Les langues et les nationalités au Canada/6

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Après la conquête


Après la cession du Canada à l’Angleterre, chacun connaît ce que, en dépit des clauses du traité, l’on tenta pour faire perdre aux Canadiens-français leur langue et leur religion. Il faut reconnaître, d’ailleurs, que ces tentatives venaient moins de l’initiative du gouvernement de Londres que des suggestions et même de la pression exercée sur lui par les colons de la Nouvelle-Angleterre, qui, depuis le commencement des deux colonies, s’étaient toujours distingués par leur francophobie et leur intolérance religieuse. Heureusement, pour la tranquillité des Canadiens, quelques années après la cession leurs persécuteurs se révoltèrent contre l’Angleterre. Ils tâchèrent même d’entraîner le Canada dans leur révolte.

À ce moment, j’imagine que l’état d’esprit des Canadiens-français dût être singulièrement complexe. Leur annexion à l’Angleterre était trop récente pour qu’il pût être question d’une allégeance d’amour ou même de sympathie à la couronne britannique. Les guerres sanglantes, qui s’étaient terminées par leur défaite définitive, étaient trop récentes pour qu’elles n’aient pas laissé au fond de l’âme de tout Canadien un sentiment de rancune et un désir de vengeance. Se joindre aux révoltés de la Nouvelle-Angleterre et secouer le joug d’Albion devait donc être pour eux une bien forte tentation. Mais, d’un autre côté, ces révoltés, c’étaient les Bostonnais, c’est-à-dire, ceux qui avaient toujours été leurs plus implacables ennemis, les bourreaux de leurs frères de l’Acadie, ceux qui, en somme, étaient responsables de la conquête du Canada par l’Angleterre. Secouer le joug britannique devait être bien tentant, pour les Canadiens-français de 1774, mais se joindre aux Bostonnais n’était pas très encourageant et se mettre à la merci des bourreaux de l’Acadie devait sembler une aventure assez dangereuse.

Les gouvernants de Londres eurent la sagesse de comprendre la situation et, se rendant compte des sentiments contradictoires qui s’agitaient dans l’esprit des Canadiens-français, ils en profitèrent pour les confirmer dans tous leurs droits, au point de vue de leur langue et de leur religion. Cette largeur de vue du gouvernement anglais, jointe aux sages conseils du clergé français, qui, dans ces délicates circonstances, ne cessa de prêcher la soumission à l’autorité légitimement établie, fit cesser les hésitations des Canadiens-français. Ils restèrent sourds aux propositions des révoltés ; ils résistèrent même à l’appel de beaucoup de leurs anciens officiers, qui, retournés en France après la cession du Canada, avaient repassé les mers pour se venger de l’Angleterre en aidant les colons révoltés d’Amérique. C’est ainsi que l’amour de la langue française et la fidélité aux principes de la religion catholique conservèrent le Canada à l’Angleterre.

Ce furent encore le même amour et les mêmes principes qui guidèrent les Canadiens-français, lorsque, quelques années plus tard, les troupes américaines envahirent le Canada. Cette fois, ils ne se contentèrent pas de rester passifs : ils se joignirent résolument à l’armée anglaise d’occupation pour repousser l’envahisseur. Sans eux, il est indubitable que le Canada aurait été conquis par les États-Unis dans ces deux occasions. Voilà des faits que messieurs les Orangistes feraient bien de se rappeler, ou d’apprendre, s’ils ne les savent pas, avant de crier au déloyalisme des Canadiens-français et au danger de la domination de Rome.

La révolte des colonies de la Nouvelle-Angleterre eut donc l’heureux résultat, d’une part, d’inspirer au gouvernement anglais de traiter les Canadiens-français avec plus d’équité, et de l’autre, d’inspirer à ceux-ci un sincère loyalisme envers la couronne britannique. Mais elle eut, par contre, le fâcheux résultat d’imposer aux Canadiens-français un bien désagréable voisinage.

En effet, après la proclamation de l’indépendance américaine, beaucoup de colons de la Nouvelle-Angleterre, sous prétexte de loyalisme à la couronne d’Angleterre, vinrent s’établir au Canada. Ils se fixèrent surtout dans le Haut-Canada, où les établissements français avaient été ruinés pendant les dernières guerres ; et, comme c’étaient surtout des établissements militaires, les Canadiens-français les avaient à peu près complètement, abandonnés depuis la cession, ainsi que nous l’avons dit dans l’article précédent. De la sorte, entre le Bas-Canada et le lointain Nord-Ouest, il s’établit un barrage de population à peu près complètement anglaise, au milieu de laquelle il resta cependant toujours quelques centres de population française.

Or, parmi les nouveaux colons du Haut-Canada, quelques-uns étaient, sans doute, amenés là par un louable sentiment de loyalisme et de fidélité à leur roi. Mais la plupart étaient poussés par des sentiments beaucoup moins nobles. Les ambitions déçues, les rancunes et les jalousies politiques, la nécessité de se mettre à l’abri de vengeances excitées par des actes plus ou moins avouables commis pendant les dix années que dura la guerre de l’indépendance américaine, tels furent incontestablement les motifs qui déterminèrent beaucoup des nouveaux immigrants à quitter le territoire de l’union américaine pour se fixer au Canada.

Quels que fussent d’ailleurs les motifs qui les déterminèrent à y venir, presque tous y arrivèrent avec l’ancien esprit bostonnais dans toute sa plénitude. Bostonnais ils étaient, Bostonnais ils sont restés, jusqu’à aujourd’hui.

Quelques États de l’union américaine gardent encore, eux aussi, de trop nombreuses traces de ce Bostonnisme étroit et rétrograde, dans leurs législations locales. Mais, d’abord, la fraternité d’armes avec les gentilshommes français pendant la guerre de l’Indépendance, puis la nécessité de s’instruire un peu de ce qui se passe dans le reste du monde pour pouvoir entretenir des relations diplomatiques avec les nations étrangères, ont obligé les autorités fédérales des États-Unis à se départir un peu de cette étroitesse d’esprit.

Mais nos Bostonnais du Canada, cantonnés obstinément dans leur Bostonnisme, n’ont rien appris et ne veulent rien apprendre. Ils ne peuvent pas se persuader que le monde ait marché depuis le temps de la guerre de Cent ans ou des guerres de religion. Aussi, ne leur dites pas que nous sommes en 1916, que la France et l’Angleterre, étroitement alliées, combattent côte à côte le même ennemi, que depuis un siècle et demi les Franco-Canadiens sont, autant qu’eux-mêmes de loyaux sujets de la couronne britannique, ils vous répondront que nous sommes tout au plus au XVIe siècle, et que le « Frenchman » est toujours le seul et unique ennemi que tout, bon Anglais doit s’efforcer de combattre et d’exterminer, par tous les moyens. En dehors de là, ils ne comprennent rien à la politique.

N’allez pas non plus vous aviser de leur insinuer que, en ce XXe siècle, la multiplicité des relations a rendu nécessaire la tolérance mutuelle au point de vue religieux ; que le Pape ne possède plus qu’un pouvoir spirituel et moral, dont il ne se sert que pour promouvoir la paix et la bonne entente entre les diverses branches de la société, et qu’il ne peut par conséquent porter ombrage à aucun pouvoir politique : ils ne vous comprendront pas. Ils s’imaginent que le Pape est toujours Jules II, revêtu de sa cuirasse, et menace d’envahir le Canada à la tête d’une nombreuse armée. Combattre le papisme et la « foreign domination », c’est à cela que, pour eux, se réduit toute la question religieuse.

Avec cela, au point de vue de l’histoire et des connaissances générales, ils sont, naturellement, d’une ignorance à faire rougir le dernier écolier de la dernière école d’Angleterre ou de France, et d’une dureté d’entendement à rendre des points au plus boche des Boches de Poméranie. Aussi, n’essayez pas de leur faire comprendre que les choses peuvent se passer autrement ailleurs qu’elles ne se passent dans leur petit village ontarien, et n’en être pas plus mal pour cela : vous achèveriez de perdre leur estime et ils vous tiendraient pour un « short minded Frenchman ».

N’essayez pas non plus de leur faire comprendre que, dans un pays comme le Canada, il est du devoir de chacun de promouvoir l’union et la bonne entente entre les différentes races qui sont appelées à y vivre côte à côte : ils vous prendraient pour un révolutionnaire ; le trouble et la discorde étant, d’après eux, le seul état normal d’une société bien organisée. Témoin, ce rédacteur de l’Orange Sentinel qui, ayant récemment découvert le Nouveau-Brunswick, s’aperçut avec horreur que les citoyens y vivaient en paix les uns avec les autres. Depuis ce temps-là, il cherche dans tout l’Ontario un Bostonnais de bonne volonté pour aller semer le trouble et la discorde dans ce pays arriéré.

Vous criez bien fort, Messieurs les Orangistes, que vous êtes plus loyaux à l’Angleterre que les Canadiens-français. Où faut-il aller chercher les preuves de votre loyalisme ? Dans les vieilles rosses que vous avez si généreusement vendues aux officiers de la remonte canadienne, au commencement de la guerre ? Dans l’empressement que vous mettez à faire des cent pour cent de profit sur toute commande militaire qui peut vous tomber entre les mains ? Où dans les cris de paon que vous poussez pour faire enrôler les Canadiens-français tout en restant tranquillement chez vous, selon votre bonne habitude ? Pour savoir si les Canadiens-français font leur devoir ou ne le font pas, voyez-vous, il faudrait aller au front. Et, jusqu’ici, vous m’avez l’air d’éviter très soigneusement ces parages dangereux.

Je reconnais d’ailleurs que ce Bostonnisme étroit n’est pas général parmi la population de l’Ontario. Jusqu’à ces dernières années, les dirigeants de cette province avaient même eu l’intelligence de s’en affranchir à peu près complètement. Et, s’il n’a jamais cessé de bouillonner dans les bas-fonds de la population, parmi les représentants du pays il ne trouvait pour s’exprimer que la voix de quelques fanatiques isolés ; il ne pouvait guère s’étaler que dans les colonnes du Globe et de l’Empire, et encore, à jets intermittents. Pour le trouver à l’état chronique, il fallait descendre dans les cavernes profondes où se rédige l’Orange Sentinel.

Mais, depuis quelque temps, il s’étale en colonnes baveuses, sur presque toutes les feuilles anglaises du pays ; il domine dans les législatures de l’Ontario et du Manitoba, et le gouvernement fédéral lui-même en est sérieusement atteint. Ce qui n’est pas précisément un signe que l’union nationale est sur le point de devenir un fait accompli au Canada.