Les invisibles de Paris (Aimard)/V/VII

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Roy et Geffroy (p. 836-846).
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VII

UN CAMP DE CHERCHEURS D’OR

Aux premiers temps de la découverte de l’or, les émigrants qui arrivaient soit par terre, soit par mer, à San-Francisco et de là, s’élançaient à corps perdu vers les placeres, dans l’espoir de conquérir en quelques semaines ces richesses qu’ils convoitaient si ardemment, les émigrants, disons-nous, soit par l’effet des circonstances, soit par suite d’un accord tacite, s’étaient partagé les deux régions de terres aurifères, selon leurs nationalités respectives.

La race latine, composée des Français, des Mexicains et généralement de la plupart des émigrants venus par mer et par conséquent d’Europe, car les Kanacks océaniens et les Chinois, qui plus tard devinrent si nombreux, n’avaient point paru encore, cette foule avide se dirigeait, par instinct, vers la région du Sud.

Puis tout leur manquait, ils établissaient tant bien que mal des camps provisoires aux environs d’Angeer, de Chinescamp, de Sonora et de Jamestown.

La race anglo-saxonne, elle, composée exclusivement des Américains du Nord, des Irlandais, des Anglais et des Allemands, campait dans la région septentrionale située sur la route de l’intérieur et des plaines de l’Est.

Rien de curieux comme les camps des émigrants, à cette époque, sur les placeres.

Chacun s’ingéniait selon sa fantaisie ou selon ses besoins, et établissait, dans la meilleure situation possible, sa tente, son jacal, espèce de cabane en feuillage, sa paillote ou son log-house.

Le matin, à l’aube, les mineurs sortaient presque en même temps de leurs demeures dans les costumes les plus bizarres, les plus pittoresques et surtout les plus excentriques.

Ils descendaient aux diggings pour laver la terre de leurs daims et commencer ainsi leurs rudes labeurs de tous les jours.

Les plus riches ou les plus industrieux, associés entre eux, se servaient du rocker ou cradle, tandis que les chercheurs d’or isolés, Mexicains pour la plupart et peu industrieux, n’employaient que la battee.

Tous les jours de la semaine, c’était le même travail, la même fatigue.

Le dimanche n’était consacré ni au repos ni au plaisir.

Ce jour-là, le travail changeait, voilà tout.

Les mineurs s’armaient de leur pic et de leur battee, et au lieu de rester sous leurs tentes ils se dispersaient de tous les côtés à la recherche de nouveaux placeres plus riches et plus abondants que ceux qu’ils exploitaient.

Ils donnaient à cette recherche le nom caractéristique de prospecter.

Les gambusinos mexicains surtout et les plus anciens mineurs possédaient exclusivement cette faculté extraordinaire presque instinctive chez eux, qui leur faisait reconnaître, presque toujours au premier coup d’œil, les gisements aurifères les plus avantageux.

Aussi ces gambusinos émérites s’en faisaient-ils une spécialité.

Ils vendaient la révélation des nouveaux placeres qu’ils découvraient aux émigrants récemment arrivés, et qui par conséquent ne possédaient pas encore l’expérience nécessaire pour chercher l’or avec succès.

Cette existence plus que laborieuse était fort accidentée.

Cela se comprend.

Au milieu de ces solitudes inconnues, loin des bruits du monde civilisé, dans ces camps composés d’hommes étrangers les uns aux autres, et formés par le hasard, le moindre fait prenait tout de suite les proportions d’un événement grave.

Le soir venu, assis par terre devant les tentes, on causait des travaux du jour, du succès ou de l’insuccès des recherches, de l’arrivée prochaine des convois chargés de ravitailler les camps, question vitale entre toutes pour tous ces déclassés, que l’avarice, la misère et la convoitise avaient jetés dans ces déserts.

Puis on jouait.

On jouait avec frénésie.

Il fallait bien trouver un débouché à toutes ces richesses.

Des sommes folles étaient perdues en quelques minutes par des hommes qui, la veille, mouraient littéralement de faim, et que le hasard, toujours railleur, venait d’enrichir subitement en moins d’une heure peut-être.

On s’enivrait.

On dansait.

On se querellait surtout.

Le sang coulait à flots, dans ces rixes entre gens qui se jalousaient et se haïssaient, qui toujours avaient le couteau à la main, dont les mauvaises passions étaient surexcitées et qui appartenaient à toutes les nations du globe, nations toujours rivales les unes des autres.

Rien de singulier comme le spectacle de ces hommes, couverts de colifichets de toutes sortes, inondés de parfumerie par-dessus leurs haillons et leurs guenilles disparates, dont les poches regorgeaient d’or, et qui, après avoir gaspillé sans y prendre garde dans de folles orgies les mets les plus exquis, se trouvaient tout à coup exposés à mourir de faim, malgré leurs richesses, par le retard d’un convoi.

D’autres portaient des chemises de fine batiste, curieusement brodées, mais sales, noires et déchirées en maints endroits parce qu’ils ne savaient, à quelque prix que ce fût, par qui les faire laver ou raccommoder.

Jamais, dans aucun pays du monde, à aucune époque de l’histoire du monde, le luxe et la richesse n’ont été si étrangement associés avec la misère et la faim que dans les camps des mineurs californiens, lors des premiers temps de la découverte de l’or.

Rien n’étant encore organisé, aucune administration régulière n’existant à cause de l’incurie notoire de ce ramassis d’aventuriers, tout leur manquait bien souvent.

Dans une vaste plaine, entièrement bouleversée par les travaux des mineurs, sur les bords d’un étroit ruisseau, affluent perdu du rio Merced, s’élevaient une quarantaine de tentes, propres, coquettes et dressées avec une sorte de symétrie.

Ce groupe de tentes était un camp de chercheurs d’or.

Contrairement à ce qui se passait partout ailleurs, le plus grand ordre, la plus stricte discipline régnaient dans ce camp.

Tous les habitants de ce campement, au nombre de deux cent cinquante hommes environ, ne formaient pour ainsi dire, tant leur union était sincère, qu’une seule et même famille, travaillant en commun et obéissant à des chefs choisis et reconnus par eux.

Au commencement de son installation dans cette plaine, ce camp, vu avec jalousie par les mineurs étrangers, avait été souvent menacé.

À plusieurs reprises même, des menaces on en était arrivé à des voies de fait.

Le camp avait été très sérieusement attaqué cinq ou six fois non seulement par les mineurs des camps rivaux, mais encore par les brigands pillards de la savane et par les Indiens Bravos, ces ennemis sempiternels et déclarés de la race blanche.

Mais l’organisation des chercheurs d’or reposait sur des bases si puissantes et si solides, leur armement était si complet et leur discipline si réelle, que toujours les assaillants, quels qu’ils fussent, Blancs, métis ou Peaux-Rouges, avaient été repoussés avec perte.

Et cela d’autant plus facilement qu’au premier coup de feu une cinquantaine de chasseurs, invisibles jusque-là, sortaient pour ainsi dire de terre, prenaient ces assaillants en queue, les plaçaient ainsi entre deux feux et les obligeaient promptement à chercher leur salut dans une retraite précipitée.

De plus, chose plus extraordinaire encore, ce camp, depuis son installation, n’avait jamais connu la famine.

En sus des chasseurs dont nous venons de parler, chargés spécialement de protéger le camp contre les attaques des bandits et de suffire aux besoins journaliers des travailleurs, une seconde troupe d’une quarantaine d’hommes allait, chaque mois, soit à Sonora, soit même à Monterey, chercher des convois de bœufs, de vin et de farine, convois qui toujours, malgré leur grande valeur, arrivaient intacts, sains et saufs.

L’emplacement de leur camp avait été habilement choisi par ces chercheurs d’or.

Le rendement était considérable, et, grâce aux mouvements accidentés du terrain coupé dans tous les sens par des cours d’eau venant de rochers ou de hauteurs, les travaux étaient plutôt faciles que pénibles.

D’ailleurs, ces chercheurs d’or étaient en outre fournis d’un outillage complet et de choix, tel que leurs concurrents n’en possédèrent que fort longtemps après.

Le premier de chaque mois, un convoi formidable se formait.

Les pépites et le minerai étaient chargés sur des mules.

Puis le convoi s’acheminait sous bonne escorte vers la mer.

À son retour, il apportait des vêtements, de la poudre, des balles, des médicaments, enfin toutes les choses de première nécessité, qui manquaient partout sur les placeres à cause, nous l’avons déjà dit plus haut, de l’incurie des mineurs eux-mêmes, et qui, dans le camp dont nous parlons, se trouvaient toujours en abondance.

Entrons dans ce camp.

Nous y retrouverons la plupart de nos anciennes connaissances d’Europe.

Environ vers sept heures du soir, au moment où Mouchette tirait au juger sur l’émissaire de la comtesse de Casa-Real, caché dans les buissons de l’accore du rio de la Merced, le vicomte René de Luz, vêtu d’un élégant costume de campecino californien, se tenait debout au sommet d’un monticule assez élevé, une excellente longue-vue marine à la main.

De ce monticule fait de terres rapportées et placé au milieu du camp, le jeune homme examinait attentivement la prairie dans la direction de l’est-sud-est.

Tout à coup, avec la paume de la main gauche, le jeune homme repoussa vivement les tubes de la lunette, qui s’emboîtèrent et se replièrent les uns dans les autres, et, se tournant vers un homme immobile à quelques pas de lui :

— Filoche ! cria-t-il.

— Monsieur le vicomte ? répondit aussitôt l’ancien débardeur, qui se tenait immobile au bas du monticule, les mains croisées et appuyées sur l’extrémité du canon de son rifle dont la crosse reposait à terre.

— Ton cheval est sellé ?

— Oui.

— Bien. En selle ! mon garçon.

— Où vais-je ?

— Reconnaître ce cavalier qui accourt vers nous à toute bride.

— Où cela ?

— Le vois-tu, là ? tiens ! dans la direction de mon bras ?

— Je le vois, monsieur.

— Eh bien ! va.

— Ce n’est pas la peine de se déranger pour si peu.

— Comment ! ce n’est pas la peine ! demanda René de Luz, étonné que son subordonné osât discuter ses ordres.

— Je n’ai pas besoin d’aller le reconnaître… à cheval.

— Parce que ?

— Parce que je le reconnais très bien d’ici, monsieur le vicomte.

— À cette distance ?

— Oui.

— Il est à peine visible, fit le comte avec incrédulité.

— Possible. Je le reconnais pour sûr. Pourtant, dès que vous le voulez, monsieur le vicomte, j’irai tout de même à sa rencontre, cela m’est égal, à moi.

Il fit un mouvement pour s’éloigner.

— Arrête ! lui cria René.

Filoche obéit.

— Qui supposes-tu que soit ce cavalier si pressé de venir à nous ?

— Je ne suppose pas, monsieur le vicomte…, je suis sûr.

— Bon. J’admets l’infaillibilité de ton coup d’œil. Qui est-ce ?

— Pardi ! c’est pourtant simple.

— Qui ?

— La Cigale.

— La Cigale !

— Lui-même.

— Tu crois ?

— Je vous ai dit, monsieur le vicomte, que j’étais sûr, répondit sèchement Filoche qui commençait à se trouver offensé par cette incrédulité persistante du jeune homme, par ce doute émis à l’endroit de sa vue.

— C’est juste.

— Et tenez…

— Quoi ?

— Maintenant qu’il est plus rapproché…, il va bon train, le gaillard !

— Eh bien ?

— Regardez son cheval.

— Je le regarde.

— En avons-nous beaucoup d’aussi grands et d’aussi râblés dans le camp ?

— Mais…

— Regardez, monsieur le vicomte…, regardez… La Cigale ne porte jamais de chapeau, vous le savez, n’est-ce pas ?… Eh bien ! voyez-vous maintenant flotter les pointes du foulard qui couvre sa tête ?

— Pardieu ! mon garçon…, si ce que tu m’annonces est vrai…

— Comment ! si c’est vrai…, ça l’est…

— Tu as des yeux de lynx…

— De quoi ? demanda Filoche tout interloqué par ce mot qu’il ne comprit pas et qui lui parut hétéroclite.

— D’excellents yeux, mon ami, reprit en souriant le jeune homme.

— Oh ! pour cela, ils sont bons, monsieur le vicomte !

— Moi, je n’y vois rien du tout.

— Tenez, monsieur…, à preuve…, attendez un instant…, vous allez apercevoir la fumée… La Cigale va tirer.

En effet, un léger nuage de fumée bleuâtre monta vers le ciel.

Puis, au bout d’un instant, le bruit d’une détonation lointaine vint mourir faiblement aux oreilles du vicomte René de Luz.

Cette dernière preuve le convainquit.

— Faut-il toujours partir, monsieur le vicomte ? demanda Filoche.

— Inutile.

— D’autant plus qu’avant cinq minutes…

— Il sera ici ?

— Oui, monsieur.

Le vicomte René de Luz descendit de son observatoire.

Suivi par Filoche, qui de son autorité privée s’était constitué son garde du corps ordinaire, il s’avança à grands pas au-devant du cavalier, accourant toujours à toute bride.


— Arrêtez, au nom du ciel ! ne buvez pas ou vous êtes morts !

À l’extrême limite de l’horizon, on commençait à apercevoir un épais nuage de poussière, soulevé probablement par les pas pressés d’une nombreuse caravane.

Au moment où le vicomte de Luz atteignait la dernière tente, le cavalier entrait, ventre à terre, dans le camp.

En apercevant le vicomte René de Luz, le cavalier se redressa sur la selle, tira la bride, serra les genoux, et, par un prodige inouï d’équitation, il arrêta son cheval aussi net que si les quatre pieds de l’intelligent animal se fussent soudainement rivés au sol.

Filoche ne s’était pas trompé.

C’était bien la Cigale.

La Cigale, vêtu d’un costume mexicain complet et magnifique.

Armé jusqu’aux dents, le visage toujours doux et placide, et monté sur un cheval tirant sur l’éléphant, et qui devait être doué d’une vigueur extraordinaire pour ne pas plier sous le poids de notre gigantesque connaissance, il arrivait rapide comme le vent.

Ainsi que Filoche l’avait, un instant auparavant, fait remarquer à M. le vicomte de Luz, la Cigale avait, pour sa commodité personnelle, remplacé le chapeau mexicain à forme basse et à larges bords, par un immense foulard de soie, attaché au moyen d’une corde sur sa tête, selon la mode africaine.

Les pointes de ce foulard retombaient sur ses épaules, voltigeaient sans cesse autour de lui et lui donnaient une physionomie singulière.

Son costume, son armement, son étrange coiffure surtout le faisaient, de loin, ressembler à un Kabyle.

— C’est bien toi, la Cigale, fit René en lui tendant la main, et riant presque de l’embarras de Filoche, qui craignait de lui avoir été désagréable, en ayant raison.

— Dame, oui… et pour vous servir…, si j’en étais capable, monsieur le vicomte…, répondit aussitôt le géant, qui serra solidement la main qu’on lui tendait.

— La caravane arrive ?

— Elle vient derrière moi.

— Oh ! Elle…, je l’ai aperçue.

— Ce n’est pas bien difficile.

— Quand sera-t-elle ici ?

— Avant une heure.

— Tout a bien marché en route ?

— Tout.

— Le convoi est-il fort ?

— Assez.

— Combien de pièces ?

— Quarante-sept bœufs vivants…, douze vaches laitières…, des douzaines de jambons fumés…, vingt-cinq pièces de vin…, douze pipes d’eau-de-vie, quinze boucauts de sucre, autant de café…, trente barils de farine, et de la grenaille, répondit-il tout d’une haleine.

La grenaille, c’était toujours ainsi que le bon la Cigale nommait les munitions de guerre, plomb et balles.

— Diable ! mais c’est réellement un convoi magnifique et qui arrive à souhait. Nous l’attendions avec impatience.

— On se presse, vous voyez.

— Jusqu’où êtes-vous allés ?

— Jusqu’à Sonora…, pas davantage.

— Hum ! c’est déjà assez loin. Et le capitaine, comment va-t-il ?

— Il va bien…, mais…, mais…

— Mais quoi ?

Ici le brave géant… se mit à bégayer de son mieux.

C’était un symptôme alarmant.

Il devait y avoir une émotion sous jeu.

On le sait du reste, la Cigale ne bégayait jamais pour rien.

— Le capitaine est… triste !

— Triste… lui ?

— À en mou… mourir !

— Que me dis-tu là, bon Dieu ?

— La vérité, monsieur de Luz. J’en suis encore tout ahuri de l’avoir vu tout le temps dans cet état-là.

— Que lui est-il donc arrivé d’extraordinaire, mon ami ?

— À lui ?

— Oui.

— Rien.

— À qui donc alors ? demanda vivement René de Luz.

— À elle.

— À elle ! répéta le vicomte, avec une surprise douloureuse.

— Vous comprenez ?

— Pauvre enfant !… Parle… Que s’est-il donc passé ?

— Pas grand’chose.

— C’est impossible. La Cigale…, Passe-Partout est un homme qui ne se laisse jamais influencer que par des malheurs palpables… et encore ! Parle, dis-moi tout, voyons, vivement, ne me laisse pas ainsi inquiet.

— Au moment de quitter Sonora… Elle a manqué…

Mlle  Edmée de Leslang ? s’écria le vicomte avec douleur.

— Oui, fit simplement la Cigale.

— Mon Dieu !

— On a retardé le départ de deux jours. Dame ! vous comprenez, monsieur le vicomte, nous avons eu du mal, allez ! pour rattraper ce temps perdu là. On l’a cherché partout, pauvre demoiselle, sans pouvoir la retrouver.

— Enfin ?

— Enfin… quoi…, elle avait disparu.

— Disparu !

— Oui, sans que personne puisse dire ce qu’elle est devenue.

— Et tu trouves que ce n’est rien, cela ?

— Je ne dis pas ça.

— Si.

— Eh bien ! je voulais dire le contraire…, voilà tout.

— Quel affreux malheur, mon Dieu ! fit le jeune homme en laissant tomber tristement sa tête dans ses mains.

— Oui ! pour ça… oui !

— Le capitaine doit être au désespoir !

— Triste ! bien triste !… Je ne l’ai jamais vu comme ça ! dit la Cigale en se mouchant avec bruit, pour calmer sans doute sa propre tristesse. Il en est comme un fou !

Tout en répondant aux questions du vicomte, la Cigale avait trouvé moyen de donner à Filoche deux ou trois témoignages d’amitié.

René réfléchissait aux malheureuses conséquences que pouvait avoir la fâcheuse disposition d’esprit dans laquelle le capitaine rentrait au camp.

Il releva la tête.

— Pourquoi t’a-t-on envoyé en avant ?

— Parce que le capitaine veut que je parle au colonel.

— À son frère ?

— Oui.

— Il est absent…, je l’attends d’un moment à l’autre.

— Bon…, ça ne fait rien.

— Pourquoi ?

— Le cas d’absence est prévu.

— Après ?

— S’il n’y est pas…, je dois m’adresser à un autre.

— À qui ?

— À vous, monsieur le vicomte.

— Parle donc au lieu de me laisser ainsi inquiet pendant une demi-heure.

— Voilà, j’avais ma consigne, monsieur, vous savez. Fallait savoir si le colonel était au camp ? Il n’y est pas ! c’est très bien, alors, écoutez ; d’abord, continua le géant, qui faisait toujours régulièrement les choses…

— Qu’est-ce ?

— Les cinquante chasseurs vont monter immédiatement à cheval.

— Bien.

— Cinquante travailleurs seront détachés des travaux et se tiendront prêts, eux aussi, de leur à part.

— En tout cent hommes.

— Oui. Ils prendront avec eux des vivres pour quatre jours au moins ; de la poudre, des balles, et surtout de l’eau.

— Ce sera fait.

— Le capitaine m’a ordonné de vous recommander surtout, monsieur le vicomte, d’avoir bien soin de choisir les chevaux les plus solides et les hommes les plus résolus.

— Bien ! fit René.

— Des quarante hommes que nous ramenons avec la caravane, dix seulement suivront le capitaine, ajouta la Cigale.

— Et les trente autres ?

— Ils resteront à la garde du camp.

— Ensuite ?

— C’est tout.

— Alors, repose-toi.

— Quelle farce ! répliqua le géant en riant à sa façon… Me reposer !… pourquoi faire ?… je ne suis jamais fatigué. Vous le savez pourtant bien, monsieur le vicomte.

— C’est vrai, mon garçon ; mais si tu es de fer, toi, il n’en est pas de même de ton cheval qui, lui, est de chair et d’os ; regarde-le, il n’en peut plus, le pauvre animal !

— Vous avez raison.

Et le géant mit pied à terre.

Manœuvre de l’homme qui, par parenthèse, sembla plaire considérablement à l’animal.

Sans perdre un instant, le vicomte René de Luz, aidé par Filoche et l’infatigable Cigale, se mit en devoir d’exécuter les ordres du capitaine Passe-Partout.

Les travaux des mineurs étaient terminés depuis une heure.

Les travailleurs se reposaient, rentrés sous leurs tentes.

— Mon cor ? demanda le vicomte.

Filoche s’éloigna pendant quelques instants, puis il revint avec l’instrument demandé, c’est-à-dire une magnifique Dampierre.

René prit le cor, l’approcha de ses lèvres et sonna un mot.

À peine le dernier son du cor s’évanouissait-il dans l’air, que les rideaux des tentes s’écartèrent à la fois.

Tous les travailleurs sortirent.

Ils vinrent se ranger silencieusement autour du jeune homme.

Celui-ci fit un geste de la main.

Ce geste signifiait :

— Attendez !

Puis il porta de nouveau le cor à ses lèvres.

Cette fois, ce ne fut pas un mot qu’il sonna, mais bien une fanfare tout entière, avec un brio, une force, une verve que peu de musiciens possèdent.

La fanfare éclata joyeuse, puissante.

Répercutée par les échos, elle alla mourir comme une plainte au fond des mornes ignorés qui cerclaient la plaine.

Un quart d’heure se passa.

Puis plusieurs hommes parurent.

Après ceux-là, d’autres.

Et d’autres encore.

Ces hommes vinrent se ranger, sans demander d’explication, auprès des chercheurs d’or.

Ces nouveaux venus étaient les chasseurs.

Lorsque le vicomte se fut assuré, par un regard jeté autour de lui, que personne ne manquait à l’appel, il prit la parole et communiqua aux assistants l’ordre qu’il venait de recevoir par l’entremise intelligente de la Cigale.

— Que ceux qui désirent faire partie de l’expédition sortent des rangs, ajouta-t-il en terminant.

Personne ne bougea.

René de Luz ne se déconcerta pas.

Il connaissait ses hommes.

Il répéta sa question.

Même silence.

— Filoche ! demanda René en souriant, que faire ?

— Prenez-en cinquante vous-même, monsieur le vicomte.

— C’est ton idée ?

— Dame ! oui ! Vous en demandez cinquante… et ils désirent tous y aller… Que diable voulez-vous qu’ils fassent… Je les plains bien, les pauvres diables !

— Je crois que tu as raison… Allons, mes amis…, que ceux que je ne choisirai pas ne m’en gardent pas rancune ; je prends au hasard.

— Moi d’abord, murmura Filoche.

— Oui, toi d’abord… au hasard !… répliqua René de Luz en choisissant Filoche, qui ne se connaissait pas de joie.

L’ex-débardeur, le collègue de la Cigale, était d’un naturel remuant ; la vie du camp l’ennuyait mortellement.

Les quarante-neuf autres furent trouvés en un instant.

— Vous avez dix minutes pour vous préparer, ajouta le vicomte.

Les chercheurs d’or s’éloignèrent de divers côtés, commentant à leur manière l’ordre imprévu qui venait de leur être donné.

Les dix minutes n’étaient pas encore écoulées que déjà cent chevaux complètement harnachés se trouvaient rangés sur deux lignes, au milieu du camp.

Près de chaque cheval, bride en main, il y avait un homme bien armé.

Le vicomte de Luz alors passa une minutieuse inspection.

Il n’eut pas un reproche à adresser.

Tous ces hommes, vieux soldats ou vieux marins, avaient obéi à la lettre.

Au moment où le jeune homme terminait son inspection, le colonel Martial Renaud et ses compagnons arrivaient.

Ils avaient entendu la fanfare, et ils s’étaient hâtés de rentrer au camp.

Ils arrivaient trop tard.

Le colonel Martial Renaud ouvrait la bouche pour demander au vicomte René de Luz l’explication de cette réunion extraordinaire d’hommes armés en guerre, lorsque tout à coup, un grand bruit, un brouhaha retentissant, lui fit tourner la tête et lui coupa la parole.

C’était la caravane, Passe-Partout en tête, qui pénétrait au galop dans le camp.