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Les loisirs du chevalier d'Éon/1/Discours préliminaire

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DICOURS

PRÉLIMINAIRE.


UN sage de la Chine a dit, « Si tu composes quelque ouvrage, ne le montre qu’à tes amis, crains le public & tes confrères ; car on falsifiera, on empoisonnera ce que tu auras fait. La calomnie, qui a cent trompettes, les fera sonner pour te perdre, tandis que la vérité, qui est muette, restera auprès de toi.

La sagesse de ce conseil & l’expérience que j’en ai fait moi-même, en voyant la subtilité avec laquelle cette calomnie, depuis mes disgrâces, a versé son poison sur mes ouvrages & sur ma personne, seroient très capables de m’intimider, si mon cœur connoissoit les sentimens de la crainte : mais le ciel m’a heureusement doué d’une portion de cet esprit mâle qui devoit m’être nécessaire.

Dès ma jeunesse j’ai été un enfant de calamités, mais j’ai combattu le sort qui m’attaquoit ; & si je m’en fuis rendu vainqueur, en foulant aux pieds les traits qu’il me lançoit, c’est le travail qui m’en a donné la force. Toute ma vie a été une occupation continuée, dans laquelle je cherchois moins les moyens de fonder ma fortune particulière, que ceux de me rendre utile à mes concitoyens. Une pareille entreprise devoit naturellement m’exposer en vue, en falloit-il davantage pour faire naître l’opposition & irriter la méchanceté des hommes ? Il y a des tems & des circonstances où les vertus, même éminentes, sont sujettes à des jugemens sinistres, & qui peuvent faire douter si une réputation favorable n’est pas fouvent plus à redouter qu’une mauvaise.

Je n’entrerai point dans le détail des effets funestes que produisent ces contradictions, quoique nul siècle ne puisse les regarder avec indifférence. Elles existent, on ne peut les empêcher, il faut les braver.

Les gens sensés murmurent vainement du peu de bien qui se fait dans les états ; qu’ils réfléchissent que ce bien a peine à surmonter les obstacles qu’on lui oppose, que la vertu ne semble avoir d’éclat que pour offenser d’avantage les yeux des lâches & des méchans, que nos oreilles sont continuellement frappées des gémissemens du vertueux opprimé ou des ris immodérés du scélérat heureux, que le mérite des particuliers est contraint, pour n’être pas attéré, d’implorer le secours des loix ou des mœurs, & que le mépris des unes & la corruption des autres le laissent, le plus souvent exposé à l’injustice de la persécution : alors en philosophes éclairés, ils s’étonneront bien davantage de ce qu’il se trouve encore quelqu’un qui ait le courage de faire le bien. Caton cinquante fois accusé & autant de fois absous en est un exemple frappant, dont j’ai tiré les plus douces consolations.

Pourquoi me plaindrois-je donc, si je n’ai pas obtenu ce que la fortune paroissoit à la veille de m’accorder ? Ce n’est qu’un de ces coups de la providence, qui décide à son gré du bonheur ou du malheur des hommes. En m’y soumettant, je ne jette les yeux que sur les causes secondes, & j’en accuse alors certains particuliers accrédités, qui m’ont fait voir combien il est dangereux d’avoir raison dans les choses où des hommes puissans ont réellement tort. J’en ai tiré cette importante maxime, que les meilleurs services & les plus grandes actions faites pour l’honneur & l’avantage de la patrie, procurent à peine un véritable ami, tandis qu’un seul acte contre une certaine espèce de ministres nous attire une foule d’ennemis. L’empreinte de la disgrâce effraie dès lors tout ce qui vous approche. L’ami oublie presque toujours le souvenir des bienfaits, tandis que les ennemis ne perdent jamais de vue leur vengeance.

Je connoissois ces vicissitudes spécialement attachées à la carrière pour laquelle je semblois destiné : aussi m’y fuis-je toujours préparé. Si la fortune m’a quelquefois caressé, j’ai songé à l’inconstance de ses faveurs ; & lorsqu’elle m’a rebuté, mon âme n’en a point été abattue. Quelqu’ait été son acharnement, j’ai taché de lever un front plus haut qu’elle ; & semblable au chameau qui traverse les déserts arides de l’Arabie, j’ai soutenu, sans succomber, la faim, la soif, la chaleur & le froid de la cour & des climats. Instruit que l’adversité exerce la patience & le courage, qu’elle seule peut faire paroître le héros qui y résiste rarement lui-même sans un secours divin, je l’ai vue sans effroi m’assaillir de toutes parts, j’y ai opposé la constance & ma fermeté m’a sauvé. Le travail, en éclairant mon esprit, a affermi mon cœur.

Les efforts qu’on a faits pour obscurcir la vérité que traçoit ma plume, semblent lui avoir donné un nouvel éclat, & sa voix, du sein même de l’oppression, ne s’est fait entendre que d’une façon plus victorieuse. C’est ainsi que l’homme apprend par les souffrances, à marcher seul, à se conduire lui-même & à gouverner les autres.

Sans prétendre au dernier avantage, j’ai voulu obtenir les autres qui m’étoient personellement utiles : tout pour cela doit servir de leçon à l’homme réfléchissant. Le passé m’avoit fourni des modèles de diverses espèces & une attention sérieuse pouvoit seule me les faire mettre à profit. J’ai cru, en conséquence, ne pouvoir mieux employer les loisirs de mon exil dans le pays de la liberté, qu’en m’ocuppant des diverses matières intéressantes à l’administration des états, que je me suis proposé de traiter successivement. En m’instruisant moi-même, je puis ainsi devenir utile à plusieurs de mes contemporains qui, employés dans le ministère, mènent néanmoins une vie plus active que passive, & sont plus occupés de l’expédition des affaires courantes, que des moyens de s’instruire à fonds sur les matières qu’ils traitent. Il en est, je le sais, qui nés avec un esprit borné ont cependant beaucoup de routine des affaires, & cette routine supplée à l’esprit dans une infinité d’occasions : mais est-ce assez pour en faire des gens réellement & invariablement utiles à l’état ? C’est donc leur rendre service & à ceux dont le salut est entre leurs mains, que de leur faciliter les moyens d’envisager ce qui sembloit fait pour leur échaper toujours. Tel est mon but : je n’impute point mes malheurs à mes compatriotes, pourquoi les priverois-je du fruit de mes veilles ? Dans l’impossibilité où des ministres préoccupés m’ont mis d’être aussi utile que je l’aurois désiré à mon roi & à ma patrie, je me console en instituant en quelque sorte le public héritier & légataire de mes richesses littéraires & politiques.

Le titre de mon ouvrage embrasse tant de sujets différens que, s’il falloit faire une dissertation préliminaire sur chacun, la préface deviendroit presqu’aussi longue que l’ouvrage. Le titre annonce suffisament que c’est une union de matériaux sur toutes fortes d’objets concernant l’administration publique, rassemblés à la hâte pendant le cours de mes voyages & de mes occupations politiques, que j’ai tâché de mettre en œuvre avec le plus de soin que j’ai pu pendant mes loisirs souvent fort agités en Angleterre. Il m’est permis de les confier au public sans manquer à la fidélité que j’ai vouée à ma patrie, ni aux égards que je dois aux puissances étrangères, auprès desquelles j’ai été employé.

Dans le dernier siècle on étoit encore dans l’ancien préjugé, & l’on croyoit qu’il y a dans l’administration des mystères politiques qu’il ne faut pas révéler : mais les connoissances humaines sont heureusement parvenues au point, qu’on s’apperçoit facilement qu’il n’y a plus de mystères, & que toute la politique des potentats consiste à être riches & à entretenir de bonnes armées. D’ailleurs l’intérêt des princes ou des nations doit se réduire à deux principes, savoir, l’intérêt vrai & l’imaginaire. Celui-ci se trouve, lorsque le prince met son bonheur & celui de son peuple dans des choses, qui ne peuvent s’exécuter qu’au préjudice des autres nations, qui ont un intérêt sensible à s’y opposer. L’intérêt vrai, est ou variable ou invariable. Ce dernier consiste dans la situation du pays, sa qualité & l’inclination naturelle des habitans : au lieu que le premier se détermine sur les dispositions des états voisins, l’accroissement ou la diminution de leurs forces.

De ces principes, il suit que, suivant le discernement des rois guidés par leurs ministres, les états foibles deviennent puissans & les puissans deviennent foibles. Après la mort d’Edouard III, vainqueur de la France & après celle de Charles V son restaurateur, on vit bien que la supériorité d’une nation ne dépend que de ceux qui la conduisent. Il n’y a que des ministres ignorans ou bien malheureux, qui puissent rejetter sur la fatalité inconcevable du sort, les fautes de leur mauvaise administration. Ce sort peut bien influer sur le bonheur ou le malheur d’un particulier isolé, mais jamais il n’aura seul ce pouvoir sur celui d’un grand empire, à moins que la nature & les élémens déchaînés ne conspirent à l’envi pour opérer sa destruction. Le ministre qui y cède, est comme un pilote qui abandonne le gouvernail que la tempête force dans sa main, il obéit sans crime à la nécessité : mais ces cas sont rares, &, dans tout autre, il est également responsable du mal qu’il commet & du bien qu’il ne fait pas. C’est pour le persuader de ces vérités importantes que, d’une main impartiale, je vais arracher le bandeau, dont depuis longtems la mauvaise politique cherche à se couvrir. Quelle variété de sujets, qui, loin de déplaire aux potentats, doivent mériter leur attention.

Mon dessein n’est pas de m’astreindre à traiter à fonds ni dans un ordre méthodique toutes les matières diverses que le titre de l’ouvrage annonce : ce seroit une entreprise au-dessus de mes forces. Il y en a que j’aime mieux indiquer qu’examiner, parcourir qu’approfondir : d’ailleurs je ne puis renfermer ni contraindre mes loisirs dans un ordre si didactique : enfants de mon désœuvrement ou de mes caprices, ils suivront l’impulsion de la liberté qui leur a donné naissance.

Le but que je me fuis proposé étant moins de me donner dans le monde pour un auteur, que pour un homme utile au public, je n’ai fait aucune difficulté de m’approprier ce qui m’a paru le mieux convenir à mon sujet dans les divers ouvrages que j’ai lus. Je les cite quelquefois, d’autres fois je ne les cite pas ; & souvent même il me seroit impossible de dire d’après quel auteur j’ai pensé ou écrit, parce que, n’ayant originairement fait mes lectures & mes extraits que pour mon instruction particulière, je n’aurois jamais songé à en composer un ouvrage suivi, sans l’espèce d’inaction où je me trouve à Londres depuis plusieurs années.

J’ai traité chaque matière sous des titres différens, & j’ai réuni ce qui peut établir l’origine & l’état présent de chaque chose, de façon que, par la conjonction des parties détachées, le tout obtienne une sorte de consistance.

Comme l’objet que j’ai principalement en vue est la réforme des abus & des vices qui, par succession de tems, se sont introduits dans diverses parties de l’administration & principalement des finances, j’indiquerai sur chacune les moyens qui me paroissent les plus propres à produire cet effet. Je ne serai point arrêté par le principe erroné qui prétend que la coutume donne aux abus le caractère sacré des loix. Rejetton de la sottise ou même de la folie, il est du domaine du public & il doit en juger. Je veux donc, dira-t-on, frayer des routes inconnues à tant de grands hommes qui m’ont précédé dans l’étude des intérêts des princes ? Sans doute, si je le puis, je le dois. Ils ont travaillé pour leur siècle, & je le fais pour le mien. Je sais que l’accusation de nouveauté est d’une terrible conséquence auprès de ceux qui, jugeant de la tête des hommes comme de leurs perruques par l’autorité de la mode, ne peuvent reconnoître aucunes doctrines pour vraies, que celles qui sont déjà reçues dans le monde.

Comme on apprend à chanter, à danser,
Les gens du monde apprennent à penser.

Voltaire.

Les opinions nouvelles font toujours suspectes & combattues ordinairement par cette seule raison qu’elles ne sont pas communément établies : mais la vérité est semblable à l’or qui n’est pas moins or pour avoir été nouvellement tiré de la mine. C’est l’examen, c’est la coupelle qui doit en fixer la valeur & non une certaine forme ancienne ; & quoiqu’il n’ait pas encore cours en vertu d’une empreinte publique, il n’est pas moins de bon alloi. Telle est la vérité, aussi ancienne que la nature, elle tire son crédit de son essence & non du tems où elle se manifeste. Les gouvernemens sont comme les hommes, ils se forment tard. Ils doivent être parvenus avec le tems à une force essentielle & relative, pour qu’on puisse espérer de les perfectionner : & celui qui entreprend cet ouvrage s’éloigne, loin, de s’approcher du but qu’il se propose, s’il s’arme d’une critique amère contre ceux qu’il entreprend d’éclairer.

Je ne profiterai donc point de la facilité que j’aurois à prouver que, depuis plus de huit cents ans, dans un grand état voisin de celui ou j’écris, les ministres ont la plupart travaillé successivement, sans le vouloir, à ruiner cet empire, & n’en ont pu encore venir à bout ; parce que la nation est un grand corps robuste, situé au milieu de l’Europe, qui se soutient par sa propre force ; parce que les individus de cet ensemble, (qui sont, selon mon opinion, les plus jolies & les plus aimables créatures que le ciel ait formées dans sa bonne humeur,) semblables à ces figures de porcelaine qui, grâces au plomb dont leur pied est garni, se meuvent dans leur équilibre, peuvent bien être, renversées mais se relèvent toujours par leur élasticité & leur contrepoids.

Je ne prouverai pas que la seule opération admirable de leurs chefs a été de renverser à gauche le char des finances qu’ils avaient trouvé culbuté à droite. Il faut peu de réflexions pour connoître qu’aucun de leurs ministres, depuis huit cents ans, n’a encore pu dresser ce fameux char sur ses quatre roues pour le faire marcher d’un pas égal. Le grand Sully, l’immortel Colbert & quelques autres ne sont point compris dans ce rang, il est vrai : mais leur règne, tel long qu’il ait été, ne fait pas asez de sensation dans le système général, pour qu’on puisse m’opposer les effets de leur génie trop peu commun. Mon intention n’est ni de blâmer ni de louer à outrance, quoique je sache qu’il y a tel pays qui exige qu’on en soit à trois cents milles pour lui dire des vérités utiles. Lors donc que, dans le cours de cet ouvrage, je me verrai forcé d’attaquer certains systèmes, je n’entens ni censurer les personnes qui y ont eu part, ni jetter des soupçons sur leur droiture. Le seul but que je me propose est de préserver la postérité des malheurs, dans lesquels le défaut de réflexion & la précipitation font souvent tomber ceux qui ont part à l’administration des grands états.

Si un principal ministre avoit un génie étendu & l’amour de la vertu, il ne s’attacheroit à rien de médiocre. On verroit en lui les sentimens généreux d’une âme noble qui ne conçoit rien que de grand, d’un cœur désintéressé qui s’oublie sans cesse, d’un philosophe qui ne se borne ni à soi, ni à sa nation, ni à aucune chose particulière, mais qui rappelle tout au bien commun du genre humain & le genre humain à l’être suprême. Il rétabliroit l’ordre & la discipline dans toutes les loix : dès-lors la vérité triompheroit du mensonge, la candeur & la charité détruiroient l’artifice & la dissimulation ; l’avarice & le luxe seroient également réprimés, vices qui, tout opposés qu’ils sont, ne laissent pas de se trouver réunis dans un état. Politiques d’un jour, nous avons tout réduit en calcul, nous ne parlons pas des mœurs qui sont le ressort principal d’un état, la vie & l’âme des loix.

Qui peut ignorer que, dans un gouvernement, les vices marchent de pair avec les mœurs, & que quand ils ont obtenu un certain degré de force, ils ne gardent plus de mesures, & ne se peuvent borner ? Leur progrès ressemble à celui des corps qui roulent dans un précipice, rien ne les arrête que leur propre chute : mais la vertu dans un état, ainsi que dans la vie d’un particulier, peut se comparer à un cube, en ce qu’elle résiste par la fermeté de sa base, à toutes les révolutions des empires & de la fortune. En s’accommodant aux différens états de la vie, elle tient l’esprit dans une liberté incorruptible, elle est contente d’elle-même & propre à tout par elle-même.

Le bonheur d’être vertueux peut bien venir quelquefois de la nature : mais le mérite de l’être ne peut se devoir qu’à la raison ou à la considération qu’un état lui accorde. Malheureusement l’homme le plus vertueux, qui entre dans le ministère, perd en peu de tems l’idée des vertus sociales, chrétiennes & morales. Le mensonge, la calomnie & l’iniquité semblent, par une fatalité inconcevable, constituer l’essence d’un ministre monarchique & bien plus encore celle d’un ministre despotique. Dans une république, quoique la nature humaine soit la même, si le ministre paroît plus vertueux, c’est que la nécessité d’obéir aux loix l’y contraint, & que sa conduite toujours éclairée, lui fait redouter la censure des patriotes, de ses rivaux ou de ses ennemis.

Il y a ce mal, si j’ose le dire, dans les gouvernemens monarchiques & même aristocratiques, que presque tous ceux qui ont part aux affaires s’imaginent que les avantages de leur éducation peuvent suffire, & qu’avec eux ils ont la probité, la science, la prudence & tout le mérite nécessaire pour gouverner seuls. Cette persuafion les empêche ou de rechercher des avis, ou de se rendre à ceux que les plus habiles gens leur proposent. Leur rang les éblouït, & tout ce qui ne peut s’élancer dans leur sphère, semble indigne de leur attention. Un homme d’esprit, tel que Voltaire par exemple, n’est jamais un simple citoyen, mais un vrai magistrat, lorsqu’un ignorant élevé aux premières dignités, n’est ni l’un ni l’autre & ne peut même le devenir. Les sots en effets, s’ils en avoient la puissance, banniroient volontiers les gens éclairés, en leur disant avec les Ephésiens : Si quelqu’un excelle parmi nous qu’il aille exceller ailleurs.

« Vous ne pouvez tout voir, dit un Sultan à ses ministres, ne rebutez donc pas ceux qui pensent, & qui travaillent ; il y a souvent à profiter dans les projets les plus chimériques. Qu’une basse jalousie ne vous fasse jamais rejetter ce que d’autres ont imaginé ; car discerner le bon & l’exécuter, c’est bien plus que de l’avoir découvert. »

En suivant cet avis, un ministre, pour peu qu’il ait le sens commun, paroîtra toujours un grand homme, & d’autant plus grand qu’il ne travaille qu’avec des inférieurs. Le Vulgaire, qui ne juge que par les événemens, prononce sur les qualités de ses chefs à proportion du succès qui couronne leurs entreprises. Il n’a pas les yeux assez attentifs pour dévoiler leur caractère : il faudroit pour cela les suivre dans leur cabinet, peser leurs discours & étudier leurs écrits : mais il n’en a pas l’occasion. Il leur attribue de-là ce qu’ils ne doivent qu’à la fortune. Il les voit prospérer, il les admire, sans faire attention que la souplesse & la patience réussissent plus sûrement dans toutes les cours que les lumières & l’esprit, incapables de s’abaisser à un pareil manège. Un génie médiocre a du bonheur, & il devient un ministre puissant ; mais un bon ministre est celui-là seul qui suit en tout l’impulsion d’un amour dominant pour le bien public. Tous aspirent au premier nom, & peu s’appliquent à mériter le dernier caractère.

Combien ai-je vu de ces ministres fortunés qui n’exposoient à la surprise de ceux qui les approchoient qu’un esprit semblable aux cornes des chèvres de mon pays qui sont petites, dures & tortues ! qu’ils ne me sachent aucun mauvais gré, si j’avance souvent des opinions contraires à celles qu’ils peuvent s’être formé eux-mêmes, ou que de lâches complaisans leur ont inspirées. Je leur donne toute liberté de penser & d’agir comme ils voudront, pourvu qu’ils ne tentent point de gêner mon esprit.

Quelque sûr que je puisse être de leur déplaire, je n’entrerai pas moins dans un détail particulier sur certaines branches d’administration, telles que le commerce, l’économie, les finances & les impositions, qu’il est presque impossible de bien traiter en peu de mots.

Les impôts multipliés de nos jours à l’infini doivent naturellement exciter la curiosité de ceux qui les exigent ou qui les paient. Pour satisfaire les uns & les autres, je pourrai corriger, augmenter & donner mes considérations historiques & politiques sur les impôts des anciens, & sur les variations qu’ils ont éprouvées en France depuis l’établissement de cette monarchie jusqu’à présent. Si une pareille histoire peut servir à régler les actions des particuliers, elle doit instruire les rois, les princes & les ministres dans l’art de gouverner. Ils en tireront des lumières sûres pour rendre les peuples heureux, & ils y parviendront en se conformant aux sages maximes qui ont contribué à la grandeur d’un état quelconque, & en évitant ce qui a causé sa décadence. L’art qui enseigne à régir les finances, c’est-à-dire, la science économique doit être regardée, comme un des plus grands objets du gouvernement politique : d’où il résulte qu’un bon ou un mauvais chef des finances peut procurer à sa patrie plus de bien ou plus de mal que dix généraux d’armée. Les titres ne servent de rien pour la postérité ; le nom d’un particulier qui a fait de grandes choses & surtout utiles au bonheur de l’humanité, en impose d’avantage que les patentes & les qualités, honneurs étrangers & frivoles. Une matière si intéressante m’obligeant à ne rien négliger, je ne parlerai pas uniquement d’après mon opinion, je le ferai après avoir consulté les meilleurs auteurs qui l’ont traitée d’une façon générale ou particulière. Je donnerai à ce sujet des morceaux dont l’existence peut être à peine soupçonnée, & d’autres qui ne doivent la noble obscurité dans laquelle ils se trouvent qu’à la malheureuse crainte de trop éclairer un public, dont le seul avantage conduit aujourd’hui ma plume. C’est aux véritables connoisseurs à juger du mérite de ces pièces & de la manière dont je les ai mises en œuvre.

Je ne traiterai pas avec moins de soin, mais d’une manière plus concise, les matières les plus importantes pour une sage administration, & les plus intéressantes pour un particulier éclairé qui, en qualité de membre de l’état, cherche à concourir au succès de sa perfection.

« Il n’y a, dit Voltaire, que trois-manières de subjuguer les hommes, celle de les policer en leur proposant des loix, celle d’employer la religion pour appuyer ces loix, celle enfin d’égorger partie d’une nation pour gouverner l’autre : » mais j’ajoute qu’il ne doit y en avoir qu’une pour bien gouverner un royaume & rendre à la fois heureux son roi & sa nation.

Le but en effet d’une saine politique devroit être de faire préférer le bien public au bien particulier & pour cela d’inspirer un amour vif, pur & désintéressé pour les hommes. On connoît les systèmes de Machiavel, d’Hobbes & de deux auteurs plus modernes Grotius & Puffendorff, qui tous ont erré en s’éloignant de ce principe. Les deux premiers, sous le vain & faux prétexte que le bien de la société n’a rien de commun avec le bien essentiel de l’homme qui est la vertu, établisent pour seules maximes de gouvernement, la finesse, les artifices, les stratagèmes, le despotisme, la tyrannie, la cruauté, l’injustice & l’irréligion. Les deux derniers ne fondent leur politique que sur des maximes payennes qui n’égalent ni celles de la république de Platon ni celles des offices de Cicéron. Il est vrai que les deux philosophes modernes ont travaillé dans le dessein d’être utiles à la société, & qu’ils ont rapporté presque tout au bonheur de l’homme considéré selon le civil : mais ils ont manqué le grand principe, sur lequel devroient rouler les maximes du gouvernement des princes chrétiens. Pour unir la politique la plus parfaite aux idées de la vertu, il faudroit regarder le monde entier comme une république universelle & chaque peuple comme une grande famille. De ce principe fondamental naîtroient ce que les politiques appellent Les loix de nature & des nations, équitables, généreuses & pleines d’humanité. On ne regarderoit plus chaque pays comme indépendant des autres, mais comme un tout indivisible. On ne se borneroit plus à l’amour de sa patrie, le cœur s’étendroit, deviendroit immense, & par une amitié universelle embrasseroit tous les hommes. De-là naîtroient l’affection pour les étrangers, la confiance mutuelle entre les nations voisines, la bonne foi, la justice & la paix parmi les princes de l’univers & entre les particuliers de chaque état.

Mais si l’humanité est incapable de cette perfection, du-moins un prince sage sentira-t-il aisément, que la gloire de la royauté est de gouverner les hommes de façon à les rendre bons & heureux ; que son autorité n’est jamais mieux affermie que lorsqu’elle est fondée sur l’amour des peuples : que la richesse la plus certaine & la plus constante consiste à retrancher tous les faux besoins de la vie, pour se contenter du nécessaire & des plaisirs simples & innocens de la nature : que les trois colonnes d’un état sont l’agriculture, le commerce & les sciences : que la vie active du sujet est le bien du monarque.

Un roi persuadé de ces vérités, & dont l’âme est aussi grande que son pouvoir, choisit hardiment des favoris illustres & des ministres approuvés. L’économie qui est une vertu dans le gouvernement d’un état paisible, lui paroît un vice, lorsque l’agitation lui présente de grandes affaires : mais un roi ordinaire cherche des amis & ne trouve que des intriguans : tout ce qui l’environne est économie, pour les grands objets, tandis que ses revenus, quelqu’immenses qu’ils soient, sont engloutis dans un abîme de petites affaires. De ce dernier malheur il en résulte un autre, l’or obtient un trop grand crédit, & dès-lors on voit dans un état l’union fatale des honneurs & de l’oisiveté. L’indolence des cours & le luxe des capitales énervent le courage d’un tas de citoyens, qui retirés dans leurs provinces s’y formeroient un courage mâle prêt à verser leur fang dans les combats. Fatale nécessité qu’il faut toujours prévoir !

Un roi armé par la sagesse cherche toujours la paix, & s’il ne peut la perpétuer, il est sûr de trouver des ressources contre les maux de la guerre, dans un peuple instruit & laborieux, dont l’esprit & le corps font également disposés au travail par amour & par reconnoissance. Mais un roi qui ne songe qu’à se faire craindre & qu’à abattre ses sujets pour les rendre plus soumis, est le fléau du genre humain. L’abus qu’il fait de la puissance dont il est revêtu, le fait craindre comme il veut l’être : mais il est haï, détesté, & doit plus redouter ses sujets que ses sujets n’ont lieu de le craindre.

Lorsque je ferai dans le cas de parler des diverses sectes qui partagent la religion des peuples de l’Europe & qui les gouvernent, je me garderai, autant qu’il me fera possible, de rien décider. Outre le danger qu’il y a toujours de traiter en philosophe une matière aussi délicate, je dirois volontiers avec ce Brame indien : « J’ai vu, dans le cours de mes voyages, toutes les sectes s’accuser réciproquement d’imposture, j’ai vu tous les mages disputer avec fureur du premier principe & de la dernière fin : je les ai tous interrogés, & je n’ai vu dans tous les chefs de faction qu’une opiniâtreté inflexible, un mépris superbe pour les autres, & une haine implacable. J’ai donc résolu de n’en croire aucun. »

Ces docteurs, en cherchant la vérité, sont comme une femme qui veut faire entrer son amant par une porte dérobée & qui ne peut en trouver la clef. Les hommes dans leurs vaines recherches sur cet article ressemblent à celui qui monte sur un arbre où il y a un peu de miel, il y parvient, & à peine en a-t-il goûté, que les serpens qui sont autour de l’arbre le dévorent.

Les peuples n’ont qu’une idée vague & confuse des mystères de religion, & peut-être est-il nécessaire de leur conserver cette sainte obscurité. On a toujours admis les dogmes, comme on reçoit la monnoie, sans en examiner le poids ni le titre. L’enthousiasme commence le bâtiment de la religion : mais c’est l’habileté qui doit l’achever ; beaucoup croire, peu considérer, c’est le seul moyen d’être sincèrement religieux.

La première loi que doit s’imposer celui qui traite l’histoire, c’est de ne rien publier de faux & de dire hardiment la vérité. Je n’ai point épargné mes peines, pour la tirer de l’obscurité qui la cache, & où l’intérêt & l’aigreur, suites inséparables des partis qui divisent toujours l’humanité, la tiennent le plus ordinairement captive. Après avoir reconnu cette vérité, je l’ai transmise à la postérité le plus fidèlement qu’il m’a été possible, persuadé que, quelque fut la fausse politique qui me portât à trahir sa cause, je me dégraderois moi-même. J’ai tracé les événemens avec simplicité, tant que des témoins oculaires & accrédités ne m’en ont pas fait pénétrer les détails secrets : mais par-tout où d’heureuses circonstances m’ont servi à dévoiler la source des faits, je me fuis attaché à la montrer dans sa pureté, au risque de restituer au mépris les héros de certaines anecdotes déjà publiées à leur gloire. L’historien par devoir doit assigner à chaque personne le rang qui lui est dû & à chaque fait le crédit qu’il mérite. Si le châtiment est tombé sur la foiblesse, elle n’en implore que plus hautement sa vengeance ; & le crime que le bonheur a couronné, doit trouver sa punition dans les annales qu’il écrit. Cette tâche est périlleuse, mais elle est indispensable. On ne fera donc point étonné si, en traitant quelques parties de l’histoire de France, je soutiens cette noble franchise ; & si je ne le faisois pas, je ferois tort au rare bonheur de l’administration de M. le Duc de Choiseul, qui laisse à chacun la liberté de penser en Angleterre ce qu’il veut & d’y dire ce qu’il pense. La liberté & la vérité qui ont toujours conduit ma plume, doivent me valoir son suffrage, car ces nobles caractères sont sûrs de plaire à un génie tel que le sien. Un principal ministre qui ne les aime pas, peut bien être un homme redouté, mais il ne sera jamais un grand homme. Sous Auguste, la liberté ne perdit à Rome que les maux qu’elle peut causer ; & à Londres sous GEORGE III. elle ne perd rien du bonheur qu’elle peut produire.

Les plus célèbres génies ont témoigné tant de doutes sur les connoissances humaines, qu’avec eux je suspens mon jugement sur les choses qui présentent de l’incertitude. Le faux sait si bien prendre l’apparence du vrai, & le vrai est si sujet à être confondu avec le faux, qu’il est presque impossible de parler avec certitude de certaines vérités. Les préjugés de l’éducation, les fausses préventions, l’attachement à son pays, l’indiscrète affection pour l’état qu’on a embrassé, la superstition, l’amour-propre, la crainte, l’amitié, la haine, enfin toutes les passions semblent, à l’envi les unes des autres, s’empresser à nous aveugler ou du-moins à nous séduire. Si le climat, le gouvernement & la religion impriment ces préjugés qui influent sur tous les êtres, comment les écrivains s’en rendroient-ils supérieurs ? Sur-tout quand on pense que les admettre, c’est trouver le seul moyen d’expliquer l’énigme de ce monde. Sans chercher à rendre cette dernière plus incompréhensible, j’espère faire voir qu’on peut rendre inutiles ces prétendus obstacles, & que, plus on parvient à s’en écarter, plus on aquiert de droits sur l’estime publique. Je me suis proposé cette fin, lorsque, dans la seule vue de m’instruire, j’ai ramassé les matériaux que je donne au public : aurois-je moins d’égards pour l’humanité que je n’en ai eu pour moi-même ? Qu’on s’attende donc à des anecdotes singulières, à des traits que la sensibilité pourra trouver trop hardis, à une franchise qui, sans braver personne, ne fera guidée que par la vérité. En me rendant auteur, je me dois à ceux qui ont vécu avant moi, qui exigent un coup de pinceau naturel, qui leur rende leur gloire ou leur honte : à mes contemporains qui souhaitent que le vrai les éclaire, même lorsqu’ils redoutent l’éclat de son flambeau ; & à la postérité qui séduite par mon caractère pourroit adhérer à des faits mal représentés & que je n’aurois pas combattus.

Je laisse à ceux qui désapprouveront mes raisons le soin d’en chercher de meilleures ; pour moi je vois un fait, je l’examine & je l’écris sans chercher à en deviner les causes finales, qui ne sont que trop au-dessus de nos lumières : & je pense comme Cicéron qui, dans une occasion pareille, disoit : non quæro cur, quoniam quid eveniat intelligo … hoc sum contentus quod etiam si quomodo quidque fiat ignorem, quid fiat intelligo. Lib. I. de divinatione 8, 9.

Je tâche d’écrire moins en courtisan qu’en historien ; je puis me tromper : mais mon intention est de dire la vérité & de la montrer même aux potentats, sans leur manquer. Si l’univers est une vaste scène de brigandages abandonnés à la fortune, le représenter tel qu’il est, c’est inspirer pour lui l’horreur qu’il mérite, & travailler à lui faire perdre ses difformités. J’avoue que, quand je fais moi-même réflexion que ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, doit devenir un jour la matière de l’histoire, cela me dégoûte non-seulement de l’écrire mais même de la lire.

Un historien cependant, qui désireroit captiver le plus grand nombre de ses lecteurs, devroit avoir la conduite d’un courtisan qui cherche fortune. Il faudroit qu’il fût né avec un si grand fond d’indifférence pour la justice & pour la vérité, que sans peine il la vit violer & qu’il la violât sans remords dès que son avantage peut l’exiger : car, si à la cour cette vérité dicte les paroles ou les écrits, elle signe l’arrêt infaillible de son favori & le perd sans ressources. L’adulation fraie seule la route à la fortune : mais les auteurs qui s’y livrent doivent abandonner toute prétention à la gloire. Ils vivent par leurs écrits, & ceux-ci meurent avec eux. En vain la noblesse de l’expression, la délicatesse de stile, la subtilité de l’imagination s’unissent-elles pour donner un beau jour à des faits odieux cela ravit un instant parce que cela étonne : mais le lecteur finit par mépriser celui qui emploie tant de ressorts pour le tromper ; & voilà la situation du plus grand nombre des écrivains politiques.

Qui veut donc peindre pour l’immortalité, doit peindre des sots. La réputation de Paracelse, qui a si bien écrit sur les vertus des génies, est morte, lorsque celle de Molière, qui s’est contenté d’écrire les sottises du monde, vivra tant qu’il y aura des hommes.

Je n’entrerai pas dans un plus grand détail sur les différentes parties qui doivent remplir le projet que je me suis formé. Nulle considération ne pourra m’empêcher de les traiter d’une façon aussi impartiale que sincère.

Puisque mes anciens ouvrages ont paru dignes de l’indulgence du public, j’ose me flatter de l’obtenir pour celui-ci, avec d’autant moins de difficulté, que le sujet en est plus compliqué, & que par reconnoissance j’ai fait plus d’efforts pour mériter son approbation.

Si mes ennemis s’y opposent en m’imputant d’avoir fait quelques sottises, je leur répondrai avec Fontenelle qu’il en est quelquefois de si heureuses, qu’on a bien de la peine à les regretter. Le peintre qu’il cite à ce sujet peut me servir d’excuse. Les raisins formés sous son pinceau avoient tant de naturel que les oiseaux accouroient pour les béqueter, sans être épouvantés par le petit paysan qui les portoit. Cette dernière sottise lui fut sans doute heureuse, car s’il avait donné à l’homme une stature & des traits capables de causer de l’effroi, la merveilleuse excellence des raisins auroit perdu de son mérite. Si l’on me taxe donc d’avoir fait des sottises, j’ose dire que la plupart ont fait connoître un caractère ferme, incapable de se prêter aux caprices de la fortune ou à la vanité des grands. C’est ce caractère que je soutiendrai dans tout le cours de cet ouvrage, & cette preuve de mon respect pour le public paroît m’assurer des droits sur sa bienveillance.