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Les loisirs du chevalier d'Éon/1/Pologne/XV

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CHAPITRE XV.

Des intérêts de la pologne.


Par rapport à la Russie.1. La Russie est sans contredit la puissance qui peut donner le plus d’ombrage à la Pologne. Les Russes ont déjà envahi tant de belles provinces qui appartenoient à la république, & ils ont d’ailleurs tant de raisons pour chercher les moyens de s’étendre à ses dépens que, si elle veut bien consulter ses vrais intérêts, elle ne doit avoir rien de plus pressé que de se mettre à l’abri de ce côté-là. Pour cet effet, les meilleurs politiques du pays pensent qu’il faudroit qu’elle augmentât ses forces & qu’elle se mît en situation de rendre son amitié & sa haine plus considérables, que l’une & l’autre ne le sont depuis long-tems. On juge que pour lors, en accédant sous de sages conditions au traité d’alliance qui unit déjà la Prusse avec la Suède, elle pouroit se mettre à l’abri des invasions de la Russie & reprendre de ce côté son ancienne splendeur.

Au roi de Prusse.2. D’autres au contraire soutiennent que c’est principalement des rois de Prusse que la Pologne doit se méfier. On lui représente cette puissance dans un état formidable par ses derniers accroissemens. Il est vrai que la république n’auroit guère beau jeu, si seule & abandonnée de toutes parts, elle étoit obligée de faire tête aux conquérans de la Silésie : néanmoins pour peu qu’on veuille examiner les choses sans prévention, on trouvera que ces mêmes conquérans, guidés par la sagesse du systême politique qu’un grand roi a établi à Berlin, ne tenteront point volontiers une entreprise qui vraisemblablement leur attireroit l’Europe entière sur les bras. Pour juger sainement de l’inégalité du danger qui peut d’un ou d’autre côté menacer la république, il n’y a qu’à jetter les yeux sur la différente situation des pays, on verra que les derrières de la Moscovie sont beaucoup plus en sûreté que ceux de la Prusse. Cependant comme l’on ne sait jamais positivement tout ce qui est renfermé dans les ténèbres de l’avenir, les bons esprits tombent d’accord que, si les Polonois doivent bien vivre avec les Prussiens, ils doivent pareillement observer leurs démarches avec l’attention la plus scrupuleuse. Quant à la Starostie de Drahim & par rapport à la ville & au territoire d’Elbing, leur intérêt est palpable ; & ils ne sauroient mieux faire que de procéder au retrait le plutôt qu’il leur sera possible : mais il faut du concert & de l’argent, deux choses bien difficiles à trouver dans la république de Pologne.

Aux Turcs & aux Tartares.3. Tous les Polonois conviennent assez généralement que la république doit bien vivre avec les Turcs qui sont essentiellement intéressés à maintenir sa liberté, & qui peuvent lui être utiles dans différens cas. Par la même raison, elle doit ménager les Tartares de la Crimée, tant pour éviter leurs incursions, que pour profiter de leur concours dans le besoin. Si en effet Sobiesky fut, par un rafinement de politique singulière, les mettre quelquefois en œuvre pour occuper des citoyens turbulens qui l’inquiétoient ; quel scrupule pouroit empêcher désormais d’employer leurs forces d’une manière plus glorieuse, puisqu’elle tourneroit à l’avantage de l’état ? Au surplus l’on n’auroit pas grande peine à les déterminer, car c’est un peuple qui vend son secours pour peu de chose & que l’inaction ennuie souverainement.

À la Walachie & à la Moldavie.4. Selon la maxime politique qui veut qu’on regarde les amis comme pouvant devenir ennemis, la Pologne a intérêt non seulement de ne point troubler, mais même d’entretenir les mauvais gouvernemens que la domination Turque a introduits tant en Moldavie qu’en Walachie ; car s’il survenoit jamais une guerre entre la république & la Porte, celle-là pouroit profiter, ainsi qu’elle l’a déjà fait plusieurs fois, de la disposition & de l’humeur des deux provinces en question, qui renferment un peuple perfide & inconstant & qui laisse rarement échapper l’occasion de se soulever contre ses maîtres. On n’a qu’à promener ses regards sur la carte, pour voir combien une intelligence habilement ménagée, rendroit de ce côté-là grands & rapides les progrès des armes Polonoises : & l’histoire ne permet pas d’en douter. À la France & à la cour de Vienne.5. Voilà de quelle manière pensent beaucoup de Polonois touchant les principaux intérêts de leur patrie à l’égard des puissances voisines : maintenant il convient de dire un mot sur l’intérêt qu’elle peut avoir de ménager quelques autres puissances plus éloignées. Le grand nombre tient ici pour maxime qu’une étroite liaison avec la France ne sauroit être que salutaire à la république. Effectivement on sent que cette cour peut mettre en sa faveur un poids considérable dans la balance, & qu’elle a plusieurs raisons essentielles pour ne point souffrir que la Pologne soit subjuguée. Une autre maxime gravée dans le cœur de la multitude, est que l’état doit cultiver, autant qu’il le peut, une bonne harmonie avec la maison d’Autriche, sans pourtant lui jamais ouvrir un accès au trône. Chaque gentil-homme connoit le sort de la Hongrie & de la Bohême ; deux exemples de cette nature ne sont que trop capables d’effrayer. Par rapport aux autres potentats de l’Europe, les intérêts de la Pologne sont si minces & si vagues, que ce n’est pas la peine d’en faire mention.