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Les langues et les nationalités au Canada/5

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Le Canada avant la conquête anglaise


Autrefois, dans ce qui forme aujourd’hui le Canada, des tribus sauvages se promenaient, de l’est à l’ouest et du nord au sud. Leur idéal semble avoir consisté surtout à se piller, à se massacrer et à se détruire mutuellement, autant qu’elles en étaient capables. Avouons tout de suite que ce n’était pas ce qu’on peut imaginer de mieux en fait d’idéal politique et social.

Là dessus, au cours du XVIe siècle, les Français, remontant le Saint-Laurent, débarquèrent à Québec et à Montréal. Ils jouèrent bien aux sauvages quelques sales tours, que ceux-ci leur rendirent d’ailleurs avec usure. Mais, à part cela, les choses se passèrent aussi bien, et même beaucoup mieux, qu’elles n’ont l’habitude de se passer entre envahisseurs et envahis. Et même, avec un peu de bonne volonté, on peut dire que les difficultés du début vinrent de ce que Français et Sauvages ne se connaissaient pas et ne se comprenaient pas. Quelques années plus tard, les Français auraient certainement trouvé moyen d’aplanir les difficultés entre les Hurons, les Algonquins et les Iroquois, sans se mettre ceux-ci à dos comme ils le firent.

Quand, sous la conduite de La Vérandrye et de ses fils, les Français s’en vinrent explorer les immenses plaines de l’Ouest et les forêts du Nord, ils avaient appris à connaître les Sauvages et savaient comment s’y prendre pour en venir à bout. La Vérandrye et ses compagnons conquirent la sympathie des Sauvages par leur courtoisie, leur loyauté et leur bonne humeur ; ils surent ménager ce qu’il y avait de respectable dans les us et coutumes de ces pauvres nomades, auxquels ils inspirèrent l’amour de la langue française, en apprenant eux-mêmes les langues des différentes peuplades au milieu desquelles ils s’établissaient. De sorte que, bien vite, la langue française servit de langue de communication, même d’une tribu à l’autre.

L’amitié que toutes les tribus professaient pour les Français, sans arrêter complètement les guerres sanglantes et cruelles qu’elles se faisaient les unes aux autres, servit cependant à les rendre moins fréquentes, et l’intervention des Canadiens et surtout des Métis français mit souvent fin à des luttes séculaires. Nous en trouvons un exemple frappant dans le Nord de la Saskatchewan. Là, depuis des siècles, les tribus Dénés, dites montagnaises, soutenaient contre les Cris des bois et les Maskégons des luttes aussi acharnées et aussi impitoyables que celles soutenues par les Cris de prairie contre les Pieds-Noirs et par les Sauteux contre les Sioux.

Or, dès les premiers temps de l’établissement des Français sur la rivière Saskatchewan, qu’ils appelèrent rivière du Pas, — et je ne vois pas pourquoi on a changé ce nom en celui de Saskatchewan, nom barbare, qui n’existe dans aucune langue, — dès les premiers temps de leur établissement, donc, La Vérandrye et ses compagnons, ayant contracté amitié avec les chefs Cris et Montagnais, les réunirent et leur firent conclure un traité de paix dont ils se portèrent eux-mêmes garants. À quelque temps de là, un parti de Cris, civilisés à la moderne et partisans du principe des chiffons de papier, surprenait un camp de Montagnais se reposant sans défiance sur la foi des traités et en massacrait tous les habitants, y compris deux Français qui se trouvaient là. Ce déplorable incident allait sans aucun doute rallumer la guerre entre les deux peuples, n’eût été l’intervention énergique du commandant français, qui, ayant fait saisir et exécuter les trois auteurs responsables de ce coup de main, fit comprendre aux Cris qu’on ne se jouait pas impunément d’une parole donnée au nom de la France et persuada aux Montagnais de se contenter du châtiment qu’il avait infligé à la perfidie de leurs ennemis. Depuis ce temps-là, la paix n’a pas été troublée entre les deux nations.

Cet acte de justice et d’énergie, dont la renommée se répandit rapidement dans toutes les tribus Dénés, étendit l’influence des Français jusqu’aux extrémités les plus reculées du Nord, et leur permit de s’établir sans difficultés parmi les différentes tribus des Mangeurs de Caribous, Castors, Plats côtés de Chiens, Loucheux, Peaux de Lièvres, etc…, jusqu’au fond de l’Athabaska et sur la rivière Mackenzie, qui, alors, ne s’appelait pas Mackenzie, naturellement. Les récits des anciens sauvages nous les montrent usant de leur influence pour réprimer l’humeur batailleuse et la naturelle férocité de ces diverses tribus, qui, bien que de commune origine Déné, n’en étaient pas moins en état d’hostilité continuelle les unes à l’égard des autres.

Bien plus, ces Canadiens, perdus au fond des forêts du Nord et dont la plupart n’avaient point vu de prêtre depuis leur départ de Québec, n’oublièrent point leur religion. Au milieu des Sauvages idolâtres, ils observaient fidèlement le repos dominical, l’abstinence du vendredi, les jeûnes du carême ; ils faisaient leur prière, le matin et le soir et, bien souvent, profitaient de l’étonnement que ces pratiques causaient aux Sauvages pour leur expliquer les principes élémentaires de la religion chrétienne. Par là, ils excitèrent d’abord leur curiosité, puis leur inspirèrent le désir de voir des prêtres venir les instruire plus à fond de la religion des Français. C’est cette influence des premiers Canadiens venus dans le Nord qui explique, en grande partie, la facilité avec laquelle les tribus Dénés embrassèrent la religion catholique, dès la venue des premiers missionnaires. L’amour de la France les avait amenés à l’amour de la religion catholique. Dans l’esprit des Sauvages, les idées de Français et de catholiques sont tellement unies que, dans la langue montagnaise : Nare oltinen yatriye signifie également : la langue française ou la religion catholique ; de même que Dhèottinen yatriye, signifie : la langue anglaise ou la religion protestante, ou encore, la religion des blancs qui n’en ont point du tout. Car, si les Sauvages peuvent difficilement se figurer un Français qui ne soit pas bon catholique, ce qui est tout à l’honneur des premiers Français venus dans le pays, ils regardent, par contre, comme un phénomène tout à fait extraordinaire un Anglais qui respecte les principes de la morale et qui observe quelques pratiques religieuses ; ce qui ne fait pas précisément l’éloge de la généralité des Anglais avec lesquels ils ont été en rapports jusqu’à ce jour.

Ces postes français, établis jusqu’aux extrémités les plus reculées du Nord, eurent donc une très grande et très heureuse influence sur les mœurs et la mentalité des Sauvages. Mais, ce n’en étaient pas moins des postes isolés, où les Français étaient très peu nombreux. Dans les immenses plaines qui forment aujourd’hui le Manitoba et la Saskatchewan, il semble que leurs établissements aient été plus denses. Là aussi ils se mêlèrent aux diverses tribus sauvages. Mais, dès la fin du XVIIIe siècle, leurs descendants, connus sous le nom de Métis ou de Bois-Brûlés, tout en ayant de nombreux représentants disséminés dans les diverses tribus, étaient assez nombreux pour former une nation distincte, sur les bords de la Rivière Rouge, au point d’intersection des territoires des Algonquins, des Cris, des Sauteux et des Sioux.

Il va sans dire que les établissements français étaient encore plus nombreux à l’est des grands lacs, dans ce qui forme aujourd’hui le territoire de la province d’Ontario. S’il en est resté moins de traces, c’est que, ces territoires étant le point par où se produisaient toujours les invasions des Anglais de la Nouvelle-Angleterre, les établissements français y ont été détruits pour la plupart et que leurs occupants, moins éloignés de Québec que leurs frères de l’ouest, ont pu s’y replier plus facilement après la conquête anglaise, abandonnant les ruines de leurs établissements aux soi-disant loyalistes qui vinrent s’établir là après la révolte des colonies américaines, ainsi que nous le dirons dans le chapitre suivant. C’est ce qui explique l’apparente anomalie de la persistance de l’influence française dans l’Ouest séparé cependant de Québec par tout le territoire anglifié de l’Ontario.