Les invisibles de Paris (Aimard)/IV/VI

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Roy et Geffroy (p. 639-650).
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VI

MOUCHETTE TÉNOR LÉGER

Le personnage sur lequel la comtesse Hermosa de Casa-Real s’était précipitée avec tant de furie était perdu, si la pointe de l’arme empoisonnée avait effleuré son épiderme.

Il comprit le danger terrible qui le menaçait.

Il connaissait de longue date ce poignard malais.

Il savait que la créole ne se lançait jamais dans une de ces aventures mortelles sans avoir en main le moyen de faire payer cher sa défaite.

La laisser arriver jusqu’à lui, c’était se livrer à une mort certaine, à une mort horrible.

Tirer sur elle comme sur un homme, c’était impossible, c’était lâche !

Passe-Partout (nos lecteurs l’auront bien reconnu) ne pouvait ni ne devait, le vouloir.

Il fallait prendre pourtant une résolution rapide comme les mouvements félins de son implacable ennemie.

Elle n’était plus qu’à deux pas de lui.

Son bras se levait pour frapper.

La lame bleuâtre, acérée, se balançait dans l’air.

Tous les spectateurs de cette scène imprévue, amis ou adversaires du chef des Invisibles, haletaient, immobiles, dans l’attente d’un dénouaient qui ne pouvait être que sanglant.

Au geste que fit Passe-Partout, la comtesse de Casa-Real dut croire comme eux que si elle manquait son coup, si elle ne le tuait pas, elle était morte.

Il n’en fut rien.

Passe-Partout venait bien de lever sur la créole une main armée d’un pistolet qui ne laissait jamais échapper vainement une balle.

Mais, au lieu de viser la femme, ce fut le criss malais qu’il chercha à atteindre, et, chose incroyable ! il l’atteignit.

En deux fois moins de temps qu’il ne nous en faut pour raconter cette preuve d’adresse merveilleuse, la créole se trouva arrêté dans son élan, et ne tenant plus à la main que le manche de cette arme mortelle sur laquelle s’étayait sa soif de haine et de vengeance.

La lame, brisée par la balle de Passe-Partout, avait volé en éclats.

La comtesse de Casa-Real ne pouvait en croire ses yeux.

Elle ne cessait de jeter ses regards tantôt sur sa main désarmée, tantôt sur l’homme qui la bravait si audacieusement, et lui faisait grâce de la vie au moment où elle se croyait maîtresse de la sienne.

La rage, le désespoir, toutes les passions mauvaises lui montèrent du cœur au cerveau.

Elle voulut parler, elle ne le put pas.

Toute son énergie se fondit dans un geste de menace terrible qu’elle adressa à Passe-Partout, impassible et immobile sur le seuil du kiosque.

Un cri s’échappa enfin de sa gorge oppressée ; elle fit un pas, et, vaincue par les événements successifs qui venaient de se passer, de détruire ses espérances et de la terrasser au moment où elle se croyait victorieuse, elle tomba évanouie sur le parquet.

— Il sera toujours difficile de s’entendre avec une nature… primitive, dit le comte de Warrens de sa voix la plus tranquille. Çà ! deux hommes de bonne volonté pour transporter Mme la comtesse de Casa-Real jusque dans une des salles du château où il sera possible de lui donner les soins nécessaires.

Deux hommes entrèrent.

À l’un d’eux, Passe-Partout donna des instructions qui ne furent pas entendues des autres assistants.

Ils prirent la créole ; puis, la posant sur un des coussins du divan, le premier des compagnons de Passe-Partout lui appuya la tête sur son épaule, et soulevant le coussin à l’aide de l’autre, ils quittèrent le kiosque au milieu d’un silence général.

Ni le duc ni le baron n’osèrent élever la voix ou s’entremettre pour savoir ce que réellement le chef des Invisibles avait décidé sur le sort de la créole.

Ils avaient bien assez de se tirer eux-mêmes d’affaire.

Ses deux affidés partis emportant la comtesse de Casa-Real, Passe-Partout fit un signe ; les porteurs de lanternes disparurent.

Il demeura seul avec les deux personnages dont la comtesse voulait faire ses alliés ou ses complices.

Pour eux, ils se sentaient tombés de Charybde en Scylla. Ils en étaient venus à regretter cette femme qui tout à l’heure les tenait tremblants sous sa parole hautaine et impérieuse, cette femme qui connaissait leur vie passée, leur vie mystérieuse et dont eux ils ne savaient maintenant que le nom.

Ce nom, du reste, ne leur avait rien appris.

Ils avaient eu beau se creuser la cervelle pour deviner ou se rappeler par quel fait de leur existence aventureuse la créole se trouvait avoir besoin de leur secours.

Ils ne devinaient rien.

Ils ne se souvenaient de rien.

Force leur fut de se concentrer pour répondre de leur mieux au nouvel antagoniste qui venait de surgir devant eux.

— Maintenant que nous voici seuls, et entre hommes, nous allons nous entendre rapidement, messieurs, leur dit celui-ci, se jetant sans façon sur le divan, à la place qu’ils occupaient eux-mêmes pendant leur entretien avec la comtesse.

— C’est tout notre désir, répondit le banquier.


— Madame la comtesse daignera-t-elle me donner quelques minutes d’audience ?

— Vous allez tout d’abord remettre dans vos poches ou à votre ceinture des armes qui ne pourraient que vous attirer un traitement… désagréable.

— Pardon, fit le duc, mais je ne…

— Je vous ai dit, monsieur, que nous n’avions pas de temps à perdre. Veuillez bien ne pas me forcer à répéter, à réitérer des prières qui deviendraient des ordres au besoin.

— Pardieu !…

Le banquier saisit le bras de son compagnon d’infortune et répliqua pour lui :

— Vous excuserez mon ami le général, monsieur… monsieur…

— Passez, monsieur le baron, passez… mon nom n’est d’aucune utilité dans l’occurrence présente.

— Ainsi, nous allons signer un traité où nous n’apposerons que nos signatures…

— Vous verrez, baron, que vous n’en serez pas moins engagé pour cela, fit Passe-Partout sur le ton de la plus parfaite amabilité.

— Hum ! gronda le duc avec rage, si je m’en croyais…

— Si vous m’en croyez, intervint encore Kirschmarck, qui voulait avant tout se sauvegarder de la violence naturelle du faux duc de Dinan, si vous m’en croyez, vous suivrez mon exemple.

— Et cet exemple ?

— Le voici. Quand on n’est pas le plus fort, voyez-vous, cher ami, il faut être le plus confiant.

— Parfait ! dit Passe-Partout. On ne parle pas plus logiquement.

— Enfin ? demanda le général.

— Enfin… attendez et imitez-moi.

Ce disant, le banquier sortait de ses poches deux admirables petits revolvers à six coups qui, dans les mains d’un homme résolu, valaient une escorte de garde civique, et il les déposait sur la table.

— Rendre mes armes ! cria le duc.

— Non pas les rendre, les donner, les confier à monsieur…

— Qui vous les rendra, lui, ajouta Passe-Partout en riant, quand vous n’aurez plus l’idée de vous en servir à votre propre détriment.

— Jamais ! dit le duc.

— Jamais ? demanda tranquillement son adversaire.

— Jamais !

Compagnons de la lune ! fit Passe-Partout.

Sur ces quatre mots, prononcés sans la moindre violence, comme s’ils n’eussent même pas été un appel, le duc se sentit saisi par trois hommes qui, malgré sa résistance désespérée, le réduisirent à l’immobilité la plus complète.

— Lâches ! hurlait-il ; lâches ! qui vous mettez vingt contre un !

— Nous ne sommes pas des lâches, monsieur, puisque nous vous laissons nous insulter sans nous résoudre à toucher un des cheveux de votre tête ; mais nous serions des imbéciles si, à un lutteur de votre trempe et de votre caractère, nous laissions des moyens d’action et d’attaque comme ceux que vous portez à votre ceinture.

— Misérables lâches ! criait le général au comble de l’exaspération.

— Encore ! fit le chef des Invisibles ; votre ami finira pas lasser la patience des miens, monsieur le baron. Rendez-lui donc le service de le désarmer de vos propres mains, afin que cette petite opération lui paraisse moins désagréable.

— Volontiers, répondit Kirschmark.

Peu d’instants après, tous les engins de guerre qui garnissaient la ceinture du faux duc de Dinan avaient rejoint les revolvers du banquier.

— Là, causons raison maintenant.

Sermonné à outrance par le banquier, tremblant pour sa peau et pour ses millions, le général consentit à se calmer et à écouter ce qui allait se dire entre lui et leur adversaire victorieux.

Mais il était écrit que, cette nuit-là, le baron de Kirschmark et le prétendu duc de Dinan n’auraient pas le mot de la charade qui se jouait autour d’eux.

Ils s’étaient vus, peu d’instants auparavant, dans l’obligation de courber la tête sous les exigences de la comtesse de Casa-Real.

Ils se voyaient, à présent, forcés de passer sous les fourches caudines du chef des Invisibles.

Et cela sans se douter, en quoi que ce fût, du motif qui leur avait suscité ces redoutables ennemis.

Pour les Invisibles, à la rigueur, les deux complices comprenaient leur apparition, en qualité d’alliés des vrais Dinan de Lestang, quoique à tout prendre ils ne se rendissent pas un compte exact de l’intérêt propre que les membres de cette société pouvaient avoir dans cette restauration tardive.

Quant à ce qui concernait la créole, ils jetaient, selon le pittoresque langage de maître Mouchette, leur langue aux chiens.

Il était donc écrit qu’ils ne sauraient rien.

En effet, à l’instant même où Passe-Partout ouvrait la bouche pour entamer le premier article de leur traité, un sifflement aigu se fit entendre.

Le cri de ralliement s’échangea entre un des porte-lanternes et le siffleur mystérieux.

Le mot d’ordre fut donné.

Passe-Partout se tut et se leva vivement.

Il sentait planer sur sa tête un orage imprévu.

Il allait appeler, questionner ses sentinelles, quand une ombre falote bondit au milieu du kiosque.

— Mouchette ! murmura le chef des Invisibles.

— Moi, patron !

— Qu’y a-t-il, mon enfant ?

— Je puis parler ? fit le gamin en montrant le baron et le général, qui ne savaient pas à quel saint se vouer.

Leur position tournait toujours dans un cercle tellement vicieux qu’il leur était impossible de s’intéresser à un parti plutôt qu’à l’autre.

Il y avait réellement de quoi se donner au diable !

Cette maison isolée, cette retraite où nulle âme vivante ne pénétrait trois cent soixante-quatre jours sur trois cent soixante-cinq, devenait un rendez-vous général, le jour même qu’ils avaient choisi pour régler définitivement leur position respective.

À la question de Mouchette, Passe-Partout répondit avec son inaltérable sang-froid :

— Explique-toi, mon enfant, ces messieurs seront discrets.

— Ils l’ont promis ?

— Non, je te le promets pour eux.

Kirschmark poussa un soupir d’inquiétude.

Le général sacra un de ses plus beaux jurons.

Mouchette reprit :

— Patron, il faut filer.

— C’est ce que je compte faire avant peu.

— Il faut filer tout de suite.

— Pourquoi ?

— Les frelons ont déniché la ruche en l’absence des abeilles.

— Les frelons ?

— Les mouches, si vous voulez.

— Parle plus clairement ! s’écria Passe-Partout avec un commencement d’impatience.

— Le club de la rousse ! quoi ! les frangins à Coquillard ! la police… la contre-police, si vous aimez mieux.

— Ah ! ah ! tu les as vus ?

— Vus ! entendus ! suivis et devancés ! répondit le fils de la Pacline, avec un noble orgueil.

— Et Charbonneau-Coquillard est encore à leur tête ?

— Oui… j’en croyais à peine mon orbite gauche… Il faut que la sienne, de tête, soit en caoutchouc. Il ne se ressent seulement pas des atouts qu’il a reçus.

Le comte réfléchit un moment.

Puis, se tournant vers Mouchette, il lui dit :

— Écoute, petit.

L’enfant s’approcha de lui.

Le comte lui donna ses instructions à voix basse.

— Suffit ! fit Mouchette en battant un entrechat.

— Tu m’as bien compris ?

— Oui, mon général.

— Encore une fois, n’est-ce pas, tu es bien certain que la route nous est coupée du côté de la grotte par où nous sommes arrivés ?

— Pas encore, patron.

— Bien, qu’on veille de ce côté-là surtout, tu m’entends ?

— Alors, nous allons recommencer ! répliqua Mouchette, dont le naturel moqueur ne pouvait longtemps se contenir, même en face de son chef, de cet homme qu’il regardait presque comme un demi-dieu.

— Drôle ! fit Passe-Partont gaiement… tu as raison… Va et sois fidèle.

Le gamin partit à toutes jambes.

Il ne tarda pas à disparaître à travers les arbres.

— Compagnons, en retraite du côté de la maison, dit alors le chef des Invisibles. Là nous pourrons attendre nos renforts.

Voyant qu’on allait exécuter ce mouvement de retraite, le baron de Kirschmark éleva la voix pour demander ce que lui et son complice avaient à faire ?

Les laissait-on libres de se retirer ?

Fallait-il qu’ils s’engageassent d’honneur à ne point se réunir aux ennemis de Passe-Partout ?

— Vous nous suivrez, lui répondit ce dernier.

— Permettez, mais il va y avoir rencontre, lutte peut-être… s’écria le banquier avec un léger frisson d’appréhension.

— C’est probable.

— Comment ! c’est probable ! mais je ne suis pas un homme de guerre et de sang, moi !

— Eh bien ! vous recevrez les coups, vous n’en donnerez pas. Voilà tout.

— Charmante plaisanterie ! murmura Kirschmark. Voyons, messieurs, entendons-nous. Que voulez-vous de nous, en somme ?

— Vous le saurez plus tard en nous suivant. Finissons-en.

Sur un signe de Passe-Partout, deux hommes s’approchèrent du baron, deux autres du duc. Ils tenaient des cordes.

— Prétendez-vous porter la main sur moi ? demanda le duc.

— Un peu ! répondit la Cigale en lui mettant la main sur l’épaule.

Le complice de Kirschmark voulut essayer de résister.

Ce fut en vain.

Le géant le maîtrisa aussi facilement qu’une femme joue avec un enfant de cinq ans.

Le banquier terrifié n’essaya pas l’ombre de résistance.

En dix secondes, on leur mit ce que le digne M. Jules appelait si pittoresquement les poucettes de l’amitié.

— Si jamais je vous rencontre seul et face à face, hurla le faux duc de Dinan à Passe-Partout, qui ne s’occupait que des précautions à prendre pour se tirer du guêpier où il avait entraîné ses affidés, je vous tuerai.

— Moi, monsieur ?

— Vous… et comme un chien !

— On tue comme on peut.

— Je vous le jure !

— Vous en êtes bien libre.

— Foi de gentilhomme !

— Vous êtes donc gentilhomme, monsieur le duc ? dit simplement Passe-Partout.

Ce dernier trait démonta son prisonnier.

Il tomba de toute la hauteur de sa colère, et ne trouva plus rien à répondre.

La conscience de sa honte et de son impuissance, la conviction que le chef des Invisibles savait aussi à quoi s’en tenir sur son méprisable passé, lui donna un coup de massue.

Il se renferma dans un silence farouche.

— La Cigale, Mortimer ! appela Passe-Partout.

Le géant et l’Écossais vinrent prendre ses ordres.

Pendant qu’il les leur donnait, la musique et la danse menaient toujours grand train dans les guinguettes environnantes.

On entendait par intervalles les cris de danseuses échevelées et les hurlements éraillés des buveurs fatigués, mais non assouvis.

Passe-Partout et ses quatre fidèles compagnons entraînèrent le banquier et le général du côté de la maison isolée.

Les Invisibles n’étaient pas en nombre.

Mais, aussi braves les uns que les autres, ils ne reculaient devant aucun obstacle.

Chacun d’entre eux comptait sur son frère d’armes. Il y comptait jusqu’à la mort.

La Cigale tenait, pour ainsi dire, en laisse le faux duc de Dinan.

Mortimer était préposé à la garde du banquier, prisonnier plus commode.

Ils avaient tous deux l’ordre de leur faire sauter le crâne au premier cri, au premier geste impliquant une intention de traîtrise.

Les deux prisonniers étaient prévenus.

On marchait dans le plus profond silence.

Passe-Partout éclairait la marche.

Rioban et San-Lucar le suivaient, l’arme au poing.

Derrière eux venaient Mortimer et la Cigale avec leurs prisonniers.

Au moment où leur petite troupe sortait d’une allée étroite et sombre, et où elle allait s’engager sur une pelouse se prolongeant jusqu’au fronton du château, ces mots retentirent à leurs oreilles :

— Arrêtez ! au nom de la loi !

Les Invisibles demeurèrent immobiles.

Le baron et le duc firent comme eux, quelque envie qu’ils eussent de les planter là bel et bien.

Mais ils sentaient le froid du canon de l’arme tenue par Mortimer et par la Cigale.

Passe-Partout fit un pas en avant.

Il se trouva en présence d’une dizaine d’individus armés jusqu’aux dents.

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? demanda-t-il.

— Cela ne vous regarde pas, répondit celui qui paraissait le chef de cette escouade rangée sur une seule ligne. Bas les armes !

— Vous dites ?

— Bas les armes !

— Mais pour nous rendre à votre gracieuse invitation, sylphe, lutin, caporal de la garde nationale, ou qui que vous soyez, il faudrait en avoir.

— Avoir quoi ?

— Des armes.

— Et vous n’en avez pas ?

— Comme vous le constatez, sylphe, lutin ou…

— Avez-vous fini vos farces, vous, là-bas ?

Le chef des Invisibles, tout en répondant d’une façon distraite, évasive, légère, aux questions qui lui étaient adressées, jetait un regard investigateur autour de lui.

Tout était tranquille.

Il chercha à percer les ténèbres.

Aucun bruit.

Il fallait gagner du temps. Ce n’était pas chose facile.

— Vous décidez-vous ? demanda une seconde fois le chef de la troupe opposée.

— Oui.

— Vous vous rendez ?

— Sans aucun doute.

— À la bonne heure. Avancez à l’ordre.

Passe-Partout avança.

— Pardon, fit-il de son air le plus innocent, je n’ai pas besoin de vous prier, de vouloir bien nous exhiber le mandat en vertu duquel vous nous arrêtez.

— Un mandat ?

— Sans doute ; vous devez en avoir un.

— J’en ai un.

— Puis-je le voir ?

— Ici, à la belle étoile ! répliqua l’autre en ricanant ; vous n’y verriez pas assez pour le déchiffrer.

— J’essayerai.

— On vous le montrera à l’ombre.

— Ça ne nous changera pas, fit le plus doucement du monde Passe-Partout, qui voyait grouiller quelque chose dans le lointain.

— Voyons, pas tant de raisons ! fit brutalement son interlocuteur, obéissez !

— À qui ?

— À moi. Rendez-vous, ou sinon…

Tout à coup une voix stridente s’éleva dans la nuit.

— Hein ! qu’est-ce que c’est que ça ? fit le chef des arrivants.

La voix chantait ou plutôt détonnait les couplets d’une romance bien connue alors dans les rues de Paris :

Du haut en bas,
C’est moi qui ramone,
Pour peu qu’on me donne,
Voilà mes deux bras.

Cette chanson avait une signification secrète pour le chef des Invisibles, car, aux premières notes, il se replia vers les siens, en murmurant :

— Attention !

Le chanteur nocturne continua en se rapprochant :

Ainsi, tout couvert de suie,
Le pauvre Jacquot chantait,
Et bravant le froid, la pluie,
Gaiement dans ses doigts soufflait.

— C’est Moumou ! fit la Cigale.

— Silence ! murmura Passe-Partout.

— Au diable le hibou et sa chanson, gronda le chef de la troupe ennemie.

La voix reprit, plus rapprochée :

C’est qu’il pensait à sa mère
Qui tout là-bas l’attendait,
Et Jacquot, dans sa misère,
Tout bas, tout bas, répétait :
Du haut en bas,
C’est moi qui ramone,
Pour peu qu’on me donne,
Voilà mes deux bras !

C’était bien Mouchette qui chantait.

Il apparut bientôt après.

Et, les mains dans ses poches, reprenant son air en sourdine, le nez au vent, il s’avança insoucieusement entre les deux troupes rivales et prêtes à se charger.

— Va-t’en de là, crapaud ! cria le chef de la seconde troupe.

— Plus que ça d’histoire naturelle t riposta le gamin ; monsieur m’honore !

— Ôte-toi, nom de nom !

— Non.

— Eh bien ! sacrebleu ! qu’on lui passe sur le corps !

— Un moment, dit alors Passe-Partout en s’interposant et en servant de cuirasse au courageux enfant.

— Vous devenez raisonnable ?

— Je change d’avis, en effet.

— Vous vous rendez, à la bonne heure !

— Non pas. Ce n’est pas précisément cela, répondit le chef des Invisibles avec la plus grande tranquillité.

— Ah ! alors…

— Alors, ne vous reconnaissant pas le droit de vous introduire à une heure aussi avancée, sans mandat légal, dans une propriété particulière…

— Elle est bonne celle-là ! cria l’autre, vous y êtes bien, vous !

— Je n’ai pas eu la prétention de vous arrêter, moi.

— C’est heureux !

— En conséquence, j’ai l’honneur de vous prévenir que si vous ne nous livrez point passage, nous repousserons la force par la force.

Tout en s’exprimant de la sorte, Passe-Partout avait changé son ordre de bataille.

Les Invisibles et leurs prisonniers formaient un total de huit hommes.

Passe-Partout avait d’abord enjoint à Mortimer et à la Cigale de placer le baron de Kirschmark et le faux duc de Dinan en avant de leur petite troupe, de manière à s’en servir comme de boucliers.

Insensiblement il s’était reculé, puis placé, tenant Mouchette à sa droite, derrière la Cigale, tandis que l’enfant se cachait derrière Mortimer.

Les quatre autres s’étaient postés derrière Passe-Partout et Mouchette.


Mouchette le poignard d’une main, son revolver de l’autre, attendant le moment propice.

De la sorte, le banquier et son complice couvraient les six Invisibles de leurs corps.

On jugera facilement du triste état dans lequel se trouvait le baron millionnaire.

Quant au général, ce n’était pas la première fois qu’il voyait le feu de si près.

Il fit bonne contenance.

L’affaire allait s’engager.

Le chef du parti ennemi, voyant ces deux personnages mis en avant, désarmés, les mains liées, arrêta le feu qu’il allait commander.

— Qui sont ces deux-là ? demanda-t-il vivement.

— Répondez, messieurs, fit Passe-Partout.

— Je suis le baron de Kirschmark ! cria le banquier de toute la force de ses poumons.

— Et moi, le général duc de Dinan.

— Bigre ! pensa le chef des adversaires de Passe-Partout. Soyons prudent.

— Ne tirez pas, pour l’amour du bon Dieu ! continua Kirschmark du ton le plus suppliant.

— Ne craignez rien, monsieur le baron.

— Merci, vous pourrez passer à ma caisse demain.

— Et moi ? demanda timidement Mouchette.

— Toi, tout de suite, ajouta la Cigale, si monsieur le baron dit encore un mot.

— Je me tais ! je me tais, fit le banquier tout tremblant.

Le chef des ennemis de Passe-Partout réfléchit que l’opération devenait doublement avantageuse pour lui.

Capturer six membres de l’association des Invisibles, c’était déjà un exploit de belle taille !

Mais délivrer le banquier et le grand seigneur des mains de ces bandits, il y avait de quoi se retirer du commerce, riche jusqu’à la fin de ses jours.

Le résultat de ses réflexions fut le commandement suivant qu’il donna aux siens :

— Pas de balles ! vous autres ! à la baïonnette et en avant !

La voix de Mouchette se remit à chanter sur une octave plus élevée :

Du haut en bas
C’est moi qui ramone…


avant qu’il n’eût commencé le troisième vers de ce refrain, le cri :

— Compagnons de la lune, en avant !


retentit sur la gauche, poussé comme par une trompette guerrière.

Et le colonel Martial Renaud apparut, courant au pas gymnastique, appelé pas des chasseurs, et suivi d’une vingtaine d’hommes masqués, voilés ou le visage noirci.

La situation devenait critique pour les prétendus agents de police.