Les métamorphoses d’une goutte d’eau/Le Pissenlit

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LE PISSENLIT.


fable.


Un pissenlit, croissant dans un terrain sec et pierreux, était passé fleur, et ses graines déjà mûres allaient se disperser dans l’air, soutenues par leurs aigrettes soyeuses. La plante, inquiète sur le sort de sa progéniture, lui parla ainsi :

« Mes chers enfants, voici le moment venu où vous allez voler en liberté pour chercher le lieu où vous devez vous fixer à jamais. Je redoute pour vous l’ivresse de cette liberté, et je crains qu’oubliant le but de votre existence, vous ne vous livriez sans réserve aux charmes d’une vie aventureuse, portés sur l’aile de la brise, et qu’elle ne vous jette aux flancs de quelque roche stérile où vous ne trouverez point la terre nécessaire à votre végétation ; peut-être même serez-vous précipités dans l’eau. Croyez-en les conseils que me dictent ma tendresse et mon expérience : après quelques heures de cette course vagabonde qui, je l’avoue, n’est pas sans attraits, arrêtez-vous sur un terrain de médiocre qualité. Vous passerez inaperçus dans ce monde, il est vrai, et votre vie sera sans éclat : mais, grâce à cette obscurité, vous jouirez d’une tranquillité profonde, et vos jours s’écouleront sans secousses comme sans ennuis. »

Toutes les graines promirent de suivre religieusement le conseil de leur mère, hors une seule qui garda le silence.

Le lendemain, dès l’aurore, un vent frais sécha la frange des graines tout imprégnées de rosée ; elles s’élevèrent joyeuses, étalant leurs fines aigrettes aux rayons du soleil. Après avoir voltigé dans tous les sens et pris leurs ébats, elles s’abattirent vers le soir : les unes sur un coteau solitaire, d’autres au pied des buissons qui devaient les protéger de leurs épines, quelques-unes même se blottirent dans les crevasses d’une vieille tour en ruine, où le vent avait apporté juste assez de terre pour qu’elles pussent y végéter. Aucune d’elles n’avait oublié les recommandations de sa mère.

Une seule pourtant, cette petite graine qui n’avait rien promis, une seule dédaigna l’obscurité à laquelle se condamnaient ses sœurs. Elle avisa une grasse prairie toute pleine de hautes herbes et de fleurs, et se laissa choir sur le bord du ruisseau qui la fertilisait. Là, favorisée par le soleil et l’humidité, elle germa, puis se développa rapidement.

La vaniteuse éprouvait une grande satisfaction à se trouver en compagnie de plantes si belles et si variées. Elle étalait orgueilleusement ses larges feuilles, se souciant peu du préjudice porté aux petites végétations d’alentour qu’elle opprimait au lieu de les abriter. Enfin, ivre de sa propre beauté, elle prit en grand dédain toute sa famille.

Un bouton se montra au centre de la rosette formée par les feuilles du pissenlit. Il grossit, monta, et, un beau matin, la fleur s’épanouit sur une tige élevée et brilla entre les plus hautes plantes. Ses pétales finement dentés se déplièrent ; les nombreuses fleurettes contenues dans son calice s’ouvrant successivement, courbèrent en arc leurs pistils délicats, et l’ensemble de la fleur en reçut cette élégance qui lui est propre.

« Ô ma mère ! s’écria la plante présomptueuse, fière de tant d’avantages, si je vous avais crue, je serais à cette heure chétive et laide, et ma fleur, rougie par la misère, resterait tout près de terre, exposée à mille souillures, au lieu d’être portée par un pédoncule droit et vigoureux qui l’élève au-dessus du vulgaire ! Je ne pourrais nourrir les nombreux insectes qui me doivent leur conservation ; enfin je suis belle, et tout, autour de moi, semble me rendre hommage ! »

Et la plante superbe fit briller sa fleur aussi reluisante que l’or le plus fin.

Une jolie petite fille qui cherchait des fleurs dans la prairie aperçut le pissenlit, et, le trouvant magnifique, elle le cueillit pour la couronne qu’elle tressait.

La malheureuse plante ressentit une grande douleur, et le lait dont elle nourrissait sa fleur s’épancha par la déchirure de la tige. Elle commença à penser que sa mère pouvait bien ne pas avoir eu tout à fait tort.

Après quelques jours de langueur, un nouveau bouton parut : un nouveau pédoncule le porta au-dessus des herbes environnantes ; une nouvelle fleur brilla entre toutes ! Alors, oubliant les maux passés, le pissenlit s’écria dans son orgueil :

« Je suis belle encore et je domine ! Un pareil triomphe peut-il donc se payer trop cher ! »

Un troupeau de génisses vint se désaltérer au ruisseau. L’une d’elles, blanche comme un agneau, regarde vaguement autour d’elle : le beau pissenlit aiguillonne sa convoitise ; elle allonge le cou et le broute si près de terre que la plante infortunée croit toucher à sa dernière heure. Il lui fallut un long temps pour recouvrer ses charmes. Enfin, au
Elle allonge le cou et le broute.
bout d’un mois, elle se trouva près de fleurir de nouveau. Mais de fâcheuses prévisions avaient remplacé les jouissances de la vanité satisfaite : elle craignait maintenant de ne pas voir arriver à bien la jeune famille qui devait perpétuer sa race.

En effet, un faucheur trancha la fleur et une partie des feuilles. L’année se passa donc sans que le pauvre pissenlit pût porter graine. Vers la fin de l’hiver, cependant, il parcourut enfin toutes les phases de son développement, et une maigre fleur hâtive donna de médiocres semences qui laissaient peu d’espoir de germination. Avant de les livrer aux hasards de la fortune, le pissenlit leur raconta son histoire, et finit en leur disant :

« N’imitez pas mon exemple, mes enfants ! Soyez dociles aux conseils de votre mère ; préférez les douceurs de l’obscurité aux satisfactions de l’orgueil. Vous le voyez, je suis condamnée à souffrir pendant le cours de ma longue vie les calamités qui en ont signalé la première année, et je n’ose espérer voir mes graines mûrir à chaque saison. Si, comme mes sœurs, j’eusse suivi les conseils de notre mère, je passerais une douce existence dans la plaine, livrant le nectaire de mes fleurs aux petits insectes qui se nourrissent du miel que je distille ; et je protégerais de mon ombre les humbles plantes qui croissent dans mon voisinage, sans compromettre la sécurité des uns ni des autres, sans les entraîner dans ma perte quand ma prospérité excite la convoitise de mes ennemis. J’aurais moins donné, peut-être, mais mon bienfait eût été plus certain. »