Les invisibles de Paris (Aimard)/V/XVI

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Roy et Geffroy (p. 923-934).
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XVI

CHÂTIMENT !

Le lendemain de la nuit où les bandits de Sydney-Coves avaient été définitivement tués ou dispersés et leur sinistre repaire réduit en cendres, vers quatre heures du matin à peu près, c’est-à-dire une heure avant le lever du soleil, une petite troupe de cavaliers, composée de dix personnes, sortait de San-Francisco.

Ces dix personnes étaient :

Le comte de Warrens ;

Le colonel Martial Renaud ;

Le vicomte de Luz, le vicomte de Rioban, le baron d’Entragues, sir Harry Mortimer, le comte de San-Lucar et notre ami Filoche, l’ex-débardeur.

Tous étaient bien armés, ils conduisaient prisonniers, au milieu d’eux, le métis Marcos Praya et la comtesse Hermosa de Casa-Real, libres en apparence, mais les pieds solidement attachés par de longues courroies en cuir tressé, passées sous le ventre de leurs chevaux, et surveillés de très près pour éviter toute velléité de fuite.

Les quelques rares passants qui se rendaient à la ville ou qui en venaient et que par hasard rencontrait la petite troupe, dans la campagne, à cette heure matinale, en apercevant de loin les prisonniers, s’écartaient avec crainte, supposant naturellement que ces deux personnes avaient été condamnées, à la suite des événements de la nuit, par le comité de vigilance.

Marcos Praya, quoi qu’il ne se fît aucune illusion sur le sort qui l’attendait, n’avait rien perdu de sa jactance ordinaire, il se tenait droit sur son cheval et portait la tête haute ; bien que ses sourcils fussent légèrement froncés, cependant il jetait des regards insouciants autour de lui et fumait tranquillement un cigare de la Havane.

La comtesse Hermosa de Casa-Real n’était pas reconnaissable, elle avait vieilli de vingt ans en quelques heures ; ses cheveux avaient complètement blanchi ; livide comme un cadavre, les yeux hagards, à demi fermés, et affaissée sur elle-même, elle ne donnait d’autres signes d’existence que les sanglots incessants qui lui déchiraient la gorge, et ces deux mots qu’elle prononçait pour ainsi dire machinalement :

— Mon enfant !… mon enfant !… et toujours les mêmes.

Le conseil suprême des Invisibles, après son retour de Sydney-Coves, s’était réuni, vers deux heures du matin, dans la maison même du capitaine des Compagnons de la Lune, afin de juger les coupables sans désemparer.

Les accusés n’avaient voulu répondre à aucune des questions qui leur avaient été posées ; ils avaient entendu prononcer leur sentence, Marcos Praya avec une indifférence affectée, la comtesse de Casa-Real sans paraître avoir conscience de ce qui se passait, autour d’elle.

À peine le jugement avait-il été rendu, que les juges étaient montés à cheval, emmenant avec eux les prisonniers afin d’exécuter eux-mêmes la sentence.

La Cigale, pour la première fois de sa vie, avait refusé de suivre le capitaine.

Le brave géant n’avait pas voulu consentir à s’éloigner du chevet du pauvre petit blessé ; de grosses larmes coulaient lentement sur ses joues brunies, sans qu’il songeât à les essuyer ; il tenait une main de l’enfant dans les siennes et il le regardait dormir avec ce regard fixe et atone des grandes douleurs.

En somme, Mouchette vivait encore.

Pourtant le médecin n’osait pas répondre du blessé.

Le comte de Warrens avait baisé religieusement l’enfant au front ; puis, après avoir serré affectueusement la main du pauvre colosse, il s’était éloigné sans prononcer un seul mot, le front pâle et les yeux pleins de larmes.

Cependant la petite troupe s’éloignait rapidement de la ville.

Le soleil, semblable à un globe rouge, tout irisé de flamboyantes gerbes lumineuses, commençait à apparaître au-dessus de l’horizon ; le ciel, nettoyé par la tempête de la nuit, était d’un bleu d’azur ; des parfums âcres s’exhalaient de la terre rafraîchie par la pluie ; les feuilles des arbres étaient plus vertes et perlées de rosée, enfin les oiseaux, réveillés par l’aube matinale, commençaient leurs joyeux concerts, encore blottis sous la feuillée.

Ainsi par un étrange et saisissant contraste, tout riait et chantait dans la nature.

Les aventuriers continuaient, calmes, sombres et silencieux, leur course fatale à travers ce désert magnifique aux aspects si grandioses et si imposants.

Ils avaient depuis longtemps dépassé la limite des défrichements, et se trouvaient en plein désert, ils longeaient une route sinueuse à peine tracée à travers les broussailles et profondément encaissée que bordait le Sacramento.

Ils galopaient ainsi depuis plus de trois heures déjà sans s’être arrêtés une seconde, sans avoir même ralenti leur course si rapide ; leurs chevaux soufflaient, ils couraient toujours !

Depuis une heure ils s’étaient engagés dans une épaisse forêt vierge, composée d’arbres séculaires, d’une hauteur immense, dont les branches feuillues et entrelacées formaient un impénétrable dôme de verdure à plus de quatre-vingts pieds au-dessus de leur tête, lorsqu’ils débouchèrent enfin dans une vaste clairière.

Cet endroit était sans doute le but de leur course ; car, sans prononcer un mot, et comme d’un commun accord, ils s’arrêtèrent et mirent tous à la fois pied à terre en même temps et entravèrent leurs chevaux, afin qu’ils ne pussent s’éloigner et s’échapper dans la forêt.

Cette clairière, bordée de tous côtés par les arbres de la forêt, affectait une forme presque ronde.

Son centre était marqué par un madronia gigantesque, il avait plus de cent pieds de haut, dont le tronc énorme, jusqu’à une hauteur de quinze pieds environ, se trouvait entièrement dépouillé de son écorce.

Cet arbre était depuis longtemps bien connu dans le pays par les Indiens nomades, les coureurs des bois et les chasseurs sous le nom de l’arbre des ours.

Ce madronia devait ce nom à une particularité singulière.

Les ours gris, fort nombreux à cette époque dans ces parages, qu’ils ont maintenant presque complètement abandonnés, à cause du voisinage des Blancs, semblaient affectionner cet arbre, sur le tronc duquel ils avaient contracté l’habitude d’aiguiser leurs redoutables griffes, de sept à huit pouces de long : de là l’absence totale d’écorce jusqu’à une certaine hauteur.

Tous les autres arbres de la forêt étaient intacts.

C’était contre celui-là seul, sans qu’il fût possible d’en deviner les raisons, que les ours gris avaient constamment passé leur fantaisie brutale ; du reste, le madronia ne paraissait nullement souffrir de ces blessures journalières.

Lorsque les cavaliers eurent mis pied à terre, sur un signe du comte, on détacha les prisonniers, et on les descendit.

Le capitaine s’approcha de Marcos Praya, immobile et calme, sur le bloc de granit où on l’avait assis.

— Si vous vous rappelez une prière, faites-la, lui dit-il, car vous allez mourir.

Le métis haussa dédaigneusement les épaules et détourna la tête sans répondre.

Son parti était pris.

Filoche, l’ancien débardeur, avait détaché le lasso de cuir tressé et graissé, placé au pommeau de sa selle ; après l’avoir roulé dans sa main, il le lança adroitement sur une énorme branche du madronia, branche située environ à une vingtaine de pieds de terre.

Le lasso passa par-dessus la branche et son extrémité retomba de l’autre côté.

La pierre sur laquelle on avait assis le métis se trouvait au pied même de l’arbre.

Marcos Praya fumait toujours avec un sang-froid imperturbable.

Filoche amena l’extrémité du lasso à lui et il passa silencieusement le nœud coulant autour du cou du condamné, qui ne sembla même pas s’en apercevoir ; puis, retirant de dessous sa selle une large pancarte préparée à l’avance, il la lui attacha sur la poitrine.

La pancarte portait cette mention en anglais, en français et en espagnol :


MARCOS PRAYA, VOLEUR ET ASSASSIN.


— C’est fait, capitaine, dit ensuite Filoche en se redressant.

Le métis leva la tête, et jetant un long et triste regard sur la comtesse, qui le fixait avec égarement :

— Pauvre Hermosa, murmura-t-il, que deviendra-t-elle maintenant qu’elle ne m’aura plus près d’elle pour la défendre et la servir ?

Et il poussa un douloureux soupir.

Ce fut tout.

Ces quelques paroles résumaient la vie entière de cet homme, vie tout entière de dévouement et d’abnégation : il n’avait vécu que pour elle ; pour elle il allait mourir et à sa dernière seconde il ne songeait pas à lui, mais à sa maîtresse, et il la plaignait de rester seule et privée de son dévoué défenseur.

— Hisse ! commanda le capitaine d’une voix sourde.

Les sept hommes s’étaient silencieusement rangés en demi-cercle devant l’arbre, pour assistera l’œuvre de justice.

Filoche hissa.

— Que Dieu te pardonne tes crimes ! dirent les juges d’une seule voix.

Un sourire de dédain railleur plissa les lèvres blêmies du métis, qui lança une dernière bouffée de tabac vers le ciel et laissa nonchalamment tomber son cigare.

Tout à coup ce sourire s’effaça, son regard lança un fulgurant éclair et son visage prit une expression de rage impossible à rendre.

Un cavalier venait d’entrer au galop dans la clairière.

En s’apercevant de ce qui se passait, ce cavalier s’était brusquement jeté à bas de son cheval, et sans adresser la parole à personne, tout courant, il venait aider Filoche à hisser le misérable Marcos Praya.

— Yann Mareck ! s’écria le capitaine avec une surprise joyeuse.

C’était en effet le brave Breton.

Lorsque le condamné fut hissé jusqu’à la hauteur de la branche, Filoche amarra froidement le lasso à la pierre même qui avait précédemment servi de siège au pauvre diable.

L’agonie du métis fut courte : elle dura à peine deux minutes.

La comtesse Hermosa de Casa-Real, toujours sombre et absorbée en elle-même, y assistait sans même la voir.

Lorsque les aventuriers furent bien certains de la mort du condamné, ils s’éloignèrent de l’arbre avec indifférence et se préparèrent à remonter à cheval ; mais le comte de Warrens les arrêta d’un geste, et s’adressant avec une émotion contenue au Breton :

— Te voilà enfin, lui dit-il, où vas-tu, mon brave Yann ?

— Nulle part maintenant, capitaine ; je vous cherchais.

— Edmée ?

— Rassurez-vous, capitaine, elle est saine et sauve, au milieu d’amis dévoués, respectée comme une reine.

— Dieu soit béni ! s’écria le comte de Warrens avec un élan de reconnaissance. Dis-moi ce qui s’est passé, mon brave Yann.

— Ce ne sera pas long, capitaine.

— Tant mieux, mon gars, parle vite, je meurs d’impatience.

Les aventuriers se groupèrent curieusement autour du Breton, sans plus songer au métis que s’il n’avait jamais existé.

La comtesse de Casa-Real ne quittait pas le cadavre des yeux et elle murmurait incessamment à voix basse :

— Mon enfant ! mon enfant !

Ce fut, hélas ! toute l’oraison funèbre de ce terrible et dévoué serviteur qui, de son vivant, avait eu nom Marcos Praya !

— Pour lors, capitaine, quand la comtesse de Casa-Real, commença le Breton sans se faire plus longtemps prier, eut reconnu notre demoiselle, je compris que je devais me méfier ; cependant je ne voulais pas m’échapper avant que de savoir ce que cette méchante femme avait l’intention de faire de nous : j’étais convaincu que notre demoiselle ne me trahirait pas ; j’étais donc, à moins d’un hasard impossible à prévoir, à peu près tranquille sur mon compte.

« Je continuai donc paisiblement mon service dans la maison, comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé.

« Les choses allèrent bien pendant deux jours ; rien de nouveau ; j’enrageais.

« Lorsque hier, à peu près vers trois heures de l’après-midi, la comtesse de Casa-Real s’enferma dans sa chambre à coucher avec le comte de Mauclerc et le hideux coquin qui pend là-haut comme un fruit mûr.

« Je me dis à part moi en voyant cela : Bon ! il y a quelque chose !

« Les murs ne sont pas bien solides, vous le savez, dans Sydney-Coves ; ils sont, faits de vieilles planches de navire trouées comme des écumoires.

« J’appliquai mon œil d’abord, et mon oreille ensuite, à l’un des trous : j’avais le choix.

« C’était en ce moment la comtesse de Casa-Real qui parlait.

« Elle disait :

« — Vous partirez tous deux à la nuit tombante vers sept heures du soir ; le chef peau-rouge est prévenu, il viendra au-devant de vous jusqu’à la cañada — ruisseau — des Lilas. Vous lui remettrez la péronnelle.

« C’est ainsi qu’elle nommait notre jeune maîtresse.

« — Il l’emmènera ; l’affaire est arrangée entre nous depuis hier.

« En effet, la veille, la comtesse de Casa-Real était demeurée absente pendant presque toute, la journée.

« — Elle deviendra la femme d’un chef indien, ajouta-t-elle en riant, elle n’aura pas à se plaindre. Puis vous reviendrez, et tout sera fini ; pour elle du moins.

— Oh ! pas de pitié pour toi, misérable femme ! s’écria le comte en jetant un regard de colère sur la comtesse qui n’avait pas changé de position. Continue, Yann.

— J’en avais entendu plus qu’il ne m’en fallait ; capitaine ; je quittai aussitôt mon observatoire, je me rendis en toute hâte au corral, je lassai mon cheval, je le sellai, je pris mes armes et je partis immédiatement sans dire, bien entendu, adieu à personne.

« J’avais mon idée, capitaine ; je ne savais pas, il est vrai, où se trouvait la cañada des Lilas, dont avait parlé la comtesse de Casa-Real, mais cela ne m’inquiétait guère ; j’étais bien sûr que le premier venu me l’indiquerait.

« Ce fut ce qui arriva en effet : un brave Yankee, que je rencontrai par hasard, me renseigna tout de suite.

« Je m’y rendis tout droit, et après avoir fouillé les environs et m’être ainsi bien assuré que j’étais bien seul, je me blottis dans un fourré et j’attendis.

« Je demeurai là assez longtemps, mon impatience était vive ; je craignais qu’ils n’eussent changé leur itinéraire, lorsque vers huit heures du soir j’entendis un bruit de chevaux ; il faisait clair encore, je regardai ; le comte de Mauclerc et Marcos Praya arrivaient ventre à terre, notre demoiselle était placée entre eux deux.

« Ils s’arrêtèrent presque en face de moi.

« — Il était temps ! dit le comte, en étendant le bras vers la forêt, voyez, Marcos, voilà notre homme qui arrive là-bas avec une dizaine de ses compagnons.

« Je tournai aussitôt les yeux dans la direction que le comte indiquait à son complice : c’était vrai, capitaine.

« — Descendez, mademoiselle, dit alors le comte de Mauclerc.

« Notre demoiselle Edmée obéit sans répondre une parole.

« Elle ne daignait pas leur parler.

« Je n’avais pas un instant à perdre si je voulais essayer de la sauver.

« Dès que je vis notre demoiselle à terre, mon sang ne fit qu’un tour, je m’élançai brusquement hors du buisson et je tirai deux coups de revolver sur les scélérats en criant en même temps de toutes mes forces :

« — À moi ! à moi ! comme si nous avions été plusieurs.

« Le comte de Mauclerc tomba comme une masse sur le sol, je lui avais traversé la cuisse près de la hanche.

« Quant au métis Marcos Praya, que malheureusement ma seconde balle n’avait fait qu’effleurer, le brigand n’attendit pas son reste, il tourna bride aussitôt et s’enfuit ventre à terre, croyant sans doute que j’étais une centaine d’hommes à moi tout seul.

« Vous comprenez bien, capitaine, que je ne m’occupai pas de lui, j’avais autre chose à faire pour le moment : je m’élançai au secours de notre demoiselle.


Passe-Partout était tombé à genoux devant la Cigale.

« En ce moment même, les Indiens arrivaient au triple galop.

« Je poussai un cri de joie, j’avais reconnu le chef qui galopait en avant de la troupe des guerriers :

« Le chef, c’était un ami, l’Épervier, le grand sachem des Sioux.

— L’Épervier, notre ami ! Oh ! alors elle est sauvée, je veux le voir, il faut que je lui rende grâces ! s’écria le comte de Warrens en proie à une émotion extrême. Où est-il ? Où est Edmée, ma chère Edmée ? Mon Dieu ! c’est un miracle !

— C’est ce que j’ai pensé aussi, capitaine ! foi de Breton ! Les Sioux sont campés à deux lieues d’ici tout au plus, dans la forêt ; ils n’osent pas trop s’approcher de la ville, vous comprenez, à cause des Yankees.

— C’est juste.

— Alors, ma foi, j’ai vu notre demoiselle si triste, que je me suis chargé de vous aller chercher, capitaine, et me voici.

— Merci, mon brave gars, reprit le comte ; tu es un vrai Breton ; souviens-toi, Yann Mareck que je suis ton débiteur, pour le service immense que tu viens de me rendre.

Toutes les mains se tendirent spontanément vers le digne garçon, honteux et heureux à la fois de tant d’honneur.

— Et Edmée ? reprit encore le comte de Warrens.

— Oh ! notre demoiselle est respectée et choyée comme une reine ; soyez tranquille, allez, capitaine. Je n’en dirai pas autant du comte de Mauclerc, par exemple ; même, je crois bien qu’il file un mauvais coton ; après cela, vous me direz peut-être qu’il ne l’a pas volé.

— Sa blessure est mauvaise ?

— S’il n’y avait que cela, capitaine, ce ne serait rien, reprit-il en hochant la tête d’un air entendu, non, non, c’est autre chose ! L’Épervier et ses guerriers sont furieux contre lui ; le chef a juré par le Wacondah… — il paraît que c’est son dieu, à cet homme… — qu’il lui réglerait son affaire, ainsi qu’à la comtesse s’il pouvait jamais réussir à mettre la main sur elle.

— Ah ! ah ! fit le comte de Warrens en jetant sur Mme  de Casa-Real un sourire d’une expression étrange…, très bien, mon gars ! voilà qui vaut mieux !

— Notre demoiselle a eu beau intercéder en faveur de son ennemi vaincu, c’est comme si elle avait chanté la complainte du cloareck de Machecoul ; les Peaux-Rouges n’entendent pas de cette oreille-là ; au moment où j’ai quitté le camp, d’après ce qui se faisait, je présume qu’on s’occupait de préparer le supplice du prisonnier…, et je crois bien aussi qu’il aura pas mal d’agrément, si je ne me suis trompé.

— À cheval, messieurs ! commanda le comte de Warrens, à cheval et en route ! Nous n’avons pas un instant à perdre. Tu nous guideras, n’est-ce pas, Yann ?

— Oui, capitaine.

— Aide Filoche à remettre la comtesse de Casa-Real sur son cheval.

Le Breton obéit.

— Eh ! vieux, elle a donc été pincée à la fin, la méchante bête, hein ? dit-il à Filoche. C’est pas malheureux. Nous a-t-elle assez fait courir après elle, hein ?

— Oui, mon fils, mais il faisait rudement chaud tout de même ! répondit celui-ci clignant de l’œil.

— Bon ! tu me conteras cela, n’est-ce pas ? Ça m’amusera. Pauvre femme ! ajouta-t-il ironiquement.

— Oui, parlons-en ; reprit Filoche en haussant dédaigneusement les épaules, avec cela qu’elle est aimable !… Scélérate, va !

On partit ventre à terre.

Une heure et demie après, on atteignait le camp des Sioux.

Les Sioux, au nombre d’une centaine environ, avaient établi leur campement dans une immense clairière de la forêt, sur le bord même du Rio Sacramento.

Au moment où arrivaient les Compagnons de la Lune, le comte de Mauclerc, dépouillé de tous ses vêtements et attaché, les bras étendus, au pied d’un arbre, de façon à ne pouvoir faire le plus léger mouvement, servait de but aux couteaux des féroces Peaux-Rouges, qui, avec une adresse infernale, s’appliquaient à ne lui faire que de légères mais douloureuses blessures.

Tandis que les aventuriers débouchaient au galop dans la clairière, ils l’entendirent qui s’écriait avec désespoir :

— Tuez-moi donc, bourreaux ! tuez-moi donc, lâches !

Son horrible supplice durait déjà depuis plus de trois heures.

Tout le corps du misérable n’était plus qu’une plaie hideuse.

L’Épervier, en apercevant les étrangers, laissa un instant le prisonnier et il s’élança, le visage riant, à leur rencontre, pour leur souhaiter joyeusement la bienvenue.

— Où est la jeune fille, chef ? lui demanda, après l’échange des premiers compliments, le comte de Warrens, qui ne voyait pas Edmée et qui ne cherchait qu’elle.

— L’Étoile-du-Matin est aussi bonne qu’elle est belle ! répondit sentencieusement le chef sioux, ce n’est pas une femme indienne ! la douleur de son ennemi lui fait mal, la vue du sang lui répugne. L’Épervier lui a fait construire par ses jeunes hommes un calli — hutte — à deux portées de flèche du camp, pour qu’elle n’entende pas les gémissements de ce chien peureux, ajouta-t-il avec un accent de mépris intraduisible, en désignant le misérable comte de Mauclerc.

— Je sais où est notre demoiselle, dit vivement le Breton ; si vous voulez, capitaine, je vais la prévenir.

— Va, mon gars, va, mais surtout retiens-la jusqu’à ce que tout soit terminé ici ; cet affreux spectacle lui ferait horreur.

— Soyez calme, capitaine. Je n’ai pas de goût non plus pour ces charcutages-là, moi, répondit le brave et dévoué Breton, avec un indicible accent de dégoût.

Et il disparut dans la forêt.

— Mes frères pâles s’assoieront au feu d’un chef et fumeront le calumet avec lui, dit le guerrier peau-rouge.

— Avec plaisir, chef ; vous nous faites honneur, répondit le comte.

— Que mes frères me suivent, reprit le sachent avec dignité.

— L’Épervier est un grand chef. N’abrègera-t-il pas le supplice de ce pauvre misérable ? demanda le comte de Warrens, en désignant d’un air de pitié, le comte de Mauclerc, qui poussait des hurlements de douleur et se tordait comme un serpent contre l’arbre auquel il était attachera la grande joie des Indiens.

— Qui ? ce chien poltron qui pleure lâchement au poteau de torture, comme une vieille femme comanche ? dit le guerrier sioux avec mépris ; non, non, il ne mourra pas avant ce soir, au coucher du soleil.

— Mais songez, chef, que ses tortures sont atroces.

— Il ne souffre pas assez encore pour tout le mal qu’il a fait et celui qu’il a voulu faire, dit sèchement le chef.

Le comte de Warrens comprit, à l’accent dont ces paroles étaient prononcées, qu’il était inutile d’insister.

Il se résigna.

Tout à coup le sachem sioux poussa un cri terrible ; l’Épervier venait d’apercevoir enfin la comtesse de Casa-Real, assise sur l’herbe et gardée par Filoche.

— Ah ! chienne ! s’écria-t-il d’une voix terrible en lui jetant un regard féroce, tu as donc osé venir dans mon camp ! Attends ! attends ! c’est le Wacondah qui t’a conduite ici !

Et avant que les aventuriers, muets de surprise, songeassent à le retenir, l’Épervier les quitta et s’élança vers le comte de Mauclerc avec la rapidité d’une antilope.

Le chef sioux saisit brutalement le prisonnier par sa chevelure, brandit deux ou trois fois son couteau autour de sa tête avec un ricanement sauvage, et soudain il le scalpa.

É cette épouvantable mutilation, le comte de Mauclerc poussa un cri de douleur horrible, cri auquel les guerriers sioux répondirent aussitôt par des hurlements de joie, et l’Épervier revint tout courant vers la comtesse de Casa-Real.

Le redoutable chef indien brandissait à la main, avec des ricanements sinistres, la chevelure sanglante du prisonnier.

Il s’arrêta à deux pas de la créole, fixa sur elle un regard d’une expression railleusement cruelle, et, au bout de quelques secondes, posant brusquement la main sur elle :

— Chienne des Visages-Pâles, s’écria le sachem, en secouant la malheureuse femme par les épaules, tiens, voilà le prix de tes crimes… L’Épervier est un chef puissant et redouté dans sa nation, il ne tue pas les femmes…, il les châtie sans les frapper… Tiens.

Et il lui jeta brusquement la chevelure sanglante au visage.

La misérable femme se leva toute droite, l’œil hagard, tout le corps agité de mouvements convulsifs ; ses traits se contractèrent d’une façon épouvantable.

Tout à coup elle éclata d’un rire strident, elle bondit en avant en s’emparant vivement de la chevelure fumante encore, elle la pressa sur sa poitrine en s’écriant d’une voix qui n’avait plus rien d’humain :

— Mon enfant ! ah ! le voilà, le voilà, c’est lui ; mon enfant !

Elle retomba alors accroupie sur l’herbe, et désormais insensible à tout ce qui se faisait autour d’elle, ne voyant, n’entendant plus rien, elle se mit à bercer cet horrible trophée, en chantonnant à demi-voix une de ces douces et mélancoliques chansons créoles avec lesquelles les femmes de ces pays endorment leurs nourrissons.

Les aventuriers, spectateurs impassibles jusque-là de cette scène horrible, poussèrent une exclamation d’horreur et se détournèrent presque avec épouvante.

La comtesse Hermosa de Casa-Real avait enfin reçu le châtiment terrible de tous ses crimes : elle était folle !

— Le Wacondah est juste, il l’a transportée dans la terre des Esprits ! dit le chef sioux avec stupeur.

— Ah ! s’écria le comte de Warrens en la regardant douloureusement, Dieu a trop puni cette malheureuse.

— Non, reprit le colonel, car elle ne souffre plus maintenant.

La folie de la comtesse la sauvait de la barbarie des Indiens.

Désormais, elle était sacrée pour les Peaux-Rouges, qui de même que les nations orientales, ceci est à remarquer, professent un respect instinctif pour les aliénés.

Le comte de Mauclerc était effroyable à voir ; il n’avait plus figure humaine ; les Indiens, excités par les tortures qu’ils lui infligeaient, s’acharnaient sur lui avec une rage infernale.

Le colonel Martial Renaud, le rude soldat, se sentit lui-même ému de pitié.

— Ce misérable souffre trop, murmura-t-il, ce supplice est effroyable ; il faut en finir et tromper la haine de ces démons.

En prononçant ces mots, il détacha un revolver de sa ceinture, l’arma, ajusta froidement le malheureux prisonnier, qui lui jeta un regard de reconnaissance et lui cria : Merci ! d’une voix déchirante, et il lui brûla la cervelle.

Les Indiens, dont la rage était ainsi trompée, n’osèrent cependant faire aucune observation, tant leur respect était grand pour leurs hôtes.

Le comte de Warrens, guidé par le chef sioux, quitta alors la clairière et se rendit au calli où Edmée de l’Estang l’attendait en compagnie du Breton.

En s’apercevant, les deux fiancés, par un mouvement tout instinctif, s’élancèrent dans les bras l’un de l’autre sans pouvoir prononcer une parole, puis ils fondirent en larmes.

Enfin ils étaient réunis !

L’ange gardien avait définitivement vaincu le mauvais ange.

Ils regagnèrent la clairière à petits pas, la main dans la main, brodant à qui mieux mieux sur ce thème, vieux comme le monde, et qui pourtant est toujours nouveau ; car il est l’expression la plus sublime de la félicité humaine : aimer, ce résumé de la vie tout entière.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans la clairière suivis de l’Épervier et de Yann Mareck, qui se sentaient attendris, malgré eux, à la vue d’un bonheur si vrai, toute trace de supplice avait été déjà soigneusement enlevée par les soins des Peaux-Rouges et sur la prière des aventuriers.

La comtesse de Casa-Real elle-même avait disparu.

Les Indiens l’avaient emmenée sous le couvert ; la malheureuse, inerte, domptée par la folie, s’était laissé conduire sans résistance.

Les aventuriers, pour faire honneur à l’hospitalité indienne, demeurèrent jusqu’au lendemain au lever du soleil dans le camp des Sioux, puis ils firent leurs adieux, remontèrent à cheval et reprirent le chemin de la ville.

La comtesse fut laissée au milieu des Indiens, pour qui elle était devenue digne de respect par sa folie.

Depuis lors on n’a plus entendu jamais parler d’elle.

Est-elle morte ? Est-elle vivante ? Nul ne saurait le dire.

Peut-être traîne-t-elle encore errante au milieu des déserts, à la suite de ses maîtres farouches, les restes de sa misérable existence !…

Dieu lui a-t-il pardonné ?

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Huit jours plus tard, au lever du soleil, le brick L’Éclaireur donnait, toutes voiles dehors, dans la passe de Golden-Gate, doublant majestueusement l’île d’Alcatraz.

Bientôt après, il n’apparaissait plus en haute mer que comme l’aile d’un alcyon se jouant gracieusement sur la lame.

L’Éclaireur emportait tous nos amis.

Ils venaient enfin d’accomplir la terrible mission que, à leur départ de Paris, leur avait confiée la Vente suprême.

Ils rapportaient, en outre, des trésors incalculables, abandonnant peut-être pour toujours les rives de la Californie.

Ils se dirigeaient, toutes voiles dehors, vers cette mystérieuse île d’Amsterdam située aux confins du monde, où ils étaient impatiemment attendus par les frères qui s’y étaient réunis de tous les points du globe.

Puis, ce devoir accompli, ils devaient retourner en France, à Paris, reprendre la tâche de régénération sociale, à laquelle ils s’étaient si généreusement dévoués.

Ici se termine le premier épisode de l’histoire que nous avons entrepris de conter à nos lecteurs, épisode qui n’est en réalité que le prologue de ce drame terrible que nous avons intitulé les Invisibles de Paris, et dont peut-être nous dirons dans un avenir prochain le dénoûment, si le lecteurs est intéressé à des personnages qui ne sont pas aussi fictifs qu’il le pourrait supposer.