Les invisibles de Paris (Aimard)/IV/VII

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Roy et Geffroy (p. 651-658).
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VII

CE QUE PEUT CONTENIR LE PIED D’UNE TABLE MOYEN ÂGE

Pendant que ces choses se passaient dans le parc et dans le jardin de la maison isolée, la vieille Brigitte, que nous avons vue recevoir d’une façon si originale le baron de Kirschmark, son maître et seigneur, rentrait dans la salle du rez-de-chaussée, où elle l’avait laissé tête à tête avec le général duc de Dinan, et où se trouvaient en ce moment Edmée et le vieux sergent.

Après s’être assurée que personne ne pouvait la voir, que nulle oreille indiscrète ne se tenait aux écoutes, elle ouvrit de nouveau la porte de communication.

— Entrez, maintenant, monsieur le vicomte, dit-elle, la place est libre.

Un homme, jeune encore, il avait trente ans au plus, pénétra vivement dans la chambre où elle se tenait.

Cet homme, le frère d’Edmée, le petit-fils du vieillard auquel le comte de Warrens et le colonel Martial Renaud donnaient le titre de duc de Dinan, demanda immédiatement au père Pinson :

— Où sont nos amis ?

— Je l’ignore, répondit celui-ci, nous ne faisons que d’arriver, la demoiselle et moi.

— Et vous, Brigitte, le savez-vous ?

— Non, monsieur le vicomte, mais vous pouvez être certain que, si vos amis ne sont pas encore arrivés, vos ennemis vous entourent.

— Dis-tu vrai ?

— Ils emplissent le parc. Je les ai vus ; quant à vos amis…

— Ils ne tarderont pas, s’écria-t-il vivement. C’est l’heure convenue. Sommes-nous seuls dans la maison ?

— Je l’espère, répliqua la vieille servante.

— Bien. Nous n’avons pas un instant à perdre.

— Vous pouvez vous mettre à l’œuvre, à l’instant même.

— Mais si l’on nous surprenait…

— Ma foi, ce serait tant pis pour les curieux…, grommela le sergent.

— Ou pour les importuns. En vérité, je ne sais si l’arrivée des nôtres ne me troublerait pas tout autant que celle de nos implacables adversaires.

Edmée, qui n’avait pas encore pris part à cette rapide conversation, se dirigea silencieusement vers la porte.

— Où allez-vous, ma sœur ? interrogea le vicomte.

— Je ferai le guet au dehors.

— Vous !

— Moi-même, mon frère. Ne craignez rien pour moi… J’ai l’habitude des ténèbres. Je veillerai et nul ne parviendra jusqu’à vous, sans que je vous prévienne.

— Edmée, vous auriez dû ne pas venir ici.

— Raoul, vous vous défiez de mon courage, vous avez tort, fit-elle de sa voix douce, mais ferme.

— Je suis sûr de votre cœur, je le sais ; au besoin, il ne vous faillira pas…, mais je me reproche la faiblesse qui m’a poussé à vous permettre de m’accompagner ici.

— Je serais venue seule.

— Nous perdons le temps, dit la vieille Brigitte. Chaque minute nous apporte un danger, monsieur le vicomte !

— Vous entendez, mon frère !

Le vicomte de l’Estang hésitait encore.

Le père Pinson s’approcha de lui et s’écria, avec cette solennité impérieuse dont il ne se départait jamais :

— Laissez aller la demoiselle, notre jeune monsieur. Elle est d’une race vaillante. J’en réponds. D’ailleurs, Dieu est avec elle.

Le vicomte de l’Estang embrassa la jeune fille sur le front.

— Allez donc ! reprit-il au bout d’un court instant de réflexion.

— Merci, mon frère.

— Et surtout, au moindre bruit, à la moindre alerte, appelez, nous accourrons.

Elle sortit, après avoir adressé à son frère un geste affirmatif en guise de réponse.

Les deux hommes la suivirent du regard.

Ils la virent s’embusquer derrière le tronc noueux d’un sycomore.

La jeune fille demeura immobile comme une statue.

Rassuré sur la position qu’elle venait de choisir, et convaincu d’être à portée de l’entendre et de la secourir au plus vite, le vicomte de l’Estang se tourna vers la vieille servante :

— Agissons ! lui dit-il avec une émotion plus forte que sa volonté.

— Je suis prête.

— Moi aussi, fit le père Pinson.

— Où sont les titres ?

— Dans une cassette de fer qu’Yvon Kernock vola à Pierrick Kernock, le tabellion.

— Son père ?

— Oui, monsieur le vicomte. Dans la crainte qu’on ne la lui vole, à lui-même, il en porte toujours la clef suspendue à son cou par une chaîne d’acier.

— Oh ! la clef ! je m’en soucie peu…, mais la cassette, où se trouve-t-elle ?

Brigitte fit deux pas, arriva à une énorme table qui occupait le milieu de la salle du rez-de-chaussée, et tendant la main :

— Elle se trouve là, répondit-elle.

— Dans cette table ? s’écria le vicomte. Impossible, les tiroirs en sont ouverts…

— Les tiroirs, oui, mais la cassette n’est pas dans les tiroirs. Notre cher banquier ne se fie pas comme ça au premier venu.

— Où, alors ?

— Dans un des pieds.

— Dans… ? fit Raoul avec stupéfaction, croyant que la fidèle servante de Kérouartz perdait la raison.

— Dans un des pieds de la table, répéta celle-ci, et, posant le doigt sur un des supports de ce meuble moyen âge : Dans celui-là, ajouta-t-elle.

— Tu ne te trompes pas ?

— Non, monsieur le vicomte ; bien qu’il paraisse massif, ce pied de table est évidé intérieurement dans toute sa longueur.

— Continue.

Brigitte obéit.

— La cassette, reprit-elle, est en fer, ainsi que je vous l’ai dit ; elle a dix-huit pouces de long, huit pouces de large, sur dix de hauteur.

Pendant qu’elle parlait, le sergent mesurait la circonférence des supports de la table désignée.

Il se releva et dit :

— Nous avons deux pieds trois pouces de tour.

— Ce que dit Brigitte est possible, murmura le vicomte.

La table était un de ces meubles larges, vastes, spacieux, comme nos pères les commandaient au xiie ou au xiiie siècle.

Le dessus, surface plane d’un seul et gigantesque morceau, s’appuyait sur quatre pieds taillés à la hache dans des troncs d’arbres séculaires.

Quelques rares spécimens de cette menuiserie féodale existent encore dans deux ou trois vieux châteaux de la Bretagne, de l’Anjou et de l’Auvergne.

— Comment sais-tu que les papiers se trouvent là ? demanda le vicomte de l’Estang à Brigitte.

— J’ai vu Yvon les y cacher lui-même.

— Quand ?

— Une de ces dernières nuits.

— Il vient donc souvent ici ?

— Non, monsieur le vicomte. C’est la seconde fois de l’année que je le vois.

— Et tu n’as découvert sa cachette que tout dernièrement ?

— Par un pur effet du hasard.

— Parle vite.

— Yvon se croyait seul. Il m’avait envoyée à Versailles chez une vieille dame de ses connaissances. Je devais y rester jusqu’au lendemain.

— Eh bien ?

— Une indisposition subite m’a empêchée de partir.

— Et tu as tout vu ?

— Sans le vouloir, répondit Brigitte d’un air moitié figue moitié raisin.

— Et le vieux diable ne s’est douté de rien ?

— S’il avait eu le moindre soupçon, vous ne me verriez pas ici en ce moment.

— Il n’aurait pas reculé devant un crime ?

— Il ne recule devant rien quand il est sûr du silence et de l’impunité. Qui se serait inquiété d’une pauvre vieille comme moi ?

— Tes amis, Brigitte, et nous en sommes ! s’écria vivement le gentilhomme.

— Merci, monsieur le vicomte ; mais point n’est besoin de me dire de ces choses-là pour que je meure à votre service.

Cependant, avec une vivacité toute juvénile, le père Pinson s’était mis à étayer le meuble immense avec tout ce qui lui tombait sous la main.

Chaises, bahuts, crédences, tabourets, tout lui devint bon.

— J’attends, notre jeune monsieur, fit-il quand son travail de soutènement toucha à sa fin.

— Quoi, mon ami ?

— Votre ordre.

— À l’œuvre ! dit vivement le comte.

— Et une scie.

— En voici une, répondit la vieille servante en lui tendant l’instrument, l’outil demandé.

Le vicomte voulait agir par lui-même.

Son serviteur lui arracha presque l’outil des mains.

— Donnez…

— Mais…

— Donnez donc… Ça me connaît… J’aurai fini moitié plus vite que vous, monsieur le vicomte.

Malgré son envie, le petit-fils du duc de Dinan reconnut la vérité de la prétention du vieux Breton.

Il céda.

Hervé Kergraz s’agenouilla et se mit à scier le pied de l’immense table avec une ardeur sans égale.

À chaque morsure de la scie sur le chêne, on pouvait entendre le fidèle serviteur des Kérouartz murmurer une imprécation contre le traître qui avait pris le nom de ses maîtres, contre son complice dont la scélératesse et la méfiance lui imposaient cette rude besogne.

— Vite, vite ! disait Brigitte aux aguets.

— Tu es fatigué, donne-moi la scie, reprenait le vicomte en voyant les gouttes d’une sueur abondante couler sur le front du père Pinson.

— Non pas. Nous y voilà.

Et il poussa un soupir de satisfaction en donnant un dernier coup de son outil.

Brigitte avait dit vrai.

Le pied de la table était creux.

Au dernier effort du vieux sergent, il tomba.

Se baisser vivement, le ramasser et l’examiner fut tout un pour le vicomte de l’Estang.

Mais au lieu de jeter un cri de joie, ainsi que Brigitte s’y attendait, il laissa tomber le morceau de bois vide, et dit avec un profond découragement :

— Rien !

— Comment ! rien ?

— Le pied de la table est vide.

— C’est impossible !… s’écria la vieille servante.

— Regarde !… Ah ! Dieu n’est pas pour nous.

Brigitte allait obéir au vicomte, quand Hervé, qui n’avait pas cessé de tourner et de retourner autour du pied de la table qu’il venait de scier en deux, reprit :

— Ne désespérez pas, notre monsieur, et remerciez le Seigneur tout au contraire.

— Que veux-tu dire ? fit le vicomte en relevant la tête.

— Je veux dire que Brigitte avait bien raison en soutenant que les titres étaient là-dedans.

— Tu les as trouvés ?

— Dame ! faut le croire, puisque les voici.

Et le père Pinson présentait à son maître une cassette en fer, semblable, de tous points à celle dont avait parlé Brigitte.

Il venait de scier le pied de la table par la moitié.

La cassette se trouvait dans la partie supérieure, de beaucoup plus large que l’autre.

Le vicomte de l’Estang saisit cette cassette avec la joie d’un avare qui retrouve son trésor.

En une minute il était passé d’un profond désespoir à une grande joie.

— Maintenant, dit-il, que nous avons réussi dans nos recherches, je ne veux pas risquer d’en perdre le fruit. Partons.

— Je vais appeler notre demoiselle, ajouta le sergent.

Et il sortit.

— Va… va… Brigitte, vous nous suivrez.

— Non, monsieur le vicomte, répondit-elle nettement, mais avec le plus profond respect.

— Pourquoi non ? lui demanda-t-il avec surprise.

— Parce que si je quittais la maison, monsieur le vicomte, celui qui se croit mon maître devinerait tout de suite que c’est moi qui vous ai aidé à lui reprendre vos papiers.

— C’est juste.

— Voilà pourquoi il faut que je reste.

— Restez donc, Brigitte ; mais, en cas de besoin de secours, souvenez-vous que vous avez en moi un ami, un protecteur.

— Merci, notre monsieur ; à l’occasion, je ne l’oublierai pas.

Au moment où la vieille et fidèle servante de la maison de Kérouartz achevait ces mots en baisant la main du vicomte de l’Estang, un cri retentit au dehors.

— Grand Dieu ! fit celui-ci, c’est la voix d’Hervé.

— Oui ! oui ! il appelle au secours.

— Courons !

Ils se précipitèrent tous les deux vers la porte donnant dans le jardin.

Le vicomte allait la pousser violemment.

La porte s’ouvrit d’elle-même.

Le vieux sergent parut sur le seuil.

Il était pâle, tremblant.

— Hervé ! qu’y a-t-il ? demanda M. de l’Estang.

L’émotion empêchait le vieillard de répondre. Brigitte s’élança dans le parc.

— Vous êtes blessé ?

— Non.

— Pourquoi ce cri alors ?

— La demoiselle…, répliqua-t-il d’une voix sourde.

— Ah ! Edmée ?

— Oui…, fit le vieux sergent, n’osant achever.

— Eh bien ! parlez ! que lui est-il arrivé ?

— Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas ?… Comment !… Expliquez-vous !… Je ne vous comprends pas.

— Elle n’est pas où nous l’avons laissée.

— Vous vous trompez.

— Non.

— Vous avez mal cherché.

— J’ai cherché de tous les côtés.

— Et…

— Et… elle n’y est plus…

— La malheureuse enfant ! Venez, venez…, nous la retrouverons…

— Faut l’espérer… Allons ! je n’aurais pas dû la quitter.

Ils allaient s’élancer au dehors.

Brigitte rentra.

Elle tenait une lettre à la main ; elle l’avait trouvée au pied du sycomore.

Le vicomte s’en saisit.

Pendant qu’il la parcourait rapidement, Hervé Kergraz et la vieille Brigitte cherchaient avec anxiété à lire sur son visage ce qu’il fallait espérer ou craindre.

— Ah ! mes amis, s’écria-t-il avec égarement, courons, tâchons d’arriver à temps.

— La demoiselle…

— Un danger de mort la menace… Voici ce qu’elle m’écrit :


« Mon frère,

« Remplissez votre lâche. Moi je vais où l’amitié et la reconnaissance m’appellent. Ne vous inquiétez point de moi. Nos amis, prévenus d’un piège qui leur est tendu dans l’ombre, sauront bien me défendre. Songez à votre aïeul, à notre père, à l’honneur de notre nom. Partez, faites votre devoir. Hervé l’a dit : Dieu est avec moi.

« Votre sœur,
« Edmée de L’Estang. »

— Eh bien ! notre jeune monsieur, que comptez-vous faire ? demanda le père Pinson, qui avait retrouvé toute sa présence d’esprit.

— La rejoindre, la protéger, la secourir tout d’abord.


Hervé se mit à scier le pied de l’immense table avec une ardeur sans égale.

— Et puis vous vous occuperez après de votre aïeul et de votre père, n’est-ce pas ? fit-il avec ironie.

— Que dites-vous, Hervé ?

— La demoiselle a raison ; partez.

— Jamais, avant…

— Partez. Il le faut. Moi, je reste… et, je vous le jure, je la retrouverai.

— Mais…

— En faisant ça, voyez-vous, notre monsieur, en fuyant le champ de bataille, où peut-être on ne se battra pas, ajouta le vieux soldat en riant pour déguiser son angoisse, en faisant ça, vous êtes plus brave, plus dévoué que moi.

Des coups de feu retentirent dans le lointain.

— Mort Dieu ! cria le vicomte…, on se bat déjà…

— Eh bien ! tant mieux ! Vous n’aurez que plus de mérite à vous retirer.

— Non !

— Votre père vous attend.

— Impossible.

— Votre père vous l’ordonne par ma voix.

Le vicomte fit un violent effort, saisit la cassette, et prenant la main de son fidèle serviteur :

— Tu dis vrai… Je ne dois pas risquer ce précieux dépôt… Je pars… Je te confie le salut et la garde de ma sœur.

— Merci, notre jeune monsieur.

— Mais si, continua-t-il, tu ne me la ramènes pas saine et sauve, sur l’honneur de ce nom que je rapporte à mon père, je ne te pardonnerai jamais… Tu m’entends ?

— Si vous ne revoyez pas la demoiselle, vous ne me reverrez pas non plus, car je serai mort, répondit simplement Hervé Kergraz.

Le vicomte, guidé par Brigitte, se disposa à quitter cette demeure mystérieuse, où il venait de retrouver huit cents ans de gloire et de grandeur.

Le père Pinson, après avoir pris toutes ses précautions, après avoir regardé si ses armes se trouvaient en bon état, se précipita, comme si sa jeunesse lui était subitement revenue, du côté où le bruit d’une lutte acharnée se faisait entendre.

Le vieux lion s’était l’éveillé au bruit des coups de feu et à l’odeur acre de la poudre.