Aller au contenu

Les loisirs du chevalier d'Éon/1/Pologne/XII

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XII.

DES LOIX ET DES ASSEMBLÉES CIVILES DE POLOGNE.


1. Différens traits épars dans les chapitres précédens annoncent que chez les Polonois le pouvoir législatif n’est donné à aucun ordre séparément, mais qu’il appartient aux trois ordres réunis. On peut pourtant proposer sur cette matière une question qui mérite d’être examinée. Il s’agit de savoir Si, pendant l’interrègne, la noblesse & le sénat sont en droit de changer ou d’abroger d’anciennes ordonnances & d’en faire de nouvelles ? Beaucoup de gens soutiennent que non : leur raison est que pour cet effet la république doit avoir un chef. Mais si l’on veut bien considérer la chose, on verra aisément que cette raison n’est qu’une chimère.

En premier lieu, le sénat & la noblesse, dans les diettes de convocation & d’élection, sont tellement maîtres de leur sort ; qu’ils peuvent, si bon leur semble, introduire une autre forme de gouvernement, aussi prétendent-ils l’avoir fait après la mort de Leccus & de Cracus ! Pour peu qu’on soit versé dans la connoissance de leur histoire ancienne, on sent d’abord que ceci n’est qu’une fable ; mais le principe sur lequel on se fonde n’est pas moins réel, puisqu’il fait mouvoir toute une nation libre.

En second lieu, cette nation dresse alors des pacta conventa, loix universelles qui non seulement règlent les démarches du prince, mais qui décident encore du repos & de la fortune des particuliers. J’avoue qu’on dit vulgairement que ces loix n’aquierent leur dernier degré de consistanée que par l’approbation qu’y donne ensuite le roi élu : mais cette expression ne peut passer que pour un fard qu’on prête à la majesté du trône : car dans le fond la loi est si souveraine, que l’élection deviendroit nulles si le nouveau roi osoit refuser de s’y soumettre.

Nous en trouvons la preuve dans un fait autentique, arrivé en France du tems. de Henri de Valois. La république lui avoit envoyé une nombreuse ambassade, dont plusieurs membres, tant séculiers qu’ecclésiastiques, penchoient à le dissuader de confirmer la paix accordée, dans un article des pacta conventa, aux Calvinistes & aux Luthériens. Henri de son côté témoignoit assez d’inclination à les inquiéter. Jean Sborouwsky, Staroste d’Odolanow se tourna vers Montluc évêque de Valence & lui dit : « Si vous autres ambassadeurs François n’eussiez accepté ces conditions de la part de vos princes, (il parloit de Charles IX & de son frère) celui-ci n’auroit pas été élu ; car nous nous y serions opposés. » Henri demanda de quoi il étoit question, « Sérénissime Roi, reprit le bon Sarmate, je disois que, si vos ambassadeurs n’avoient pas accepté cette condition en votre nom au sujet des dissidents en fait de religion, notre opposition vous auroit empêché d’être élu roi ; & même si vous ne la confirmez, vous ne serez jamais roi de Pologne. »

Les premiers rois2. Quoi qu’il en soit, l’histoire prouve que dans les premiers tems les rois de rendoient la justice par eux-même.Pologne jouïssoient du pouvoir législatif, & qu’outre cela ils administroient la justice par eux-mêmes. On les voyoit passer continuellement d’une province à l’autre, pour y décider les cas civils ou criminels, en terminant les différens de leurs sujets. C’est de-là que vient l’institution de tant de charges multipliées & répétées dans chaque palatinat & dans chaque territoire ; charges dont la noblesse prend encore aujourd’hui les titres avec empressement, quoiqu’elles ne donnent plus pour la plupart aucune fonction intéressante. Toute contrée où le roi établissoit son tribunal pour quelques jours, étoit obligée de le nourrir, de le défrayer & de lui procurer des personnes qui, pendant ce tems, pussent le servir selon sa dignité : ainsi l’échanson, le pannetier, le chambellan, le veneur du lieu & autres officiers semblables avoient leurs devoirs à remplir.

Etablissement des tribunaus.3. Avec le tems, cette justice ambulante fatigua les rois ; leur autorité qui s’accroissoit insensiblement leur fit souhaiter de diminuer leurs courses & leurs occupations. Henri de Valois fut le premier qui témoigna le plus ouvertement son impatience là dessus. « Par ma foi, s’écria t-il un jour qu’il étoit las de la besogne, ces Polonois n’ont fait de moi qu’un juge ; si Dieu n’y met la main, ils me feront bientôt avocat. » Son successeur Étienne Battori, pour s’exempter de porter un fardeau si rebutant, créa des tribunaux suprêmes, & ne se réserva que la connoissance des principales causes qui l’intéressoient. Les autres qui sont venus après lui, renchérirent sur son indolence à cet égard, en laissant peu à peu passer toute la jurisdiction au pouvoir de la noblesse & du clergé. C’est là l’époque de la décadence des rois de cette vaste monarchie ; car en perdant le droit de punir, ils ont perdu le moyen de faire véritablement respecter la majesté du trône.

Beauté des loix au premier coup d’œil.4. Un traité du droit civil de Pologne ne seroit ici qu’un ouvrage déplacé. Il suffira d’examiner en général l’esprit des loix de cette république, qui semblent au premier coup d’œil assurer le bonheur de l’homme, en le rapprochant de l’égalité que la nature met ordinairement dans la composition de chaque espèce. D’ailleurs elles n’annoncent que clémence & modération ; elles ne connoissent presque point les grands supplices, parce que les grands crimes, si fréquents dans les autres climats, n’ont jamais eu guère lieu chez cette nation fougueuse en apparence, mais en effet très douce & très humaine.

Vices réels de ces loix.5. Mais si l’on veut approfondir les choses, on trouvera que plusieurs d’entre ces mêmes loix sont mal conçues, qu’elles manquent toutes de vigueur ; & que par conséquent on ne doit point s’étonner si les Polonois sont tombés dans une espèce d’anarchie qui semble annoncer leur ruine. En effet l’affoiblissement & le trouble, que tant d’abus accumulés excitent dans le sein de l’état, ne lui laissent aucuns nerfs pour résister aux insultes du dehors.

6. C’est par exemple une foiblesse prodigieuse des loix de Pologne, que d’y admettre qu’aucun noble ne poura être arrêté pour quelque crime que ce soit, à moins d’avoir été convaincu juridiquement, ou que quand on l’aura pris en flagrant délit. Il n’est personne qui ne voie clairement que cette affreuse prérogative est une source d’impunités pour les coupables, & de troubles nuisibles au repos de la société. Le roi est pourtant obligé de jurer, dans les pacta conventa, l’observation d’une maxime si contraire à la raison & à la bonne police.

7. Autre principe également pernicieux « Nemine instigante, reus absolvitur : le coupable est absous, dès qu’aucun particulier ne le poursuit en justice. » On a tué mon frère, emprisonné ma sœur, brûlé ma maison ; une indolence naturelle, la pauvreté ou quelques autres motifs m’empêchent d’intenter un procès qui nuiroit à ma tranquillité ou à ma fortune, & mon silence fait taire les tribunaux, parce qu’ils n’ont point d’officiers qui, dans un cas semblable, se chargent de la vengeance publique. Dès lors le criminel va le front levé, & les loix contre les meurtriers & les incendiaires deviennent inutiles.

8. Par une suite inévitable du manque de vigueur qu’on reproche avec fondement aux loix polonoises, l’exécution des décrets ou sentences juridiques d’un tribunal, produit quelquefois des désordres, que l’on ne sauroit se figurer dans les pays où la bonne police règne. Un puissant adversaire s’est emparé de mon bien, la justice décide en ma faveur ; mais pour cela l’usurpation n’est pas terrassée. Il faut que, le décret à la main, j’assemble des troupes, & que j’aille, si je le puis, forcer ma partie à se conformer à la condamnation ; faute de quoi je cours risque d’être longtems privé de la jouïssance, que mon gain de cause sembloit m’assurer. On en a vu un exemple assez récent dans la guerre que la succession du Prince Jaques Sobieski a causée entre le Prince Radzivil grand général & le feu Comte Turlo Palatin de Sandomir.

Tribunaux suprêmes.9. On pourroit faire un nombre infini d’observations de cette nature, mais le détail en seroit trop long : il convient maintenant de dire un mot des principaux tribunaux de la république. On en distingue deux, l’un de la couronne & l’autre du grand duché, tous deux suprêmes, & dont les décrets ne souffrent d’appel qu’à la diette générale ; encore cet appel ne peut-il avoir lieu que dans des cas rares, ainsi que nous l’expliquerons plus bas.

10. Aucun des tribunaux en question n’est perpétuel, les membres qui les composent, & qui portent le titre de députés, sont choisis par les diétines, que tiennent pour cet effet tous les palatinats & tous les territoires de la république. D’où il suit qu’un territoire, dont la diétine est rompue, n’a pour cette fois nul député de sa part au tribunal : ce qui n’empêche pourtant pas qu’on n’y juge les procès de ceux qui n’y ont point de membres.

11. Dans la composition du premier tribunal, outre les députés de l’ordre équestre, il y a aussi des députés ecclésiastiques nommés par les chapitres des églises cathédrales. Il est vrai qu’en Lithuanie il n’y a point de député de l’ordre ecclésiastique : néanmoins, comme il y arrive souvent, de même qu’au tribunal de la couronne, qu’on y débat des causes qui peuvent intéresser le clergé, on y nomme un maréchal à part pour cette partie respectable de la société, dont il doit, quoique séculier, protéger spécialement les affaires, autant que l’équité le lui permet.

12. Les députés séculiers choisissent entre eux, à la pluralité des voix, un chef ou premier magistrat, qui prend le titre de maréchal du tribunal. Les députés ecclésiastiques ont aussi à leur tête un autre premier magistrat, que l’on appelle président, & qui est tiré du corps des chanoines de Gnesne. Ce maréchal & ce président n’ont guère d’autres avantages, que l’honneur de diriger une assemblée, qui tient entre ses mains la fortune & le repos des citoyens de la république, & le privilège d’avoir deux voix dans les délibérations, lorsque chaque député n’en a qu’une. D’ailleurs ces charges de maréchal, de président ou de députés n’ont aucun salaire qui leur soit attaché.

13. Chaque tribunal suprême dure quinze mois. Celui de la couronne tient, pendant la moitié de cet espace de tems, ses séances à Petrikow dans la grande Pologne, & pendant l’autre moitié à Lublin, où les affaires de la petite Pologne peuvent être plus aisément rapportées. Celui de Lithuanie s’assemble toujours en été à Wilna, & en hiver tantôt à Nowogorod & tantôt à Minsko, suivant une alternative établie par les loix entre ces deux dernières villes.

14. Comme la pluralité des voix décide tout dans ces sortes de tribunaux, les loix ont sagement prévu que, parmi tant de juges, dont la dignité n’est qu’honorable, il seroit difficile qu’il ne s’en trouvât quelques-uns qui voulussent la rendre lucrative, & qui, en suivant le torrent de la foiblesse humaine, ne se laissassent gagner par des présens ou par d’autres avantages, qu’on leur promettroit. Elles ont donc ordonné que chaque membre de ce tribunal, pour y pouvoir siéger, prêteroit le serment, dont voici la formule. « Je jure que je jugerai selon Dieu, le droit écrit, & l’équité ; que, sans aucun esprit de prévention ou, de partialité, j’admettrai les raisons & les preuves du riche & du pauvre, de l’ami & de l’ennemi, du citoyen & de l’étranger ; que je n’aurai jamais égard à la faveur ni à la haine, aux présens ni aux menaces de personne : en outre je jure que ni l’ambition, ni la passion ne m’ont fait briguer la place que j’occuppe : ainsi Dieu me soit en aide & la sainte croix de Jésus Christ ✠

Les députés de Volhynie, de Marienbourg & de Pomeranie ajoutent, en vertu d’une ordonnance particulière, « qu’ils ne sont clients d’aucun grand seigneur. » Ceux de Lithuanie vont encore plus loin, car ils finissent en disant : « Si je jure avec vérité, puisse la sainte Trinité m’être toujours en aide : mais si mon serment est faux, que Dieu fasse périr mon corps & mon âme. »

15. Malgré cette précaution, on ne laisse pas de voir dans ces tribunaux des abus comme par-tout ailleurs. L’un des plus considérables est que les grandes maisons s’emparent tellement des tribunaux, qu’elles y exercent souvent un despotisme avéré. On a des procès, on veut abattre ses ennemis ou du moins les humilier, rien de mieux pour y réussir que de travailler dans les diétines à donner l’exclusion aux gens dont on se défie, & à faire nommer des créatures qui plieront la règle au gré des leçons qu’on leur dictera. Le coup devient encore plus certain, lorsqu’après s’être assuré des députés, l’on fait élever, à la dignité de maréchal du tribunal, un homme actif, audacieux, intelligent & dévoué au parti qui le met en mouvement. Cette étude si capable de renverser l’égalité républiquaine, fait la principale occupation des seigneurs polonois. Par-là on peut juger combien une bonne réforme seroit nécessaire : mais cette même réforme fournira toujours un moyen de rupture infaillible pour les diettes générales, dès que l’état des choses permettra de la proposer avec adresse, & de la faire craindre par degré aux factions, dont elle affoibliroit la prépondérance.

16. Il est certain qu’un maréchal du tribunal, bien choisi & nommé à propos, devient un personnage important : aussi voit-on que, dans l’idée de parvenir à cette charge, (dont l’accès ne leur est point fermé par les loix,) les sénateurs ne dédaignent pas d’employer toutes sortes de moyens pour être mis du nombre des députés : chose en quoi les constitutions montrent une espèce de bisarerie, puisqu’elles interdisent aux mêmes sénateurs la qualité de nonces pendant la diette. Cependant cette dernière qualité est bien plus honorable que l’autre ; car un nonce est en quelque manière l’arbitre du sort de la république, au lieu qu’un député n’est que l’arbitre du sort des particuliers. Au reste comme les maréchaux des tribunaux, pour se ménager de grands succès, sont obligés de faire de grandes dépenses, sur-tout en tenant table ouverte, ceux qui les emploient ne manquent point de leur fournir sous main de quoi remplir avec splendeur leur carrière de quinze mois.

17. Non seulement le maréchal, mais aussi tous les députés jouissent d’une considération infinie : leurs personnes sont sacrées, & malheur à quiconque leur feroit la moindre insulte, car il y va de la tête sans rémission. Tel dont le nom n’étoit jamais sorti de son hameau, ou dont les qualités & la fortune n’avoient été long-tems qu’un objet de mépris, devient subitement, à l’abri de cette dignité, celui des complaisances les plus marquées & des hommages les plus humbles. On voit, & j’ai souvent vu les premiers membres de la république s’abaisser devant eux avec un air d’assujettissement, dont le député doit rire dans son cœur pour peu qu’il soit homme d’esprit.

18. Causes civiles ou criminelles, celles où les intérêts du clergé sont mêlés avec ceux des séculiers, tout est du ressort des tribunaux suprêmes. Il faut cependant en excepter les crimes de leze-majesté, de rébellion, de péculat, du trésor & autres semblables, dont la connoissance & la punition appartiennent souverainement à la diette. On excepte aussi les causes purement bénéficiales & les spirituelles, comme celles qui concernent l’administration des sacremens, la validité des mariages & la discipline ecclésiastique : qui sont des choses entièrement dévolues au tribunal de la nonciature : car il faut savoir que le nonce du Pape est non seulement ministre public en Pologne, mais qu’il y exerce encore une jurisdiction très étendue.

19. Telle est la nature des principaux tribunaux du royaume & du grand duché. Il y en a beaucoup d’autres qui font épars dans les provinces & qui relèvent de ceux-ci ; mais il y en a quelques-uns qui n’en relèvent point, & dont les jugemens roulent sur des objets d’une moindre étendue. Ce qu’on a dit touchant cette matière dans ce chapitre & dans divers endroits des chapitres précédens, suffit pour un ouvrage, qui ne doit donner qu’une idée générale de la Pologne.