Les invisibles de Paris (Aimard)/V/XV

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Roy et Geffroy (p. 916-923).
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XV

OÙ LA LUMIÈRE SE FAIT

Aussitôt que la Cigale et Filoche avaient été lancés par lui sur les traces du comte de Warrens, Mouchette, sans songer à la pluie qui tombait avec une violence extrême, s’était placé, sur le seuil même de la maison, tendant le cou, prêtant l’oreille au moindre bruit et regardant obstinément au dehors, en essayant de percer les ténèbres épaisses de la nuit.

Au bout de quelques minutes, le murmure grossissant, comme une marée qui monte, d’une grande agglomération d’hommes qui s’approchait arriva jusqu’à lui.

Des torches luirent dans l’obscurité.

Enfin le gamin aperçut, à sa grande joie, une immense foule d’hommes armés, en tête desquels marchaient le colonel Martial Renaud, sir Harry Mortimer et les autres chefs des Compagnons de la Lune.

Il se précipita vivement à leur rencontre, se fit reconnaître d’eux, et les questionna avec inquiétude.

— Tout va bien, marmot, lui répondit en riant le colonel Martial Renaud, qui avait pris le commandement ; cette fois nous sommes en force ; le Sydney-Coves sera en notre pouvoir avant une heure. Vive Dieu ! nous allons enfin détruire ce repaire de bandits.

— Fameux ! Alors la patrie est sauvée !… s’écria joyeusement le gamin.

Et, sans en écouter davantage, il laissa les membres du comité de vigilance continuer leur route, et il s’élança en courant dans la direction suivie précédemment par les deux Compagnons de la Lune, que, malgré l’avance qu’ils avaient sur lui, il ne tarda pas cependant à rejoindre.

Ceux-ci marchaient presque sur les pas du capitaine, sans qu’il s’en doutât.

Voici ce qui était arrivé.

Un certain nombre d’habitants, les plus notables de la ville de San-Francisco, effrayés des meurtres continuels qui se commettaient chaque jour dans les rues et même dans les maisons, et convaincus de l’impossibilité matérielle dans laquelle, malgré son désir de le faire, se trouvait le gouvernement d’assurer sérieusement la tranquillité publique, s’étaient spontanément réunis en un grand meeting dans le but de remédier promptement au mal.

Puis ils avaient, après une longue et intéressante délibération, formé entre eux une association puissante à laquelle ils avaient donné le nom de Comité de vigilance.

Le comte de Warrens, sir Harry Mortimer et les autres chefs des Compagnons de la Lune avaient naturellement été des premiers à faire partie de cette philanthropique association.

Aussitôt après sa conversation avec le comte, Mouchette, voyant celui-ci bien décidé à se rendre quand même au rendez-vous qui lui était assigné, avait averti sir Harry Mortimer et le colonel Martial Renaud de ce qui s’était passé entre lui et M. de Warrens.

La résolution que le capitaine avait prise de se rendre, coûte que coûte, seul à ce rendez-vous dans Sydney-Coves, c’est-à-dire dans le quartier le plus dangereux de San-Francisco, parut aux amis du comte une folie et surtout une imprudence.

Les deux hommes frémirent de terreur à cette révélation ; car ils avaient, du premier coup, pressenti le guet-apens tendu à leur chef bien-aimé et, les périls terribles qui le menaçaient et auxquels peut-être son courage ne parviendrait pas à le faire échapper.

Cependant il n’y avait pas une seconde à perdre pour essayer de le sauver.

Tandis que le colonel Martial Renaud, aidé par Mouchette, réunissait les Compagnons de la Lune, sir Harry Mortimer, lui, se rendait en toute hâte au siège du comité de vigilance, dont un tiers des membres, ainsi que cela avait été arrêté précédemment par l’assemblée, restait jour et nuit en permanence.

Sir Harry Mortimer expliqua en peu de mots aux membres du comité, tout en modifiant légèrement la vérité, comment son associé Master-Key avait été, une heure auparavant, attiré par un faux rendez-vous d’affaires dans un guet-apens, tendu dans Sydney-Coves, pour y être dépouillé et étranglé par des assassins, selon toute probabilité.

Le comité, en apprenant que les bandits avaient osé pousser l’audace jusqu’à s’attaquer à un de leurs membres les plus considérés, avait bondi d’indignation.

Il résolut tout d’une voix d’en finir une fois pour toutes avec ces misérables brigands, en les attaquant et les enfumant, s’il le fallait, dans leur antre immonde.

Les ordres avaient été immédiatement expédiés à tous les affiliés du comité de vigilance, et moins d’une demi-heure plus tard cinq mille hommes au moins, tous bien armés, auxquels étaient venus avec empressement se joindre tout d’abord les Compagnons de la Lune, étaient réunis eh bon ordre et pleins d’ardeur sous les fenêtres de la maison où se tenait le comité.

De là, quelques minutes plus tard, après avoir formé leurs rangs, ils se mettaient en marche, les membres du comité de vigilance à leur tête, pour aller donner l’assaut aux bandits et les forcer dans leur repaire.

Ces soldats volontaires, dévoués de l’ordre et de la tranquillité publique, se recrutaient chemin faisant et pour ainsi dire presque à chaque pas, parmi tous les honnêtes gens devant les maisons desquels ils passaient ; de sorte qu’ils formaient déjà une masse imposante et considérable lorsqu’ils arrivèrent enfin à l’entrée du quartier de Sydney-Coves.

Alors on nomma des chefs secondaires, puis on se divisa en trois forts détachements, et, à un signal donné, le quartier maudit, complètement entouré, fut vigoureusement assailli par trois côtés à la fois.

Le colonel Martial Renaud et ses compagnons, dont la plus grande partie étaient des affiliés des Invisibles, poussèrent droit devant eux, et se dirigèrent en renversant tous les obstacles qu’on essayait en vain de leur opposer, vers le bar-room, ou plutôt le coupe-gorge où leur chef devait sans doute se trouver en grand péril.

Pendant que ces événements se passaient au dehors, et que les desperadoes, ainsi que nous l’avons rapporté plus haut, surpris à l’improviste dans leurs hideux repaires et ivres pour la plupart, tentaient, mais trop tard, une défense qui heureusement devenait désormais impossible, le comte de Warrens, le genou sur la poitrine de Marco Praya, la main à sa gorge et le pistolet haut, lui adressait pour la seconde fois cette question, à laquelle le métis n’avait pas encore eu le temps de répondre :

— Misérable, où est la jeune fille que t’a livré cette femme ?

— Je ne sais pas, répondit le métis d’une voix sourde.

Le comte de Warrens leva son arme, résolu à en finir avec lui, mais le bandit, très vigoureux et dont le péril décuplait encore les forces, fit tout à coup un mouvement imprévu si rapide, et en même temps si puissant et si bien calculé, qu’il réussit à se débarrasser de l’étreinte du comte et à se relever.

Le capitaine, surpris à son tour, recula en chancelant.

La comtesse de Casa-Real, abandonnée à elle-même depuis quelques instants déjà, mais cependant toujours aux aguets, se précipita à l’improviste sur le comte et s’empara du poignard qu’il portait à la ceinture.

Entre Marcos Praya, la créole et ceux de ses hommes qui étaient demeurés dans la chambre, la position de M. de Warrens devenait des plus critiques.

Cependant le comte ne désespéra pas ; il se prépara froidement à vendre sa vie le plus cher possible, afin de donner aux secours qu’il espérait le temps de parvenir jusqu’à lui.

Tout à coup une fenêtre vola en éclats, et plusieurs hommes, bien armés, firent irruption dans la salle.

— Nous voici ! cria Mouchette. Courage, capitaine… On y va !

Et s’apercevant du péril dans lequel se trouvait son protecteur, sans réfléchir davantage, le gamin s’élança virement pour lui faire un rempart de son corps.

Le brave enfant arrivait juste à temps.

La comtesse de Casa-Real, affolée de terreur et de rage, en voyant sa vengeance sur le point de lui échapper encore et dont le bras était levé, plongea, par un mouvement machinal, sans savoir ce qu’elle faisait peut-être, le poignard dans la poitrine de l’enfant.

— En plein dans le mille ! s’écria le gamin, en roulant tout sanglant aux pieds du capitaine ; il est sauvé !… Je m’en moque !… Bien touché, m’sieu Benjamin.

Le comte de Warrens était sauvé, en effet, mais grâce à l’héroïque dévouement du pauvre gamin de Paris.

Mais, hélas ! son salut devait lui coûter bien cher !

Au même instant, la porte céda et d’autres hommes se ruèrent tumultueusement dans la chambre.

Ces divers événements s’étaient accomplis avec une rapidité telle, que la comtesse de Casa-Real et son complice Marcos Praya avaient été saisis par les Compagnons de la Lune et garrottés avant même d’avoir pu se rendre clairement compte de ce qui se passait

Le comte de Warrens, étranger à ces événements, s’était agenouillé sur le sol, et les yeux pleins de larmes, il prodiguait les soins les plus empressés au pauvre enfant qu’il tenait sanglant, livide et les yeux fermés entre ses bras, mais qui conservait encore un sourire de triomphe sur les lèvres pâlies.

Ce brave la Cigale n’avait pu y résister, lui ; il pleurait à chaudes larmes, en contemplant d’un air désespéré le pauvre petit qu’il croyait mort.

Enfin, le capitaine se releva ; il avait les sourcils froncés, le visage pâle ; il souleva l’enfant évanoui et il le plaça délicatement sur les bras étendus du géant ; puis jetant un regard sombre et inquisiteur autour de lui :

— Il n’y a pas d’étrangers ici ? demanda-t-il d’une voix sourde, nous sommes tous des Compagnons de la Lune ?

— Tous ! répondirent les assistants d’une seule voix.

— C’est bien, colonel.

Martial Renaud s’avança.

— Vous répondez sur votre tête de ces deux coupables ?

Passe-Partout ne se servait pas du mot : Prisonniers.

Il avait dit : Ces deux coupables.

C’était une condamnation à mort.

Chacun le sentit.

Les prisonniers eux-mêmes le comprirent ; ils frissonnèrent.

— J’en réponds, répliqua le colonel Martial Renaud. Les jugera-t-on ?

— Oui.

— Séance tenante ?

— Oui.

— Mais le comité de vigilance peut réclamer ce droit.

— Le comité de vigilance n’a rien à faire dans tout ceci. Frères, les coupables que voici appartiennent à la justice des Invisibles de Paris ; c’est pour eux seuls et sur un ordre émané de la Vente Suprême que nous sommes venus en Amérique. J’ai dit, fit Passe-Partout d’une voix qui empêchait désormais toute observation.

Le colonel Martial Renaud s’inclina respectueusement et se tut.

En ce moment, une certaine agitation se remarqua tout à coup dans un des groupes des Compagnons de la Lune, rassemblés dans un des angles retirés de la salle.

Un homme se détacha précipitamment de ce groupe.

Cet homme, c’était le baron d’Entragues.

Arrivé tout récemment de France, il s’était mêlé avec les derniers venus, et s’était fait immédiatement raconter les événements qui s’étaient passés.

Écartant les Compagnons de la Lune qui se trouvaient devant lui, il s’approcha de la comtesse de Casa-Real, affaissée, à demi évanouie, sur un siège.

Elle le vit venir.

Instinctivement elle ferma les yeux.

La comtesse ne connaissait pas cet homme, et pourtant cet homme produisait sur elle l’effet de l’ange exterminateur.

Justicier ou bourreau, c’était lui qui devait lui porter le seul coup dont elle ne se relèverait jamais.

Arrivé près d’elle, à la grande stupeur de tous les assistants, qui ne comprenaient pas quels rapports avaient jamais pu exister entre ces deux êtres se voyant pour la première fois, le baron d’Entragues considéra un instant cette femme avec une expression d’indicible tristesse, puis il lui posa la main sur l’épaule.

— Levez-vous ! lui dit-il.

Elle se leva.

— Regardez !

— Elle ouvrit les yeux.

— Venez !

Elle hésita.

Il la délia, il la prit par la main, et la traînant jusqu’auprès de la Cigale, qui, comme les autres, s’était arrêtée, tenant toujours son cher petit Mouchette serré entre ses bras, il lui cria d’une voix stridente :

— Femme, le reconnais-tu ?

La comtesse Hermosa de Casa-Real, les yeux hagards, fit machinalement signe que : Oui… d’un air indifférent.

— Femme, ajouta le baron d’Entragues, en baissant la voix, car il sentait qu’il allait blesser deux cœurs au lieu d’un, et que de ces deux cœurs l’un était celui d’un ami. Femme, tu as bien souvent, n’est-il pas vrai, redemandé ton enfant au comte de Warrens ?

Un cri terrible répondit à la question du baron d’Entragues.

Mais ce cri, ce n’était pas la créole qui venait de le jeter.

C’était M. de Warrens.

Un frisson avait subitement passé par tout son corps.

Il avait peur de comprendre.

— Mon enfant ? demanda la comtesse effarée, ma fille ! oui… Et il me l’a refusée… toujours !… malgré mes larmes ! malgré mes prières !… fit-elle avec un accent de haine indicible.

— Ta fille !

— Oui.

— Insensée ! Ton fils…

— Mon…

— Ton fils, malheureuse !… et ce fils…, tu viens de le tuer.

Un sanglot retentit.

Passe-Partout était tombé à deux genoux devant la Cigale, tenant toujours l’enfant évanoui dans ses bras de marbre, ils formaient à eux trois le groupe à la fois le plus terrible et le plus touchant qu’un sculpteur puisse travailler.

Un silence profond régnait dans cette chambre, si remplie de tumulte quelques minutes auparavant.

Les assistants vivaient comme dans un rêve poignant.

La comtesse de Casa-Real ne comprenait pas encore.

Elle croyait à une épreuve.


La comtesse râlait d’épouvante.

Le baron d’Entragues secoua mélancoliquement la tête, puis reprit et répéta :

— Femme, ne m’as-tu pas entendu ? C’est toi qui as tué mon fils !

La comtesse de Casa-Real poussa un rugissement de lionne aux abois et bondit effarée jusqu’à Passe-Partout.

— Noël, lui cria-t-elle avec un accent de désespoir qui n’avait plus rien d’humain, Noël ! répondez-moi.

Passe-Partout n’entendait point, il sanglotait toujours, à genoux sur le sol et la tête cachée dans ses mains tremblantes.

— On se trompe…, n’est-ce pas ?… On veut me tromper…

Il se redressa pendant une seconde et secoua la tête négativement.

— Ma fille…, Noël…, vous m’avez toujours dit que mon enfant était une fille…, vous l’avez toujours dit.

Même silence de la part du comte.

Un éclair traversa alors comme un jet de flamme l’esprit de la misérable créature, toute sa fureur lui revint subitement :

— Ah ! il m’a trompée !… Il m’a menti !… Il ne m’a pas laissée embrasser mon enfant, même à l’heure de sa naissance… Ah ! la belle précaution qu’il a prise là…, ce père tendre…, ce père généreux…, ce père dévoué…, qui n’a seulement pas su ne pas se laisser voler son enfant, qui l’a perdu… abandonné peut-être… Ah ! ah ! ah ! ajouta-t-elle avec un rire de damnée… Voyons, lâche ! voyons, traître !… père sans cœur, sans entrailles…, mais dis-moi donc que ce n’était pas un fils… Jure-moi que c’était une fille…, jure-le… et je le pardonne.

Passe-Partout se releva lentement et regardant la malheureuse bien en face, les yeux dans les yeux :

— Fille dénaturée, tu as tué ton père… Femme adultère, tu as empoisonné ton mari… Dieu, je l’espère, n’a pas permis que tu fusses mère…., car cela serait trop horrible !… Regarde bien cet enfant, misérable créature… et prie que cet homme se trompe.

Il montrait le baron d’Entragues.

La créole prit la main pendante et glacée de Mouchette et la serra machinalement entre les siennes.

Elle attendait.

Quoi ? Elle n’aurait su le dire.

La Cigale, immobile, la laissa faire.

Le baron d’Entragues détourna la tête et tendit silencieusement à Passe-Partout des papiers qu’il tenait à la main.

Le capitaine prit avidement les papiers, il essaya de les lire…

Il ne le put.

— Lisez cela, mon frère, dit-il au colonel Martial Renaud en lui remettant ces papiers…, lisez…, et si ces preuves parlent…, déchirez-les… je comprendrai.

Le colonel Martial Renaud se mit à parcourir les papiers.

— Qui vous a donc chargé de ces pièces, mon ami ? demanda vivement Passe-Partout au baron d’Entragues, pendant que son frère les lisait tout bas.

— La haute Vente ! répondit celui-ci en n’osant pas regarder son chef.

À ces paroles le comte de Warrens chancela, comme s’il venait de recevoir une balle en pleine poitrine.

— Oh ! c’est bien vrai alors, car la haute Vente ne se trompe jamais, murmura-t-il d’une voix profonde.

Un cri affreux retentit.

Cri suivi de larmes, de sanglots et de convulsions.

Passe-Partout se retourna.

Il vit d’un côté le colonel Martial Renaud, qui, la tête basse et les yeux pleins de larmes, déchirait lentement, douloureusement, les fatales preuves attestant la filiation et la naissance du pauvre Mouchette.

De l’autre, la comtesse de Casa-Real tombant sur le sol, où elle demeurait immobile et insensible.

Elle venait de perdre connaissance.

Tout était vrai.

Une immense douleur s’empara de cet homme si fort et le terrassa.

Mouchette était son fils !

Il n’osa plus regarder le mourant, que la Cigale tenait toujours ; le géant était aussi pâle que l’enfant.

Ils semblaient de pierre tous les deux.

Passe-Partout fit quelques pas au hasard, comme un homme qui se noie cherche à sortir de l’eau sans y parvenir.

Martial Renaud ouvrit ses bras.

Le frère tomba dans les bras du frère, en murmurant :

— Mon fils ! c’était mon fils !

Et ils pleurèrent ensemble.