…, jura la Cigale.

— De quoi ?

— Plus de chaîne.

— Eh ben !

— Impossible de remonter ! hurla-t-il avec rage.

— Voyez-vous ça ! fit le gamin de Paris avec un faux désespoir.

— Il faut que je voie Passe-Partout… que je le retrouve… Toi, petiot, tu resteras ici, jusqu’à ce que le chef ait pris un parti.

— Aïe donc ! aïe donc ! interrompit Mouchette, qui retint son compagnon par le pan de sa veste.

— Laisse-moi… c’est pressé !

— Ce qui est pressé, c’est de grimper là-haut, hein ?

— Oui.

— Eh bien ! je vas y monter.

— Toi ?

— Moi-même.

— Avec quoi ? ni corde, ni chaîne ! avec quoi ?

— Avec ceci.

Et Mouchette montrait ses poings.

— Avec cela.

Et Mouchette montrait ses pieds.

— Tu es fou !

— Moi ? non. Tu vas voir, vieux. J’ai gagné la timbale d’argent à la dernière fête du Champ-de-Mars. Même que c’est m’man Pacline qui a la montre.

— Quelle montre ? quelle timbale ? demanda le géant, ahuri par son inquiétude.

— J’ai gagné deux prix. Voilà.

— Mais il n’y a pas de mât de Cocagne ici.

— Non, mais il y a des moellons, des pierres, des trous et des couteaux.

— Des couteaux ? Pourquoi faire ? Ah ! oui, je sais… V’là le mien… Non, passe-moi le tien. C’est moi qui irai là-haut.

— À la force des bras, n’est-ce pas ? répliqua le gamin de Paris en riant.

— Pardieu, oui !

— Tu pèses cent vingt kilos, mon bonhomme. Il n’y a pas de lame qui résiste à ça. Moi, je pèse quatre-vingts livres. Plus lourd que l’air, c’est vrai, mais je m’enlève.

— Brave enfant, dit la Cigale. Grimpe !

Et il lui fit la courte échelle.

Mouchette lui monta sur les épaules.

Planté sur ce solide piédestal, le gamin enfonça l’un des deux poignards que la Cigale lui avait donnés dans l’interstice de deux pierres moussues, humides, mais résistant à la main.

Ce premier jalon planté, il en planta un second au-dessus.

Alors, se soulevant à la force du poignet, grâce au second jalon, il arriva à se maintenir d’aplomb, accroché d’une main aux trous dès pierres ou aux excoriations de la muraille, et appuyé d’un pied sur le premier couteau.

Une fois d’aplomb et sûr de lui, il se baissa, et, de la main qui lui demeura libre, il arracha le premier couteau, qu’il replanta plus haut et toujours ainsi, avec une vigueur qu’on aurait été loin de soupçonner dans un corps aussi frêle.

Pendant que le gamin exécutait cette pénible ascension, le géant se tenait en bas, juste au-dessous de lui, haletant, bien arc-bouté sur les poteaux qui lui servaient de jambes, les bras tendus, l’œil sur chacun de ses mouvements, prêt à le recevoir, aie sauver en cas de chute, au prix de sa propre existence.

Cela dura près de dix minutes.

Quand Mouchette atteignit, la margelle et s’y cramponna avec un cri de joie, la Cigale se passa la main sur le front, et l’en retira baignée d’une sueur froide.

Jamais le colosse n’avait tant tremblé pour lui-même.

Ses muscles se détendirent.

La réaction fut si violente dans cette nature athlétique, qu’il se vit obligé de s’asseoir pendant quelques instants sur un moellon détaché de la muraille, attendant et se tenant prêt à tout.

Cependant, le gamin qui venait de se tirer à son honneur du tour de force que la Cigale regardait peut-être avec raison comme une gasconnade avant de l’avoir vu exécuter, avait joyeusement enjambé le rebord du puits.

Son premier soin fut d’abord de regarder autour de lui.

Tout se taisait.

Rien ne donnait signe de vie.

Peu à peu ses yeux se familiarisèrent avec les ténèbres du dehors.

Il commença par chercher, trouver et rétablir la double chaîne afin de se ménager plus tard une descente plus facile que son ascension.

Cela fait, il tourna autour du puits.

Du côté opposé à celui où il avait retrouvé la double chaîne et le seau, il aperçut un corps étendu dans une mare de sang.

— Mâtin de chien ! s’écria l’enfant, c’est par là que j’aurais dû commencer, au lieu de soigner la toilette de mon puits…

Il s’approcha du corps, se baissa, se mit à genoux et souleva la tête de l’homme inconnu.

— Connais pas ! murmura-t-il.

Puis, comptant les blessures qui apparaissaient sanglantes sur la chemise entr’ouverte :

— Une, deux, trois, quatre !… Toute la batterie a porté. Ah ! v’là qu’il se réveille… Un rude gars, tout de même !

En effet, le blessé revenait à lui.

L’eau que Mouchette avait appliqué sur la première blessure, qui lui avait semblé la plus dangereuse, avait enfin tiré le blessé de son long évanouissement.

Il ouvrit les yeux et demanda :

— Qui est là ?

— Ne vous occupez pas de ça ! répondit le gamin, continuant le pansement avec une légèreté de main digne d’un interne de l’Hôtel-Dieu, c’est la main de l’amitié qui vous travaille ; soyez sans inquiétude, mon camarade.

— Qui vous envoie ?

— Vous tenez à le savoir ?

— Oui, fit le blessé en écartant la main qui le soignait, et se dressant sur son séant.

— Pristi ! quel nerf ! Il marcherait tout seul avec quatre trous dans la peau ! dit Mouchette avec une admiration profonde.

— Parlez, qui vous envoie ?

— La Cigale. Êtes-vous content ?

— Bien.

Et le blessé tendit son bras gauche, effleuré par une des balles du revolver de feu Piquoiseux.

— Ça pique, ça ne tue pas, ces petits instruments-là, murmura Mouchette en pansant l’inconnu. Faudra que je prenne garde à ça, moi, quand je me servirai de celui de mon Anglaise.

— Votre nom, mon enfant ?

— Mouchette, à votre service.

— Depuis quand êtes-vous parmi les affidés des… ?

— Des Invisibles, fit Mouchette, voyant que l’inconnu ne voulait pas achever la phrase, pour savoir si décidément il devait avoir confiance en lui.

Et il ajouta :

— Depuis deux heures.

L’inconnu l’examina avec étonnement.

— Ne bougez pas, mon brave, dit Mouchette, qui prenait son rôle de chirurgien au sérieux ; je n’ai plus qu’un trou à boucher, et après cela je vous promets que tout ira le mieux possible ; vous verrez ; parole !

— Merci de vos soins, mon enfant… Je me sens beaucoup mieux, et…

— Et taisez-vous donc… et attendez… et vous parlerez plus tard… Sapristi ! vous allez défaire mon ouvrage… ce ne serait pas amusant de recommencer, voyez-vous.

L’inconnu sourit et repartit :

— Il faut cependant m’apprendre…

— Rien du tout… Vous v’là pansé… Pouvez-vous tenir sur vos guibolles ?…

— Quoi ?

— Sur vos jambes… Ne faites pas attention, on ne me prend pas souvent à parler cette langue étrangère avec des étrangers… Voyons, reprenez-vous votre assiette ?

Le blessé se souleva ; puis, après deux ou trois efforts surhumains, sa faiblesse l’emporta sur son courage et sur sa volonté.

Il retomba.

Le sang qu’il avait perdu en trop grande quantité le mettait dans l’impossibilité de se soutenir.

— Hum ! je m’en doutais, c’est dur tout de même ! fit Mouchette, qui lui passa le bras autour du corps et lui tendit une gourde. Essayez de ma tisane et puis nous recauserons.

L’inconnu avala deux ou trois gorgées d’eau-de-vie.

Puis il se redressa résolument.

— Descendons ! dit-il avec fermeté.

Et il voulut monter sur le rebord du puits.

— Minute ! s’écria le gamin, comme vous y allez, mon camarade ! Descendons est bientôt dit, mais ce ne sera facile à faire que si vous m’obéissez comme un mioche de huit ans.

— J’obéirai, soit ; mais dépêchons. On m’attend là-bas.

— Et moi donc… Croyez-vous qu’on ne m’attende pas ? Je suis monté ici sans échelle ni escalier, pour venir à votre recherche, mon brave ; mais j’étais tout seul, je n’avais pas avec moi un homme troué, sous toutes ses faces.

Le blessé répéta avec stupeur :

— Sans échelle ?

— Oui, ça vous étonne ? Il n’y a pas de quoi. Tenez, asseyez-vous là-dessus ou là-dedans, comme il vous plaira.

Tout en parlant, Mouchette avait posé le seau sur la margelle.

L’inconnu s’y installa de son mieux, les jambes pendantes et les mains accrochées à la double chaîne.

Avec le plus grand sang-froid, Mouchette tira une corde de sa poche et il l’attacha par le milieu du corps à la chaîne de droite.

— Que faites-vous ? demanda le blessé.

— Je vous cale, mon bon, n’ayez peur.

— Je me sens assez de force pour me retenir…

— Oui… oui… on croit ça, et puis, on tombe sur la tête de Nononcle…

— Vous dites ?

— Nononcle, c’est mon vieux la Cigale… il est fragile, pauvre vieux ! je ne veux pas qu’on me le casse.

Et Mouchette, une fois le blessé solidement attaché et assis, monta lui-même sur la margelle, et il s’affala silencieusement.

— Y sommes-nous ? dit-il, après avoir pris toutes les précautions utiles à leur descente.

— Partez !

— Prrr ! ouitch ! cria le gamin.

— Prrr ! ouitch ! lui répondit aussitôt le colosse, du bas de l’orifice.

La double chaîne se déroula.

Peu d’instants après, la Cigale recevait le blessé et son chirurgien.

Seulement, la Cigale n’était plus seul.

Devant le cadavre de feu Piquoiseux se tenait Passe-Partout.

Le chef des Invisibles, inquiet de ne pas voir arriver le colosse et son compagnon au rendez-vous général, était revenu sur ses pas.

La Cigale lui avait tout expliqué.

Son premier soin fut de s’informer de l’état de l’inconnu.

Celui-ci leur apprit tout ce que Mouchette venait de faire pour lui.

La Cigale jubilait de contentement.

Il était fier de son élève.

Mouchette avait pris sournoisement son air le plus modeste.

Passe-Partout lui donna une légère tape sur la joue et lui dit :

— Merci, mon fils.

— Bon ! fameux ! répondit le gamin après trois gambades, me v’là maintenant une vraie famille. Neveu de la Cigale et fils de Passe-Partout ! pour le coup, M. Jules n’est plus mon cousin.

Dès qu’il fut rassuré sur la gravité des blessures de son affidé, le chef des Invisibles lui serra la main et lui dit :

— Vous nous avez débarrassés d’une dangereuse vermine, mon cher de Rioban. C’est assez ; je ne veux pas que vous nous accompagniez plus loin, vos forces ne vous le permettraient pas.

— Pardon, mon cher Passe-Partout, se récria le blessé, mais ces égratignures ne me mettent pas hors de combat, je vous jure ; d’ailleurs, mon jeune sauveur, — ici Mouchette salua, — mon jeune sauveur possède un cordial qui ferait marcher un mort.

— Ça sort de la cave à mère Pacline, dit Mouchette en poussant joyeusement le coude à la Cigale.

— Et vous le voyez, continua de Rioban avec un sourire, je ne suis pas même mourant. Donc je serai des vôtres.

— Vous le voulez ? demanda Passe-Partout.

— Je vous en prie.

— Soit.

— Monsieur, mon ami ou mon camarade, dit Mouchette en s’avançant jusque sous le nez du blessé, qui que vous soyez enfin, vous êtes un joli garçon et je me suis reconnaissant de vous avoir tiré de là-haut.

— Nous nous retrouverons là-haut, comme tu dis, mon enfant… et je te prouverai que la vie d’un homme de cœur vaut mieux qu’un banal remercîment.

— Voilà pourquoi vous ne me remerciez pas, répliqua le gamin en riant.

— Tu l’as dit.

— Allons ! fit Passe-Partout.

Sur ce mot, la Cigale chargea sur ses épaules le corps de ce qui avait été le jeune et séduisant Piquoiseux.

Passe-Partout ouvrit la marche.

De Rioban suivit, appuyé sur Mouchette.

Le trajet se fit en silence, avec autant de rapidité que les difficultés du terrain et les blessures de l’un des Invisibles le lui permirent.

La courbe, dépassée, nos quatre aventuriers se trouvèrent en face de leurs compagnons, San-Lucar, Mortimer et Martial Renaud, qui les attendaient avec anxiété.

La Cigale posa le cadavre de l’espion au milieu du cercle formé par eux.

L’oraison funèbre du défunt ne fut ni longue ni gênante.

Aucun des Invisibles ne versa une larme.

Un seul d’entre eux proposa de lui donner une sépulture.

Ce fut San-Lucar, qui, en sa qualité d’Espagnol, regrettait l’absence d’un prêtre.

Passe-Partout ne lui répondit que trois mots :

— Fouillez le d’abord.

En un instant, toutes les, poches du mort furent retournées.

Mouchette s’était chargé de cette besogne, et il la remplissait en conscience.

Les poches du défunt Piquoiseux ne contenaient pas grand’chose : de la menue monnaie, une montre en argent, une carte d’agent de police, enfin un portefeuille vert, graisseux, déchiré et bourré de papiers.

Mouchette offrit la monnaie, la montre et la carte d’agent de police à chaque aventurier ; naturellement nul n’en voulut, pas même la Cigale.

— Tout ce qui tombe dans le fossé est pour le soldat. Je donnerai la monnaie au premier pauvre qui se rencontrera sur mon chemin, la montre à ma première maîtresse, je garde la carte d’agent de police, murmura le gamin entre ses dents.

Passe-Partout prit le portefeuille vert et le serra dans une de ses poches.

Le temps manquait pour examiner les papiers nombreux qui y étaient contenus.

Cela fait, le chef des Invisibles dit :

— Il importe que ce cadavre ne nous dénonce pas ; d’autre part, pour obéir au scrupule de San-Lucar, nous allons ensevelir cet estimable M. Piquoiseux avec ses richesses.

Ici Mouchette leva le nez.

La Cigale fit un signe.

Mouchette rendit l’argent, mais garda la montre et la carte d’agent de police.

— Avec ses richesses, reprit Passe-Partout, qui s’était arrêté pour donner le temps au gamin d’exécuter sa restitution, comme un roi barbare, un fléau de Dieu… non, du diable… et cela, non pas dans un fleuve, le fleuve nous manque, mais dans le lit même du ruisseau qui coule devant nous.


Elle tournait le dos à la porte.

À mesure que Passe-Partout parlait, ses ordres étaient compris et exécutés.

Pendant que sir Harry Mortimer et San-Lucar élevaient une digue ; au moyen de moellons arrachés à l’ouverture par la Cigale et par Mouchette, les autres, armés de pics, creusèrent une fosse dans laquelle le défunt M. Piquoiseux fut proprement étendu tout de son long.

Une couche de cailloux la recouvrit.

Une couche de terre recouvrit la couche de cailloux.

Enfin, la digue fut détruite, et l’eau reprit tranquillement son cours, comme si de rien n’était.

L’aimable secrétaire de M. Jules était à jamais rayé des contrôles de la grande famille humaine, dont, rendons-lui cette justice, il n’avait précisément pas été le plus bel ornement.

Sic transit gloria mundi ! murmura Passe-Partout.

Ce fut toute son oraison funèbre.

Les Invisibles reprirent leur route et, guidés par leur chef, ils s’enfoncèrent alors dans les profondeurs du conduit souterrain, faisant lever sur leur passage des nuées de chauve-souris et fuir des myriades de rats gigantesques.

Il était une heure du matin.

Au-dessus de leurs têtes Paris-Carnaval dansait et chantait.