Les masques et les visages – Autour d’un buste/03

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Les masques et les visages – Autour d’un buste
Revue des Deux Mondes6e période, tome 48 (p. 272-307).
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LES MASQUES ET LES VISAGES

AUTOUR D’UN BUSTE

III. [1]
ISABELLE D’ARAGON ET BIANCA SFORZA

Il y a, au fond du petit musée de l’Ambrosienne, à Milan, dans un réduit appelé le Gabinetto Leonardo et placée assez haut avec d’autres dessins contenus dans le même cadre, une des œuvres les plus parfaites qui soient sorties de la main de l’homme : une de celles qui réalisent le miracle de la « présence réelle, » de la vie et de la beauté sous les espèces de quelques traits au charbon. C’est un portrait de femme, jeune, de face, baissant les yeux, crayonné au fusain et, cà et là, frotté de pastel : un peu de rouge brique aux joues, du jaune canari à la chevelure, un soupçon de rouge corail au collier. La lumière tombe de gauche et renvoie les accents et les ombres sous la joue droite, sous la narine droite, à la commissure droite des lèvres, sous le menton jusqu’à l’épaule. Les cheveux, séparés au milieu du front par une raie, s’épanchent, sur chaque versant, en ondes épaisses et souples. Pas de bijoux : seulement ; deux cercles devinés plutôt que vus, c’est-à-dire une ferronnière sur le front et un collier sur la gorge. Enfin, un corsage décolleté, en carré, avec un soupçon de manches bouffantes sur les épaules, légères comme des nuées, le tout sabré de hachures au fusain : en somme, la toilette qu’a Isabelle d’Este, dans le dessin de Léonard de Vinci, au Louvre. Voilà ce qu’on distingue d’abord. Mais, en s’y attachant, on s’avise d’une singularité propre à cette esquisse. Cette figure possède quatre yeux : deux à leur place, dans le visage, entièrement dessinés et modelés, mais à peine visibles sous les paupières baissées, et deux bien ouverts, mais réduits aux globes et aux pupilles, dépouillés de toute chair, tout seuls dans la marge, du papier, en haut près du cadre, et qui nous regardent comme nous imaginons que nous regardent les anges, si jamais ils sont curieux de ce que nous faisons et comme regarderaient les autres yeux de ce portrait, si leurs paupières se soulevaient un jour…

Comme le portrait d’Isabelle d’Este, au Louvre, celui-ci vit sa vie mystérieuse, entouré des fantaisies et des rêveries de Léonard de Vinci : chevelures ondoyantes tracées à la pointe d’argent sur du papier bleuâtre, affûts de canons, chevaux ailés, engins hydrauliques, machines volantes… Mais rien, parmi ces ébauches d’un monde nouveau, n’est plus riche d’intrigue et de mystère que ce fusain, qui n’est même pas du Vinci, qui est de Boltraffio, relégué à l’écart de la grande route des touristes, à peine mentionné dans les guides. Je ne crois pas que, dans tout ce musée, dans Milan tout entier, une seule figure, vivante ou morte, laisse à celui qui l’a vue un plus long souvenir. Que fut cette femme, absolument belle, mais si modeste et si secrète qu’on oublie sa beauté, comme on oublie celle des Vierges abaissant, leurs regards vers l’Enfant Jésus, pour ne se souvenir que de leur destin ? Sur quoi se referment ces lèvres ? Que regardent là-haut, près du cadre, ces yeux arrachés d’une face vivante et grands ouverts ? Peut-être, ne le saurons-nous jamais… Mais puisque cette tête est donnée parfois, et même assez communément, pour un portrait d’Isabelle d’Aragon[2] et qu’à confronter les dates et l’artiste, l’hypothèse soit vraisemblable, c’est plus qu’il ne faut pour l’évoquer un instant devant nous et tâcher d’imaginer ce que fut ce passé lointain, comme Léonard, il y a quatre cents ans, dans cette même ville, sur ces feuillets sauves de l’oubli, lâchait d’imaginer, pour l’aviation ou la balistique, confusément, un avenir et des progrès aujourd’hui réalisés.


I

Les chroniqueurs du XVe siècle nous disent que cette Isabelle d’Aragon, dès le milieu de sa vie, qui fut longue, avait coutume de signer ses lettres Isabella de Aragonia unica in disgracia, — ce qui, à première vue, semble une grande prétention. Mais quand on la suit sur la route où elle chemine, parmi les embûches et les précipices, les princes et les bandits de la Renaissance, on éprouve bientôt que nulle, en effet, plus qu’elle n’a pu prétendre au privilège du malheur. Et s’il y a une hiérarchie dans l’infortune, elle en occupe le sommet. Fille du roi de Naples, Alfonso d’Aragon, et d’une princesse de Milan, Ippolita Sforza, fiancée depuis longtemps à son cousin germain, le jeune duc de Milan, qu’elle ne connaissait pas, sinon par ses lettres rédigées par les poètes de la cour ; elle quittait tous les siens, à dix-sept ans, pour venir habiter un pays du Nord. Après les terrasses de l’Uovo sur la baie de Naples, le Castello de Milan, l’hiver surtout, pouvait paraître hyperboréen. Elle épousait un jeune homme, délicat et insouciant, aux longs cheveux blonds, au nez recourbé sforzesque, passionné de chiens et de chevaux, inerte a tout ce qui n’était pas courre le chevreuil, ou « jeter » le faucon aux profondeurs du ciel. Une peinture d’un vif accent réaliste, conservée maintenant à la collection Wallace, nous montre ce prince, encore enfant, assis sur une banquette de briques, en train de lire Cicéron, avec autant d’application qu’un livre défendu. Si nous n’avions que ce document sur la jeunesse de Gian Galeazzo Sforza, les historiens nous le représenteraient comme un humaniste, dont les œuvres ont été perdues. Malheureusement pour lui, nous en avons d’autres. Et il n’y a pas de doute que le fils de Galeazzo Maria et de Bonne de Savoie, pourvu du duché de Milan dès l’âge de onze ans, par la brusque disparition de son père, ne fut tout à fait incapable de porter ce fardeau.

Heureusement pour lui, il avait à ses côtés un des frères de son père, Lodovico Sforza, duc de Bari, c’est-à-dire Ludovic le More, qui le déchargeait de tous les soins du gouvernement. Et, comme il était aussi indifférent aux réalités effectives du pouvoir, qu’il en était incapable, n’en aimant que les honneurs et surtout les plaisirs, le jeune duc se montrait profondément reconnaissant envers son oncle d’une si profitable usurpation. Mais on imagine la surprise d’Isabelle d’Aragon, en arrivant à Milan, en janvier 1489, lorsqu’elle s’aperçut qu’on ne la mariait qu’à un fantoche. L’étiquette lui donnait bien le premier rang à la Cour, où, d’ailleurs, nulle autre femme n’était pour le lui disputer. Sa belle-mère, la duchesse Bonne de Savoie, était tenue à l’écart par Ludovic le More. Au reste, cette « dame de petit sens » selon le mot de Commynes, depuis qu’elle s’était amourachée d’un « écuyer qui tranchait devant elle, » avait perdu tout prestige. Personne ne faisait plus attention à elle. La sœur du duc, Maria Bianca, la future impératrice d’Allemagne, n’avait alors que seize ans, n’était point encore mariée et ne prétendait point tenir au Castello la première place. Ludovic le More, non plus, n’était pas marié. Isabelle d’Aragon régnait donc sans partage. Mais en apparence seulement. Elle ne fut pas longue à s’apercevoir que, dans les rues, par exemple, au passage des souverains, on ne criait pas : Duca ! Duca ! mais Moro ! Moro ! et que les potentats d’Italie et les princes étrangers, eux-mêmes, continuaient à traiter directement avec Ludovic le More, le régent, comme si le neveu, dont il avait eu la garde, était demeuré un enfant.

Ce sont là, il est vrai, pour une femme jeune, belle et ardente au plaisir, des misères médiocres. Elle en eût été facilement distraite, dans la Cour brillante de Ludovic le More, si Gian Galeazzo lui était apparu le héros de l’amour, que les lettres reçues à Naples semblaient annoncer, si le bonheur à deux lui avait fait oublier qu’il y a des préséances et des étiquettes, en un mot si, à défaut d’un vrai souverain, elle avait trouvé, à Milan, un véritable mari. Mais là, encore, la jeune princesse devait avoir de pénibles surprises. On s’était étonné en Italie, que cet oncle et régent, si jaloux du pouvoir, eût conseillé à son pupille et neveu de se marier, s’exposant ainsi à voir un héritier rendre doublement difficile une éventuelle usurpation. L’étonnement cessa, quand on apprit que l’héritier attendu, ou redouté, n’était ni à espérer, ni à craindre. Les jours passaient et rien n’annonçait qu’il dût venir. Les ennemis du More le chargèrent alors des machinations les plus noires et les plus compliquées.

De son côté, le roi de Naples cherchait à tirer mouture de l’incident. Considérant qu’il s’était écoulé, déjà, dix mois, depuis le mariage de sa fille, sans que le duc de Milan se soit acquitté d’aucun de ses devoirs, il trouvait, là, un ingénieux prétexte pour ne point lui payer les vingt mille ducats qu’il devait encore sur la dot promise. Il menaçait même de reprendre sa fille… Ludovic le More faisait alors comparaître le coupable devant son tribunal, assisté dans la circonstance, de l’archevêque et de quelques notables de la ville, et, au nom de la raison d’État, le gourmandait de son peu de hâte à s’assurer une postérité. L’incident grossissait et devenait international. Les ambassadeurs rédigeaient, pour rendre compte à leurs gouvernements respectifs, des notes diplomatiques, qui commençaient en italien vulgaire et se poursuivaient en latin. Dans ce village verbeux et maldisant qu’était l’Italie princière du XVe siècle, toutes les Cours en faisaient des gorges chaudes.

Enfin, vers les derniers jours de l’année 1490, Isabelle d’Aragon donnait le jour à un fils. L’innocence du More éclatait : non seulement, c’était un enfant, mais c’était un garçon, un héritier ! Jusque-là, on peut imaginer les tristesses et les angoisses de la jeune étrangère à la Cour de Milan… Elles ne devaient point cesser avec la naissance du bien-aimé duchetto, baptisé Francesco, du nom du grand Sforza. Gian Galeazzo, quand il n’était pas à la chasse, se livrait aux plus basses débauches. Il avait, pour le vin, une inclination infiniment plus grande que pour sa femme, et, semble-t-il, le vin mauvais. « Il n’y a rien de nouveau, ici, écrit de Milan à Mantoue la duchesse de Montferrat, le 2 mai 1492, si ce n’est que le duc de Milan a battu sa femme… »

Nos malheurs sont surtout faits de comparaisons et, chez les femmes, de comparaisons immédiates. Seule à la Cour de Milan, Isabelle eût peut-être souffert cette déchéance. Mais voici qu’entre temps une destinée parallèle et toujours plus heureuse, comparable en tout et supérieure en tout, commençait de tisser sa trame auprès d’elle. Ludovic le More venait d’épouser la cousine germaine d’Isabelle, Béatrice d’Este, de quelques années plus jeune qu’elle et qui devenait ainsi sa tante. La duchesse de Milan était allée en grande cérémonie la recevoir aux portes de la ville et, là, dès le premier pas dans sa vie « ducale, » la petite cousine avait fait un geste qui semblait réclamer la préséance. De ce jour, c’est-à-dire depuis le 22 janvier 1491, il y eut deux souveraines, l’une seule en titre, déjà dans la place, d’ailleurs l’aînée de quatre ans, l’autre nouvelle arrivée, presque une enfant encore, n’ayant que le titre quasi exotique de duchesse de Bari, mais femme et femme aimée du véritable maître et d’un véritable homme d’État, — fort ambitieuse, d’ailleurs, et bien décidée à régner dans le domaine féminin du luxe et des fêtes, autant que son mari régnait, déjà, dans le domaine de la politique et des arts.

Dès lors, ce fut entre les deux princesses une rivalité de tous les instants. Rivalité tout involontaire et inavouée, d’abord, à peine ressentie. Aucune des deux n’était animée contre l’autre d’un sentiment hostile. Vives, enjouées, affectueuses, enfants encore, et ayant longtemps joué ensemble sur les terrasses de Naples, toutes les deux d’ailleurs du même sang, Béatrice d’Este fille de Leonora d’Aragon et Isabelle d’Aragon mettaient tous leurs soins à n’altérer en rien leur mutuelle harmonie. Mais les choses, plus fortes que les volontés, les opposaient malignement l’une à l’autre et une sourde rivalité naissait de mille comparaisons quotidiennes, soigneusement entretenues, il est à peine besoin de le dire, par leurs courtisans réciproques.

Rivalité de poupées, d’abord, ou d’élégance. Ludovic le More couvrait sa femme de bijoux, puisés dans l’inépuisable trésor du Castello. Il l’ornait comme une châsse, avec une puérile joie de voir sa joie puérile s’épanouir. Isabelle d’Aragon, a qui, en fait, tout ce qui était du trésor ducal aurait dû appartenir, ne souffrait point de voir ainsi consteller sa cousine ; mais l’équilibre entre les deux cours se trouvait rompu, et c’est ce qui la désolait. « Elle dit, écrivait l’ambassadeur de Ferrare, qu’elle voudrait être traitée ni plus, ni moins bien que la duchesse de Bari et désirerait que le duc Ludovico s’imaginât avoir deux filles, ou deux femmes, et ne fît entre elles aucune différence, les traitant de façon égale, de quoi elle se contenterait, sans vouloir posséder la valeur d’un bagatino de plus que la duchesse de Bari. »

Il ne semble pas que ce fût tout à fait le cas. « Les perles de la duchesse de Bari étaient beaucoup plus grosses et belles que celles de la duchesse de Milan, » écrit l’ambassadeur de Ferrare, le 1er mai 1492, en rendant compte d’une chevauchée des deux duchesses à travers champs, en grand costume de cour, cornes emperlées et longs voiles de soie, pour célébrer le retour du printemps. L’inégalité frappait tous les regards, et on ne voit pas que le More prît grand soin de la dissimuler. Le soir du 15 novembre de la même année, au château de Vigevano, en présence des gentilshommes et de l’ambassadeur, il faisait une exposition des bijoux de Béatrice : ils étaient estimés 100 500 ducats. Pour la duchesse de Milan, c’est-à-dire Isabelle d’Aragon, il avait commandé, il est vrai, un rubis ; mais les personnes présentes ne l’estimèrent pas plus de 15 000 ducats. Même différence dans les équipages : Béatrice possédait quatorze chevaux de selle des plus beaux et des plus viles qu’on pût trouver, non seulement en Italie, mais dans toute l’Europe, avec, dit un témoin, « des harnachements dignes d’une impératrice. » Les montures d’Isabelle d’Aragon étaient beaucoup moins nombreuses et surtout moins fringantes. Le médecin Carri, prenant part une fois à la chasse et étant gratifié d’une de ces bêtes, la trouve si tranquille, qu’il en est satisfait « comme d’un vrai cheval de dame. »

Ensuite, rivalité sportive. Quand les deux duchesses s’en allaient chasser à courre, accompagnées de leurs dames, de leurs cavaliers et de leurs pages, à travers les champs ou les bois de Vigevano, il semblait que les jeux d’enfant, autrefois commencés dans la baie de Naples, se poursuivaient en cet éclatant appareil, avec de « grands écuyers » pour marquer les points et des poètes pour les chanter, et que c’était à qui courrait le plus vile. Mais, ici, l’enjeu était plus gros. Dans ces chevauchées furieuses, où Béatrice d’Este se lançait à corps perdu, affrontant le cerf aux abois ou le sanglier baugé, bousculant et faisant tomber ses dames d’honneur, rester en arrière, hésiter devant l’obstacle ou reculer devant le danger, eût été, pour la souveraine en titre, un aveu de faiblesse et un fâcheux présage. La femme d’un mari si notoirement insuffisant devait être la première en tout, dans son domaine propre, si elle voulait reconquérir un peu de prestige à la communauté. Aussi, se lançait-elle aux trousses de sa jeune cousine et tante, et la dépassait-elle parfois… Même chose dans les jeux et les danses d’alors : la pala, la paume, le chapeau. Tous les jours, de nouvelles occasions de se mesurer, naissaient des circonstances et des plaisirs de la cour. Les ambassadeurs enregistraient gravement les alternatives de ce match incessant. Dans une note diplomatique du temps, on trouve : « Hier, la femme du duc de Milan et la femme du duc de Bari ont lutté : c’est la femme du duc de Bari qui a eu le dessus. »

Enfin, rivalité maternelle. Toutes les autres n’eussent été rien sans celle-là. Elles ne furent rien en réalité, et les deux cousines restèrent parfaitement unies tant qu’il n’y eut, au Castello, qu’un héritier, possible du duché de Milan, c’est-à-dire le petit Francesco, comte de Pavie. Béatrice fut une seconde mère pour lui, déclarant qu’elle n’avait que faire d’un enfant à elle, puisqu’elle pouvait jouer avec celui-là. Elle le croyait peut-être. Mais un beau jour, le 25 janvier 1493, elle eut un fils, à son tour, et ce fils, reçu avec les honneurs réservés aux enfants royaux, dans un berceau d’or, parmi les démonstrations joyeuses de tout un peuple, fut considéré par les amis du More comme un héritier présomptif. Dès lors, tout changea. Il ne fut plus possible aux deux cousines de se dissimuler qu’elles étaient rivales, puisqu’elles avaient pour leurs deux fils la même ambition, laquelle ne pouvait être satisfaite, chez l’une, qu’aux dépens de l’autre. Encore, si le duc de Bari avait mis à ses projets quelque sourdine ! Tant qu’il avait été seul, célibataire, auprès de son neveu et de sa nièce, il s’était contenté des réalités du pouvoir, dédaignant ou ajournant les honneurs. Mais, en lui, le mari avait montré déjà moins de réserve : le père n’en montra plus du tout. La venue au monde du petit Ercole fut claironnée comme celle d’un dauphin ; pendant six jours, les cloches sonnèrent, des processions d’actions de grâces cheminèrent par toutes les églises et monastères de la Lombardie. Les prisonniers pour dettes furent élargis. Les couleurs du More flottèrent de toutes parts. On n’en avait pas tant fait, deux ans auparavant, pour le véritable héritier du trône ! C’était trop évident pour échapper aux regards d’Isabelle d’Aragon, et quand elle n’y aurait pas pris assez garde, sa belle-mère, Bonne de Savoie, était là pour lui signaler les moindres symptômes, avec la haine vigilante qu’elle gardait à l’usurpateur.

Pour comble de disgrâce, la Destinée, voulant sans doute faire éclater à tous les yeux la rivalité des deux princesses, leur apporta, dans la même semaine, dans le même lieu, à chacune, un enfant. Mais, tandis que Béatrice accouchait d’un « beau garçon, » c’est une « pauvre fille » qui échéait à Isabelle. Les deux jeunes mères furent complimentées en même temps ; mais il était naturel que la venue d’une petite princesse ne fût pas célébrée avec le même éclat que l’apparition d’un petit prince, surtout d’un premier-né. Ce fut. donc devant le lit de Béatrice, à la Rocchetta, que défilèrent les ambassadeurs, les conseillers et les notables de la ville, et c’est dans ses appartements que la foule s’écrasa pour admirer l’exposition des cadeaux qu’on lui avait faits à cette occasion, visibles derrière des barreaux de fer et dûment gardés par des sentinelles en armes. Isabelle d’Aragon, ce jour-là, dans son immense et déserte « Corte Ducale, » n’eut que le rebut des visiteurs, ou quelques-uns de ces distraits qui, dans toute cérémonie, se trompent de porte. De même, quand l’astrologue de la cour, sans lequel on n’osait pas mettre un pied devant l’autre, eût décidé que les deux accouchées pouvaient faire leur première sortie et aller à Sainte-Marie des Grâces, remercier le Ciel, en grand équipage et toutes couvertes de brocart d’or, de soie, de fourrures et de perles, c’est Béatrice qui attira tous les regards.

Dès ce jour, le caractère d’Isabelle ne fut plus le même. Il y a des vanités qui ne viennent qu’aux mères et aussi des volontés. La princesse de Naples avait pu se résigner à être la femme d’un mannequin, sur le trône, de Milan : elle ne se résignerait jamais à ce que son fils ne fût pas le maître. De là, une lutte constante et d’autant plus pénible qu’elle devait se dissimuler. Elle voyait bien le More avancer, peu à peu, la main vers le bonnet ducal pour le confisquer à son profit et au profit du petit Ercole. Mais, demeurée seule de son espèce, en tutelle dans son propre palais et étrangère, fort peu, ou point du tout secondée par son mari, elle ne devait compter que sur elle-même pour détourner le geste. « Nul seigneur ne donnait empeschement de prendre la duché pour luy, que la femme du dit duc qui estoit jeune et sage, » dit Commynes. Et il ajoute : « la dite fille estoit fort courageuse et eût volontiers donné crédit à son mary, si elle eût pu, mais il n’estoit guères sage et révéloit ce qu’elle luy disoit. » En effet, la pauvre duchesse de Milan n’avait pas de pire traître, dans son entourage, que son propre mari. Dès qu’elle lui proposait quelque plan pour sauvegarder leur commun patrimoine, Gian Galeazzo ne pouvait se tenir d’aller le raconter à son oncle, en échange de quelques plaisirs nouveaux, ou oiseaux de chasse, que le More savait lui ménager.

Aussi, l’avenir commençait-il à paraître un peu sombre à cette femme toute jeune, cinq ans à peine après son mariage. Tout la trahissait au dedans. Une aide viendrait-elle du dehors ? Et d’où pourrait-elle venir ? Des siens ? Les rapports entre la cour de Naples et celle de Milan étaient déjà fort tendus, entretenus par les plaintes de la duchesse à son père et à son frère et aussi par la défiance où était Ludovic le More de la mégalomanie des Aragon. Des lettres secrètes d’Isabelle partirent pour Naples, réclamant du secours. Son frère, Ferrante, jura bien de tirer vengeance du More ; mais son père, plus prudent, se borna, quelque temps, à des manifestations épistolaires. Au surplus, le rusé duc de Barî était en train de leur tailler assez de besogne, chez eux, pour qu’ils n’eussent guère le loisir de s’occuper des siennes. Et la malheureuse princesse connut bien vite qu’aucun secours ne viendrait du Sud.

Viendrait-il de France ? Ce n’était pas impossible. Les « Barbares du Nord » descendaient en Italie. « L’entreprise de Naples, » si longtemps différée, arrêtée depuis tant d’années par la barrière des Alpes, allait s’accomplir. Le Roi avait « passé. » On l’attendait d’un jour à l’autre. On le savait-juste et bon. Peut-être était-ce, la, le sauveur ? Ce pauvre Charles VIII, si faible, si disgracié de la nature, tiraillé et mené par ses conseillers, entêté seulement de deux ou trois idées, — lesquelles, d’ailleurs, étaient fausses, — apparaissait à une foule de gens, comme un archange venu du ciel pour tout remettre en ordre : l’Eglise, les libertés, les droits des faibles. Isabelle, tout d’abord, ne le considéra pas ainsi. Charles VIII était, pour elle, l’ennemi, puisqu’il venait tout exprès pour chasser son père et son frère de leur royaume. Elle déclara qu’elle ne le verrait de sa vie. Les gestes de l’Antiquité étaient à la mode en ce temps-lii : elle saisit donc un couteau et s’écria qu’elle se le planterait dans le cœur plutôt que de toucher la main du roi de France.

Puis elle réfléchit. Elle se demanda si l’humeur de ce souverain était si constante qu’on ne put espérer en dériver les manifestations, Charles VIII était le neveu de Bonne de Savoie, dépossédée, elle aussi, par Ludovic le More : il devait, depuis longtemps, être mis en garde contre l’usurpateur. Il ne serait donc pas impossible que cet ennemi de son père et de son frère vint à elle en ami. Elle pourrait alors le gagner à sa cause, à la cause des siens, peut-être… Mais, pour cela, il fallait communiquer avec lui, dire ses craintes, réclamer en termes suffisamment clairs sa protection, c’est-à-dire le voir hors de la présence du More ? Entre temps, Gian Galeazzo était tombé malade, alité, claustré dans son château de Pavie, incapable d’aller vers le Roi. Elle ne pouvait le quitter, parce que le poison rôdait autour des portes. C’est le More qui avait amené Charles VIII en Italie : il était son imprésario, le maître de son itinéraire et n’avait nulle envie de le voir écouter les doléances de son neveu. Il multipliait les chasses, les comédies, tous les divertissements propres à l’occuper loin de Pavie et lorsqu’il fallut, enfin, l’y recevoir, il lui fit, sous couleur de l’honorer davantage, préparer des logements hors du Castello où Oian Galeazzo gisait enfermé. Tout cela était d’un bien fâcheux présage.

Heureusement, parmi le peu d’idées qu’il portait avec lui, le Roi en avait une à laquelle il tenait : voir son cousin le duc de Milan. C’était un devoir de famille. Il voulait voir aussi Isabelle d’Aragon : c’était une curiosité mondaine. Et nul stratagème du More ne l’empêcha de la satisfaire. Le jour où, déjouant tout, il dit : « Je veux, » il fallut bien l’amener au chevet du malade. Mais le More y vint aussi. Or, en sa présence, nulle confidence ne pouvait s’épancher. Son regard, le regard du dompteur, ne quitta pas, un instant, le pauvre malade fasciné. L’entrevue se passa en « paroi les qui ne furent que choses generalles », dit Commynes. Pourtant, le petit Francesro se trouvant là, Gian Galeazzo le recommanda au Roi. Celui-ci prit l’enfant dans ses bras et promit de le considérer comme sien. La visite allait s’achever sur un banal échange de souhaits affectueux, lorsque Isabelle « bien piteuse, » dit Commynes, mais plus brave que son mari, sentant que la minute décisive allait tomber dans le sablier où rien ne remonte, parut se décider. Elle rompit brusquement le protocole, se jeta aux pieds du Roi et, tout à trac, le supplia de renoncer à l’Entreprise de Naples.

Charles VIII ne s’attendait guère à ce coup et en resta, d’abord, sot. Toutefois, il ne lui déplaisait pas, au fond, d’être considéré comme un Drus ex machina, transformant toute chose sur son passage. Il releva sa cousine, avec quelques phrases courtoises et désolées sur la fatalité des guerres entreprises, et lui fit entendre qu’ « elle avoit meilleur besoing de prier pour son mary et pour elle, qui estoit encores belle dame et jeune. » Le discours royal ne brillait point par une extrême clarté, ni surtout par une confiance extrême dans le personnage muet qui assistait à l’entrevue, mais on comprenait, de reste, que le sauveur attendu ne sauverait rien. Et, en entendant s’éloigner, dans les profondeurs du Castello, le pas des gardes qui escortaient le roi de France, Isabelle sentit que son dernier espoir, tant pour elle et son fils que pour son frère et son père, la quittait.

Sur ces entrefaites, Gian Galeazzo mourut. Il n’avait pas vingt-cinq ans. Il mourut entre ses chiens et ses chevaux, comme il avait vécu, les ayant fait amener jusque dans sa chambre, pour les voir une dernière fois. C’est une question, encore débattue par les historiens, de savoir s’il a été empoisonné par son oncle. Il semble que, pour expliquer la gastroentérite qui l’emporta, il suffise d’invoquer les excès qu’il commit toute sa vie, la formidable gloutonnerie qu’il manifesta, même dans ses derniers jours, aux moments de rémittence, après des crises violentes. D’ailleurs, lors de sa dernière maladie, son oncle n’était pas là ; sa femme et sa mère y étaient et le veillaient sans trêve. Quant aux médecins que lui envoyait Ludovic le More, il leur obéissait si peu et s’appliquait si bien à exécuter le contraire de leurs prescriptions, non point du tout par méfiance mais par gourmandise, que ce sera un éternel sujet et très beau de dispute entre spécialistes, de savoir s’il est mort pour avoir quelquefois avalé leurs drogues ou pour s’en être le plus souvent dispensé…

En tout cas, naturelle ou artificielle, cette fin servait trop bien les projets du régent pour qu’il en ressentît une douleur extrême. On a encore le billet par lequel les médecins lui annonçaient, de Pavie à Plaisance où il était à ce moment-là, que le malade était à toute extrémité et l’on y lit encore, au-dessous de l’adresse, dans un coin du papier, auprès du signe de la potence : cito, cito, cito, urgent, urgent, urgent. Il est facile d’imaginer les sentiments que ces trois petits mots éveillèrent dans cette âme ambitieuse. C’élait pour lui et pour Béatrice, la couronne la plus enviée en Italie, une des plus brillantes du monde. Il avait en poche la promesse de Maximilien, le Roi des Romains, de lui donner l’investiture impériale, si le trône venait à vaquer. Une seule chose pouvait l’arrêter en temps ordinaire : l’hostilité des princes d’Aragon, qui régnaient sur Naples, du Pape peut-être. Mais, dans les conjonctures présentes, les princes d’Aragon avaient fort à faire pour sauvegarder leur propre couronne. La présence de Charles VIII, avec sa formidable armée, paralysait toute velléité d’intervention. En d’autres temps encore, Charles VIII, lui-même, aurait sans doute fait quelque objection à ce tour d’escamotage. En ce moment, les yeux fixés sur Naples, tous ses efforts tendant à sa conquête, il n’allait point laisser derrière lui au lieu d’un allié, un ennemi.

C’est ce qui apparut très nettement à un « Barbare » venu du Nord, mais que les roueries italiennes n’empêchaient pas de voir clair, Philippe de Commynes, alors ambassadeur à Venise. « Je vis ces nouvelles, dit-il, par la lettre de l’ambassadeur vénitien qui estoyt avec luy (Ludovic le More) qu’il escrivoit à Venise et advertissoit qu’il se vouloit faire duc. Et à la vérité dire, il en desplaisoit au Duc (le Doge) et Seigneurie de Venise et me demandèrent si le roy tiendroit pas pour l’enfant. Et combien que la chose fut raisonnable, je leur mis en doute, vu l’a lia ire que le roy avoit du dit Ludovic. Fin de compte, il se fit recevoir pour Seigneur, et fut la conclusion, comme plusieurs disoient, pourquoy il nous avoit fait passer les monts, les chargeant de la mort de son neveu, dont les parents et amis en Italie se mettoient en chemin pour luy oster le gouvernement et l’eussent fait aisément si ce n’eusse été l’allée du roy… » Si la mort de Gian Galeazzo était l’effet d’un crime, la conduite de Charles VIII, en cette occasion, n’est guère explicable. Si elle était naturelle, il faut convenir que la Providence se tenait aux ordres du More et ne point s’étonner, lorsqu’il parut dans les rues de Milan, vêtu de brocart d’or et salué par toutes les cloches, si, ce jour-là, il épuisa toute la somme de chances favorables qu’un homme peut raisonnablement espérer apporter en ce monde.

Isabelle d’Aragon, elle, semblait bien avoir épuisé toutes les mauvaises. Il n’en était rien, et l’avenir qui s’approchait lui apportait de pires douleurs. Dans les premiers jours qui suivirent la mort de son mari, il parut à tous les témoins que ce serait la dernière. Enfermée dans une salle sombre, tous les volets clos, prostrée à terre, muette, hagarde, refusant toute nourriture, hantée d’hallucinations, elle se désintéressa de tout ce qui n’était pas le passé. On eut peur pour sa vie, d’abord, pour sa raison ensuite. On s’émerveilla qu’un mari, si peu désirable de son vivant, fût à ce point regretté après sa mort. On supposa que le désespoir où on la voyait, était fait de bien des choses : la certitude que son fils ne régnerait plus sur Milan, la crainte que son père et son frère fussent bientôt chassés de Naples, et puis, Gian Galeazzo n’avait pas vingt-cinq ans. « Cet agneau sans tache », selon l’épithète hyperbolique de Corio, pouvait devenir un époux sortable, avec le temps. Quand on considère ses portraits, surtout celui qu’a peint Ambrogio de Prédis, on doute qu’une nature si frêle et si molle fut foncièrement mauvaise et capable d’énergie dans le mal, non plus que dans le bien. Le point assuré, c’est qu’il fut pleuré par sa femme comme un héros. Le nouveau duc de Milan, qui n’avait point de haine pour ses victimes, et même, pour celle-là, une assez grande sympathie, s’effraya fort de l’état de prostration où on la disait. Quatre de ses conseillers se présentèrent chez elle, à Pavie, pour lui offrir ses condoléances et l’inviter à revenir à Milan, cela au nom du nouveau duc et du peuple, l’assurant qu’elle et ses enfants seraient traités avec les honneurs qui leur étaient dus et garderaient, en toute propriété, la résidence qu’ils occupaient auparavant, au Castello.

Cette attention la tira de sa torpeur ; elle en fut touchée et, par son ordre, le billet suivant fut écrit à Ludovic le More : « Ma souveraine est très heureuse, dit le secrétaire Paolo Bilia, d’apprendre que vous avez accepté le présent qu’elle vous a envoyé et elle est reconnaissante des aimables messages qu’elle a reçus de votre illustre épouse (Béatrice d’Este), aussi bien que des offres que vous lui avez faites et des démarches des conseillers. Grâce à la médication de Niccolo de Cusano, sa santé s’est améliorée assurément ; les enfants vont très bien : seulement le petit garçon ne veut pas porter de vêtements noirs, ni voir tendre en noir les appartements. »

Quand, enfin, après beaucoup de prières, d’allées et de venues, la jeune veuve se décida, un sombre jour d’hiver, à quitter Pavie et à rentrer à la Cour, qui dorénavant ne serait plus la sienne, tout fut tenté pour lui rendre la transition moins pénible. Un témoin, le spirituel Barone, un peu bouffon, un peu confident, un peu chevalier de la marquise de Mantoue, écrivit à celle-ci : « La nuit dernière, la duchesse Isabelle est arrivée à Milan, et notre duchesse (Béatrice d’Este) est allée à sa rencontre, à deux milles en dehors de la ville et elles se sont retrouvées ensemble. Notre duchesse est sortie de son char et est montée dans celui de la duchesse Isabelle, toutes les deux pleurant à fendre l’âme, et, ainsi, elles ont cheminé jusqu’au Castello, où elles ont trouvé le duc de Milan venu au-devant d’elles à cheval, à la porte du château. Il se découvrit et les accompagna au Castello, où tous les trois mirent pied à terre et, plaçant la duchesse entre eux, notre duc et la duchesse la conduisirent à ses anciens appartements. Lorsqu’ils y furent arrivés, ils s’assirent tous à la fois et la duchesse Isabelle ne faisait que pleurer, tant qu’à la fin le duc se mit à lui parler et la supplia de se calmer et de reprendre courage, avec beaucoup de paroles semblables. Le cœur le plus dur aurait été touché de compassion à la vue de cette femme, avec ses trois petits enfants, maigrie, défaite par le chagrin, portant une longue robe noire de moine, faite d’un drap à quatre sous la brasse, les yeux cachés par un épais voile noir. Pour moi, assurément, je ne pouvais pas m’empêcher de gémir et si je ne m’étais pas contenu, j’aurais pleuré plus encore ! »

Si le poison avait joué, dans cette tragédie, le rôle qu’ont dit les historiens, une pareille mise en scène dépasserait, en horreur et en perfidie, tout ce qu’on sait des crimes de la Renaissance. Mais Isabelle ne crut pas au poison, à ce moment-là, ni elle, ni ceux qui avaient approché, du plus près, le mourant. Elle n’eut donc pas la honte de vivre auprès de l’assassin présumé de son mari. C’était bien assez qu’il fût le spoliateur de son fils. Car la chose était maintenant accomplie sans nul retour possible, et n’avait souffert aucune difficulté. Ludovic le More, toujours courtois et formaliste, n’avait pas coiffé brutalement le bonnet ducal. Il avait assemblé les conseillers et les notables de Milan et leur avait, le plus sérieusement du monde, proposé de transmettre le pouvoir au duchetto, âgé de quatre ans. La réponse avait été une protestation unanime, et les citoyens de Milan, en l’acclamant, avaient voulu que le droit fût conforme au fait. Dans une lettre écrite, le jour même, à son envoyé auprès de Maximilien, le nouveau potentat parlait de cette mort, comme d’un fait qui l’avait forcé à prendre la succession de son neveu.

À travers ses larmes et ses voiles de deuil, Isabelle d’Aragon avait bien discerné cette comédie et, rentrant à Milan, saluée par le duc et par Béatrice d’Este, elle sentait qu’elle revenait non seulement comme une veuve, mais comme une étrangère, sans espoir de régence pour elle, sans espoir de règne pour son fils. Cet espoir allait être anéanti encore davantage par la naissance du second fils de Béatrice. Tandis qu’on dansait à la Rocchetta à l’occasion du Carnaval et qu’on s’y congratulait en l’honneur de ce second héritier, voici les nouvelles qui arrivaient de Naples : le 22 février, Charles VIII avait été couronné roi des Deux-Siciles, à la cathédrale. Le jeune roi Ferrante, frère d’Isabelle d’Aragon et cousin de Béatrice d’Este, avait fui à Ischia, son peuple s’étant soulevé contre lui, selon la coutume, en Italie, quand un prince est malheureux à la guerre. Isabelle touchait le fond des désespoirs humains.

Pourtant, elle espérait encore. En quoi ? En quelque hasard, en quelque chose d’impossible, en ce que les hommes d’État ne peuvent faire entrer en ligne de compte : l’illogisme des hommes et des événements, — comme espèrent les femmes. Jusque-là, toute prospérité survenue au duché de Milan avait tourné à sa propre perte : peut-être espérait-elle en sa ruine ?… Qui peut dire quelle lueur filtre sous les paupières baissées, dans le portrait de l’Ambrosienne ? L’insolente fortune du More pouvait ne pas durer toujours… Un à un, les princes d’Italie se mettaient en garde contre son ambition sournoise. Le roi de France l’avait quitté, plus défiant encore. Le peuple, écrasé d’impôts, murmurait. Quand passait dans les rues le petit Francesco, on criait : Duchetto ! Si l’usurpateur venait jamais à être chassé par l’Etranger, ou par le peuple, quel autre que l’enfant d’Isabelle pourrait le remplacer ? Dans les longues journées de claustration qui suivirent son deuil, lorsqu’elle voyait, des fenêtres de la Corte reale, la brillante suite de Béatrice d’Este traverser les jardins du Castello, pour une de ces randonnées, où, jadis, toutes les deux rivalisaient d’adresse, ou bien encore quand les trompettes annonçaient l’arrivée d’un nouvel hôte, peut-être la jeune veuve guettait-elle avec impatience le pas lointain du Malheur…

Le malheur approchait, en effet, sous ses deux formes coutumières : la mort et la trahison. Un jour, une nouvelle terrible éclatait, après une série de divertissements à Vigevano. Le Duc d’Orléans envahissait le duché, il avait pris Novare ; il était à vingt kilomètres de Milan. La populace commençait à remuer dans les rues et lapidait les amis du More. L’alerte passée, on tremblait pour le sort de l’armée ducale, à Fornoue. L’astre de Béatrice d’Este, elle-même, la grande rivale, baissait. Le palais était plein d’intrigues : on chuchotait, aux portes, les infidélités de son mari. La Lucrezia Crivelli, — la Belle Ferronnière du Louvre, — commençait de régner sur le cœur du duc. La mort de sa fille naturelle, la petite Bianca, survenant dans ces jours d’inquiétude et de défiance, paraissait un pire présage. La fortune des Sforza changeait de face : un à un, s’effaçaient ses sourires. Puis, c’était la mort subite de Béatrice, frappant le peuple tout entier comme un coup de foudre, laissant le More atterré.

Même dans cette douleur commune, qui aurait dû les rapprocher, l’humeur ombrageuse du maître achevait de lui aliéner le cœur de sa nièce. N’osait-il pas lui signifier de quitter le Castello et de se retirer dans le vieux palais Sforza, près du Dôme. C’était de peu de conséquence pour elle, mais en même temps il retenait le duchetto avec lui à la Rocchetta, ce qui était une cruauté inexplicable, ne lui permettant d’aller voir sa mère qu’une fois par semaine. « Vous avez ôté à mon fils sa couronne, ne put-elle s’empêcher de lui crier, alors, maintenant vous voulez lui ôter sa mère ! » Enfin, le Duc d’Orléans devenu roi de France, Louis XII, reprenait la route de Milan et, devant les Français, une fois de plus les troupes ducales s’évanouissaient. C’était la chute, cette fois, de l’usurpateur. Le peuple, soulevé contre lui, fermait les boutiques, dressait des barricades et assommait les partisans du More venus pour parlementer avec lui, notamment Landriano, l’astucieux compère qui avait fait élire son maître par acclamation.

C’était vraiment l’écroulement du colosse aux pieds d’argile. Si nul n’avait trahi les autres autant que Ludovic le More, nul ne fut autant trahi. Mais il avait trahi avec élégance, courtoisie, lenteur, par degrés, opérant ce qu’on eût appelé, dans les temps modernes, des « évolutions. » Il fut trahi brutalement, livré par ceux même auxquels il avait fait du bien. Quelques jours suffirent à l’ami qui lui avait juré de défendre le Castello jusqu’à la mort, au milieu des larmes et des embrassades, pour le livrer au roi de France, moyennant une part dans le pillage. Les Français, qui en profitèrent, en furent à ce point surpris et indignés, qu’ils ne pardonnèrent jamais au coupable. De même, le Suisse félon, le capitaine Turmann qui le livra à l’ennemi, fut exécuté par ses propres compatriotes, honteux qu’il se fut trouve un traître en Helvét. Mais Milan, et l’on peut dire presque toute l’Italie, étaient tout à la joie de voir commencer un nouveau règne. Lorsque Louis XII y fit son entrée triomphale, précédé par cinq cents archers, au son des tambours et des trompettes, sous un dais bordé d’hermine, que portaient les docteurs de l’Université en robes rouges, il n’y eut plus, dans la foule criante et applaudissante qui encombrait les rues, un seul partisan des Sforza…

Parmi tous les yeux qui se fixaient sur le roi de France, en cette journée d’automne 1499, aucun n’était plus brillant d’espoir que les yeux, maintenant grands ouverts, — comme dans le coin du portrait, — après avoir été tenus si longtemps baissés, d’Isabelle d’Aragon. Elle avait quitté le deuil ; elle reparaissait dans ses plus beaux atours. On reconnaissait l’élégante et fière princesse d’Aragon, qui arborait jadis, au mariage de Bianca Sforza, du satin cramoisi avec des cordons d’or filé, aux chasses de Vigevano, du velours incarnat brodé de fleurs du pêcher et les aigrettes de gaze, et aux relevailles, après la naissance de sa fille Bona, une robe brodée de livres et de lettres savantes. Elle n’avait pas fui, comme les autres Sforza et comme le lui conseillait Ludovic le More. Elle n’avait voulu ni lui confier son fils, qu’il offrait d’emmener avec lui en Allemagne, ni partir elle-même pour Gênes, où l’attendaient les galères du roi de Naples. Seule de tous les princes, elle était restée dans le grand palais désert. Elle s’y cramponnait, non pas avec l’entêtement du désespoir, mais avec la joie de la délivrance. L’invasion, à ses yeux, n’était pas une menace, ni pour sa sécurité, ni pour la sécurité de ses enfants : c’était la liberté, le salut et, peut-être, la restauration. Que ferait le Roi du duché de Milan ? Il n’y pourrait régner en personne : il en donnerait la garde à un prince et le prince le mieux désigné l’héritier légitime, son enfant à elle, était là !

Il suffisait, pensait-elle, que cet enfant plût au maître tout-puissant, pour que cette couronne, si longtemps convoitée, lui revînt enfin… C’était un bel enfant, à cette époque, que le duchetto. Son portrait, par Bernardino dei Conti, aujourd’hui au Vatican, nous l’atteste. Avec son capuchon de cheveux blonds qui ondoient, sa ferronnière épaisse d’orfèvreries, une fine plume d’oiseau plantée sur le front, ses manches à crevés, son profil joufflu et insolent, son petit poing serrant une petite dague, il faisait déjà bonne figure de duc. « Un ange ! » disaient les contemporains. En tout cas, il paraissait tel à sa mère. Elle l’amena, toute radieuse et confiante, à Pavie, saluer Louis XII au milieu de sa cour, persuadée qu’il lui plairait et reviendrait duc de Milan. Il lui plut, en effet, mais il ne revint pas. Il ne revint jamais. Le Roi le garda auprès de lui, en tutelle, prisonnier fort choyé et honoré, tandis qu’il renvoyait sa mère à Milan, dans un exil doré, infiniment respectée, habiter le palais de Marchesino Stanga. Il les séparait donc, lui aussi, comme les avait séparés Ludovic le More. Elle put, une fois, venir embrasser son enfant avant son départ pour la France, puis ce fut fini. Elle ne devait plus le revoir…

De tous les malheurs qui avaient jalonné la route, déjà si rude, parcourue par cette femme de vingt-huit ans, celui-là était le plus inattendu, le plus foudroyant et le plus irréparable. C’était « le malheur » par excellence, non plus par comparaison, mais absolument, et sans consolation possible. Comment cela était-il arrivé ? Il faut, pour le comprendre, se rappeler que l’ambition ou la raison d’Etat, chez un politique, l’emporte sur la haine, à plus forte raison sur la sympathie. Louis XII n’avait aucun sentiment d’hostilité envers Isabelle ou son fils. Il n’en avait pas eu envers son mari, ni son père, ni son frère même. Dans la première expédition d’Italie, tandis que Charles VIII avait visé Naples, il n’avait visé que Milan. Enfin, il connaissait les infortunes d’Isabelle d’Aragon, la dignité de sa vie et en avait pitié. Mais ce qu’il voulait, il le voulait bien. Maintes fois, n’étant encore que Duc d’Orléans, il avait dit qu’il « donnerait toute la vie d’un roi de France pour une année d’un duc de Milan. » Fatal mirage de la terre italienne ! Maintenant, il avait brisé tous les obstacles, chassé tous les adversaires, rallié tous les princes de la péninsule, jusqu’aux d’Este de Ferrare et aux Gonzague de Mantoue. La seule force qui put se dresser, un jour ou l’autre, contre lui c’était le peuple ; le seul nom qui put donner une forme à la sédition populaire, c’était le nom de Sforza. Si faible que fût alors celui qui le portait, et si touchante sa destinée, c’était une imprudence grave que de laisser, en Lombardie, ce brandon de discorde ou cette « balayette » à chasser les Français.

Dans sa haine clairvoyante, Ludovic le More l’avait bien compris. De là, ses instances pour décider Isabelle à fuir. Pour ne l’avoir pas écouté, parce que trop souvent ses conseils l’avaient perdue, croyant qu’il ne plaidait encore que sa cause, lorsqu’il plaidait, en réalité, la cause de tous les Sforza, la pauvre princesse voyait s’évanouir son dernier espoir. Son fils, à la Cour de France, n’était point malheureux. On le traitait comme un petit prince ; il avait des chiens, des chevaux et des faucons, comme en avait eu son père, et ses faucons ses chiens et ses chevaux lui faisaient oublier, comme à son père, les devoirs de son nom. Mais il n’y avait guère de chances pour qu’on le revît jamais au milieu de son peuple. On revenait d’une prison d’Italie. Revenait-on jamais d’un palais de France ?

Isabelle ne le crut point. Elle comprit que la période milanaise de sa vie était finie. Elle suivit enfin, trop tard, les conseils de son oncle, gagna Gênes, monta dans une des galères du roi de Naples et se fit conduire jusque dans l’Adriatique, au port de Bari. Là, s’élevait et s’élève encore, abrupte et rudement perpendiculaire, sans aucune souplesse d’architecture, une forteresse nue et aveugle comme une prison, baignant dans les flots. C’est l’ancien repaire de Frédéric II d’Hohenstaufen et de Charles d’Anjou, devenu le palais du duché de Bari, constitué par les Aragon et donné aux Sforza. Avant de quitter Milan, Ludovic le More, cédant peut-être à quelques scrupules, incliné par la mauvaise fortune à des retours sévères sur sa conduite des jours prospères, avait voulu faire quelque chose pour sa nièce, réparer, dans une certaine mesure, le passé. Il lui avait fait présent, en bonne et due forme, de son duché de Bari, avec un revenu de six mille ducats. Dans l’universelle tourmente qui dispersait toute chose autour d’elle, c’était un refuge.

Elle s’y retira donc avec ses deux filles, Bona et Ippolita, pour n’en plus bouger jusqu’à sa mort. Peu à peu, une petite cour d’artistes et de lettrés vint se grouper autour d’elle et les architectes tentèrent de donner aux appartements qu’elle habitait un peu du confort et du luxe qu’elle avait connus à la Corte reale, aux premiers jours de son mariage. « Duchesse de Bari, » c’était le titre qu’avait porté sa rivale aux jours brillants où elle était, elle, la duchesse de Milan : c’était, maintenant, la seule souveraineté qui lui restât. Elle lui fit pourtant honneur. Lorsque six ans plus tard, Alfonso d’Este, frère de Béatrice, traversant Bari, alla lui rendre visite, il fut frappé du grand accueil qu’il reçut et des restes de magnificence qu’il trouva chez la malheureuse Isabelle, comme si elle était encore duchesse de Milan.

Les années passèrent. Les événements passaient encore plus vite que les années. Dans sa solitude, sur l’Adriatique, menacée encore quelquefois par les suites de l’invasion étrangère, Isabelle d’Aragon connut qu’elle n’avait pas épuisé toutes les douleurs humaines. Sa fille, la petite Ippolita, mourut entre ses bras. Elle espérait encore un peu en la destinée de son fils. De temps en temps, un courrier venu de France lui apportait des nouvelles de l’ « abbé de Noirmoutiers. » (C’est ainsi que s’appelait le duchetto désormais.) Un jour, la nouvelle fut qu’il s’était rompu le cou à la chasse… Tout était désormais fini pour elle.

Certes, la destinée l’avait bien vengée de ses ennemis. Elle survivait à tous leurs désastres ; elle savait de quel martyre souffrait Ludovic le More dans son cachot de Loches, et combien ses amis avaient craint pour sa raison, jusqu’à sa mort misérable, en captivité. La vengeance est un plaisir des dieux, dit-on, mais les dieux se contentent de peu et celui-là ne pouvait suffire à un cœur de mère privée de son enfant…

Il fallait autre chose. Privée de son fils et d’une de ses deux filles, Isabelle reporta sur Bona tous ses espoirs. On croyait ses yeux baissés, comme dans le portrait, sur le passé, sur ses deuils : ils étaient toujours ouverts, — comme dans la marge du papier où Boltraffio l’a dessinée. Ils étaient toujours fixés sur Milan. Avec une obstination d’insecte, mille fois coupé de sa route et la reprenant toujours, sans varier d’une ligne dès que l’obstacle a disparu, la pauvre femme s’acharnait à faire de sa fille, la dernière survivante de ses enfants, Bona, ce qu’elle n’avait pu être elle-même, une véritable duchesse de Milan. Peu s’en fallut qu’elle ne réussît. On était en 1512 : une fois de plus, les Français étaient chassés d’Italie. Le fils de Ludovic le More, Massimiliano, ce petit dauphin tant célébré par les poètes et les peintres des Sforza, revenait d’Allemagne et succédait à son père. On eut l’idée de lui offrir pour fiancée sa cousine Bona, celle qui était née, la même semaine que lui, dans le même Castello. Il paraissait l’accepter. Le rêve d’Isabelle, ce rêve unique, reconnaissable sous tant de formes diverses, allait enfin s’accomplir, lorsque Massimiliano, lui-même, après trois ans de règne, fut renversé. La victoire des Français, à Marignan, décida de son sort. Il ne s’en plaignit pas et se montra tout heureux d’aller vivre royalement en France, comme avait vécu son cousin, Francesco, l’abbé de Noirmoutiers, dans les bonnes grâces de François Ier. A sa place, Bona épousa Sigismond Ier, roi de Pologne, et c’est sur un pays de neiges et de « barbares » que régna la dernière des Sforza.

Telle est l’histoire véritable d’Ysabella de Aragonia Sforcia unica in disgrazia. Maintenant, a-t-elle droit à ce titre ? Chacun en jugera d’après son expérience et d’après son cœur, selon des raisons plus humaines mais non pas plus incertaines que les raisons alléguées, d’ordinaire, pour juger de l’authenticité de son portrait.


BIANCA SFOHZA

Tout Milan est plein d’elle. On la voit aux devantures, aux vitrines, sur des chevalets, figurée par tous les procédés et dans toutes les matières, sur ces mille objets inutiles, les « souvenirs » et sur cette monnaie fiduciaire, représentative des trésors d’art cachés, les « cartes postales. » Tout le monde connaît cet étroit profil de jeune fille presque encore une enfant, encapuchonnée dans une épaisse chevelure qui tombe sur les joues en oreilles de chien, puis se relève sur la nuque et laisse voir un cou long, nu et frêle comme une tige de colchique ; ce front serré dans un bandeau d’or où l’on a suspendu, de distance en distance, — tels des globes électriques, autour d’un dôme, pour une illumination nocturne, — une grosse perle ; sur les cheveux, une résille quadrillée, bordée d’un galon de perles plus petites et, sur l’épaule, un diamant carré ouest accroché un rubis carré où pend une grosse perle transparente, laquelle s’allonge et se poche comme la goutte d’eau qui va tomber…

Tout le monde s’est demandé à qui est ce profil, vers quoi il se tourne, quels jours brillants et limpides, ou bien quelles larmes, présagent ces rosaires de perles… Un nom, tout au plus, un joli nom est chuchoté par les érudits, avec toutes sortes de moues dubitatives : Bianca Sforza. Un autre nom, celui du peintre, est avancé avec un peu plus d’assurance : Ambrogio de Prédis, succédant depuis quelques années à Léonard de Vinci. Mais il faut en juger par soi-même. Un portrait, dont on a vu beaucoup de reproductions, fidèles ou infidèles, est comme une personne dont on a beaucoup entendu parler. On désire voir l’original, pour chasser l’incertitude et l’obsession des copies.

Or, l’original[3] est caché dans un tout petit musée, lui-même blotti dans une bibliothèque, dissimulée à son tour derrière les brutales magnificences du nouvel hôtel des Postes de Milan, au milieu de la ville : l’Ambrosienne. Le touriste qui entre en Italie, que des villes plus prestigieuses appellent plus loin, ne pense guère qu’il respirera, ici, sur la plante même, le parfum très pénétrant d’un lointain passé, ni, dans cette cité toute moderne, frémissante de machinisme, qu’il pourra se livrer aux « orgies de la méditation. » Il dédaigne cette bibliothèque, le plus souvent, et passe ainsi à côté d’une des destinées les plus radieuses et les plus éphémères qui aient enchanté les hommes, au temps de la belle Simonetta et de Giovanna Tornabuoni.

Ne faisons pas comme lui. Entrons dans ce réduit désert. Tout auprès d’une fenêtre, dans une salle recueillie et silencieuse, voici ce que nous voyons : trois chevalets. Sur l’un est posé un Saint Jean-Baptiste, de Bernardino Luino ; sur l’autre, un Sauveur enfant, du même Luino ; sur le troisième, éclairée de gauche à droite, par la première lumière qui filtre dans la salle, la figure célèbre qu’on a vue partout. Sur un fond olive, la fine tête couverte d’une chevelure radieuse comme des flammes, les tempes serrées dans des bandeaux plus amples encore que les bandeaux dits « Botticelli, » quelques cheveux détachés de la masse pendent en manière de fils, descendent le long des joues plus bas que le menton, plus bas que la gorge, vont presque toucher les perles du collier. Sur un corsage grenat, un surcol d’un marron épais donne l’impression du noir. Le teint blanc et, cà et là, des accents noirs aux commissures des lèvres, à la paupière supérieure, au-dessus de la narine et à l’aile du nez. Tout cela et l’humide éclat des yeux donnent à celle figure quelque chose de la fraîcheur des portraits anglais du XVIIIe siècle.

La première chose qui frappe est son extrême jeunesse et son extrême sérieux. Certes, un profil est toujours une chose sérieuse. Ce sont les portraits de face qui nous sourient et font des frais pour nous : un profil semble regarder la Destinée. Ici, le regard, enfantin encore, et timide, ajoute à la gravité naturelle du profil. Il est pour beaucoup dans l’extraordinaire attirance qu’a cette frêle figure. Bembo, qui a sans doute connu le modèle, définit ainsi la perfection féminine, dans son Traité sur l’Amour, et l’on dirait qu’il a écrit devant ce portrait, sans le quitter un instant des yeux :


Belle chevelure plus ressemblante à or bruny qu’à autre chose, laquelle estant, également my partie sur la fontaine de la teste par une ligne droite et venant à descendre par dessus les espaules jusques aux pieds est troussée en plusieurs beaux cercles. Puis du long des tempes sur les joues, les petits cheveulx branslans doulcement à l’air, qui pendent comme petites houpettes de bonne grâce, en sorte qu’il semble que ce soit un miracle nouveau d’une ombre mouvante sur un amas de neige fraîche et blanche… Front poly, lequel, en sa circonférence jolye, tesmoigne que c’est la demeure de pureté solide et ferme. Puis il descendra aux sourcilx de fin hébène applaniz et tranquilles, soulz lesquels verra luyre deux beaux yeux noirs et amples muniz de gravité honneste, accompagnée de doulœur naturelle ; estincellans, comme deux estoilles en leur cours. Deux joues rondes et délicates de la blancheur desquelles ne daignera faire comparaison avec celle du laid, sinon en tant que parfois elles contendent avec la fraischeur vermeille des roses espanys du matin… La bouchette contenant bien petit espace, bordée de deux rubis d’autant beau lustre qu’il est possible de souhaiter et qui ont force d’allumer en tout homme, pour froid et mortifié qu’il soit, grand désir de les baiser…


La seconde chose qui caractérise ce portrait, ce sont les bijoux. Ils sont tellement nombreux et si serrés ; ils suivent de si près la forme humaine que tout le reste, figure et buste, dessin et couleur, vînt-il à disparaître, ils suffiraient pour qu’on puisse, avec certitude, en rétablir exactement les contours généraux.

On éprouve, en les voyant, quelle place tenaient alors dans la vie les pierres précieuses : rubis, rubis balais, émeraudes, diamants « tavola, » c’est-à-dire plats ou taillés en pointe, gemmes de toutes sortes et de toutes couleurs. Pour nous, ce sont de simples accents décoratifs, souvent sacrifiés aux émaux dans la joaillerie moderne et facilement imités. Pour eux, c’était bien autre chose. Outre que les thérapeutes et des mages y voyaient des gardiens contre le poison, contre la fièvre, contre l’infidélité ou la frénésie, ou le haut mal, les princes les entassaient comme des trésors de guerre. Il y avait toute une armée de Suisses dans la coiffure d’une duchesse. On leur donnait des noms comme aux étoiles. Tout le monde savait, à un ducat près, leur valeur. On se les prêtait d’une Cour à l’autre, pour une nuit. Dans une fête, tous les yeux étaient fixés sur eux. On suivait, avec curiosité, leur apparition ou leur disparition d’une toilette, car il n’était pas rare qu’on les mit en gage et, ainsi, on évaluait le haut ou le bas des fortunes. Disposées en longues lignes sur les robes et en notes de musique, ils chuchotaient des airs symboliques. Groupés en constellations nouvelles, ils annonçaient de nouvelles alliances entre les peuples et les rois et, pendant que les astrologues demandaient l’avenir aux astres, les diplomates tiraient des horoscopes, de plus près et avec plus d’assurance, de ces petits astres des salons, moins hautains, mais plus sûrs.

On devine, dès lors, avec quelle pieuse ostentation les femmes les suspendaient à leur personne, — non point perdus dans le fouillis d’une chevelure on d’une dentelle, mais détachés et exposés, un à un, comme sur un écrin vivant. Avec quel respect attentif les peintres devaient les détailler et, s’ils avaient à représenter des perles, par exemple, leur faire un sort à chacune ! Ici, chacune est décrite comme si elle était tout un monde, non seulement avec son « orient, » mais avec son occident ou ses pôles, avec son anneau de lumière sous-jacente, entre sa région d’ombre interne et son ombre portée sur la chair. Une particularité fort étrange, est que ces perles sont transparentes, soit qu’elles le fussent, en effet, c’est-à-dire qu’elles ne fussent que des jocalia de cristallo, soit bien plutôt que le peintre n’ait pas travaillé d’après les perles mêmes de la Princesse, mais pour avoir mieux le temps de les étudier, ait fait poser des imitations de verre. L’excès de conscience aura produit l’erreur.

Cette conscience se voit partout. Le diamant est taillé avec le respect qu’on doit à une pierre « qui donne force et courage, écarte les incubes et les succubes et protège du venin. » Le rubis « qui épure les esprits, chasse les mauvaises pensées et rend les hommes aimables » et encore les perles « qui apaisent les craintes et les frayeurs et les angoisses causées par l’atrabile » parant la jeunesse, qui donnerait à ces joyaux toutes ces vertus quand ils ne les auraient pas, sont sertis ou égrenés et allumés et entretenus avec le soin et la piété qu’on a dans un couvent pour les lampes sacrées. Nous avons perdu, à cet égard le sens du mystère, tout ce que l’imagination de nos pères mettait d’espoir, de crainte, d’interrogation dans ces petites sphères précieuses, brillantes, et capables de maladie et de mort, au front des femmes. Nous avons perdu surtout les joies de la surprise. Il n’est pas sûr que l’artiste crût à toutes les vertus magiques des joyaux qu’il s’appliquait à figurer, mais certainement il n’était pas encore blasé sur leur beauté. Il sentait encore, dans toute sa primeur, l’émerveillement de les voir, la fierté de les reproduire et de les révéler à qui ne les avait point vus. Il mettait ainsi, dans la copie méticuleuse, naïve et passionnée qu’il en faisait, cette saveur du conteur qui raconte une histoire pour la première fois.

Et maintenant, qui est cette femme, universellement connue quant à ses traits et à sa parure, à peu près universellement ignorée, quant à sa vie ? C’est, plus encore que Béatrice d’Este, une éphémère. C’est une petite fille, qui joue à la dame et même à la très grande daim, une poupée vivante qu’on pare, qu’on attife, qu’on coiffe de tous les bijoux dans la cour la plus riche en bijoux, sur qui l’on essaie toutes les modes, dans le palais le plus curieux des nouvelles modes, qu’on marie à huit ans au cavalier le plus admiré de France et d’Italie et qui ne lui va pas au coude le jour de son mariage, devant toutes les dames dépitées, mais qui ne peuvent être jalouses d’une enfant ; une Madonna, qui apprend à signer son nom laborieusement, sans doute en tirant la langue, d’application, et qui s’en va, ensuite, recevoir le Roi de France, en grande cérémonie, ou les ambassadeurs de Venise, — un bout de fée qui danse, qui saute, qui court le chevreuil et le cerf, qui, un beau jour, trouvant une poupée plus petite encore qu’elle, un prince nouveau-né, joue à la maman, puis un soir pâlit, se couche et meurt, par où l’on voit qu’elle n’était pas une poupée et qu’un cœur a cessé de battre, à l’âge où les autres sont en train de s’éveiller : — telle apparaît, disparait, joue à cache-cache avec les historiens, à travers les lettres, les chansons, les petits vers, les chevauchées, les bals diplomatiques de la cour de Milan, entre les années 1489 et 1496, Bianca Giovanna Sforza, fille naturelle et préférée de Ludovic le More, épouse de Galeazzo de San Severino[4].

Cette Bianca Giovanna Sforza, qu’il ne faut point confondre mais que l’on confond toujours avec sa cousine Bianca Maria Sforza, femme de l’empereur Maximilien, était donc la fille du More. Elle ne lui ressemblait pas quand, au contraire, Bianca Maria, qui n’était que sa nièce, lui ressemblait, — d’où nombre d’erreurs très favorables aux discussions. Elle était née en 1482, à Milan, d’une femme de peu, une certaine Bernardino de Coradis, méprisée par l’histoire.

Son père lui avait donné son nom, son château de Voghera, beaucoup d’argent et, disait Bellincioni, « son esprit. » Sa mère, n’ayant rien, ne lui avait rien donné que sa beauté. Peut-être aussi sa bonne grâce, car la petite Bianca était allegra e di bona voglia, dit un chroniqueur. Tout le monde l’aimait. Il y a, dans la suite des tapisseries qui drapaient le chœur de la cathédrale de Reims, tissées aux premiers jours du XVIe siècle, une petite figure coiffée et vêtue exactement comme une princesse de la cour de Ludovic le More. Elle paraît à tout moment dans les scènes de la Vie et de la Mort de la Vierge, sans raison apparente, sans autre prétexte que son aimable minois qu’on est toujours content d’y retrouver. Ainsi paraissait la petite Bianca dans toutes les scènes de la cour sforzesque.

A partir, surtout, de son mariage, qui fut célébré en grande pompe le 31 décembre 1489, dans la chapelle du Castello de Pavie, elle fut de toutes les fêtes. On la vit à l’entrée de Béatrice d’Este à Milan, occupant la première place après les deux duchesses, et l’affection que lui voua, tout de suite, la jeune épouse de son père ne se démentit jamais. On la vit dans les parties de campagne où les princesses se délassaient de l’étiquette ducale, et les témoins notaient qu’elle était habillée et parée comme les deux duchesses, « sans différence aucune. » Le 9 mai 1493, dit un chroniqueur, elle arrive au Castello de Pavie et, pour inaugurer les plaisirs champêtres de l’année, le même jour elle part avec Isabelle d’Aragon, et leurs dames respectives, et s’en vont dans une prairie des environs « se divertir frénétiquement à se jeter du foin l’une sur l’autre ; » après quoi le jeune duc de Milan, Gian Galeazzo, remonte à cheval, prend la duchesse en croupe et tout le monde rentre fourbu de ces innocents plaisirs. On la vit, à l’arrivée du roi de France à Annone, toujours immédiatement après Béatrice et d’autant plus en évidence que c’est son mari qui avait levé les dernières hésitations de Charles VIII à venir en Italie. On la vit aux noces de l’empereur Maximilien, avec la jeune Bianca Maria Sforza, dans un de ces chars parés qui portaient le cortège, et toute couverte de perles. Elle joua même parfois un rôle dans les réceptions diplomatiques. En 1496, Venise ayant envoyé à Milan deux ambassadeurs, Antonio Grimani et Marco Morosini, pour rencontrer Maximilien alors à Vigevano, ils furent hébergés au palais personnel de la petite Bianca, et là, remplaçant son mari qui souffrait d’une attaque de fièvre, elle souhaita la bienvenue à ces graves personnages. Elle n’avait pas quatorze ans. Telle était l’initiative ou l’assurance des petites princesses avant qu’on se fût avisé de les instruire.

Faut-il croire au mot cruel de Gloucester sur les étés courts qu’ont les printemps trop précoces ? Tant il y a que peu de temps après ces solennités, le 22 novembre de la même année, Bianca mourait subitement à Vigevano. C’était le premier son de la cloche fatale qui annonçait la fin d’un monde. La douleur de Béatrice fut profonde : « Bien que vous ayez déjà appris par le duc, mon mari, la mort prématurée de madonna Bianca, sa fille et l’épouse de messer Galeaz, — écrivait-elle à Isabelle d’Este, — je ne dois pas moins vous écrire ces quelques lignes de ma main, pour vous dire combien grands sont le trouble et le désarroi où cette mort m’a mise. La perte, en vérité, est plus grande que je ne puis le dire, à cause de notre grande intimité et de la place qu’elle tenait dans mon cœur. Puisse Dieu avoir son âme ! » Le More, de son côté, épanchait sa douleur, non auprès d’une parente, mais de la propre mère de sa fille, et lui protestait « qu’elle ne serait pas moins aimée de lui, dans l’avenir, que si la Bianca était toujours vivante. »

Quant à son mari, quoique bien plus âgé qu’elle, il commençait à peine, lorsqu’elle mourut, la longue carrière qui devait l’illustrer, et lui mériter une mention dans le Cortegiano, comme d’un des cavaliers les plus accomplis de son temps. Ce Galeazzo, cousin du More, était le plus brillant des douze frères de San Severino, des géants parmi lesquels l’Histoire a retenu, aussi les noms de Gaspare, le fameux capitaine Fracasse, de Gian Francesco, comte de Caiazzo, qui commandait les troupes sforzesques à Fornoue, et du cardinal Federigo, si fort qu’il soulevait aisément dans ses bras le pesant pape Alexandre VI.

Galeazzo s’était fait connaître, d’abord, dans les tournois comme le jouteur le plus redoutable. A la Giostra des 23 et 24 septembre 1489, à Milan, il avait rompu dix-neuf lances, puis jeté son adversaire à bas de son cheval, au milieu des acclamations de tout un peuple. Toujours, dans tous les pays, il retrouva le même succès. Mais les passes d’armes n’étaient point son seul prestige. Il n’imitait nullement, en ce point, son frère Fracasse, à qui Catherine Sforza conseillait de se faire huiler comme une armure et enfermer dans une armoire, en temps de paix, n’étant, comme les armures, bon à quelque chose qu’à la guerre. Galeazzo se distinguait, au contraire, par son esprit, son charme, son exquise politesse et ses bonnes lettres, aussi capable de donner la réplique à Léonard de Vinci qu’à croiser le fer avec Pietro Monte. C’est par-là, surtout, qu’il gagna le cœur de Ludovic le More, et qu’il devint son gendre d’abord et ensuite le commandant en chef de son armée.

Enfin, il montra des aptitudes diplomatiques. Lorsqu’il fallut envoyer, à Lyon, un ambassadeur qui décidât Charles VIII à passer les Alpes, le More n’hésita pas à choisir Galeazzo. Après les diplomates de profession, qui n’avaient réussi qu’à nouer des intrigues, il voulait qu’apparût une espèce d’archange, propre à entraîner les hésitants, mettre en fuite les traîtres, éblouir le Roi. Beau, jeune, élégant, la langue dorée et le bras invincible, l’époux de Bianca Sforza semblait, plus que tout autre, propre à cet emploi transcendant. Et, en effet, il s’y surpassa. Avant le jour qui lui était fixé par le protocole pour faire son entrée solennelle, il pénétra dans Lyon, sous un déguisement, afin de profiter d’une heureuse conjonction des astres, vit Charles VIII en secret et lui plut tout de suite.

Le lendemain, ce fut bien mieux encore, quand il parut au milieu des princes et des gentilshommes de la garde du Roi, les mains chargées de présents : des parfums pour le Roi, des robes à l’espagnole pour la Reine. Une longue file de coursiers, de genêts le suivaient, pour remplir les écuries de la Cour. Et quand on le vit entrer dans les lices et courir la lance, ce fut un délire. Il n’y eut plus, au camp français, d’autre sujet pour les bavards. Les ambassadeurs ne tarissaient pas sur la faveur marquée au nouveau chevalier. Celui du More, Belgiojoso, lui écrivait : « Le Roi Très Chrétien, s’étant retiré dans son particulier, avec quelques-uns des siens et plusieurs de ses maîtresses, il fit introduire ledit soigneur Galeas. Après quelques propos agréables, il prit par la main une de ces demoiselles, disant qu’il voulait la lui donner pour maîtresse, puis il en choisit lui-même une autre et chacun d’eux resta en conversation avec la sienne pendant deux heures. » À cette nouvelle, le beau-père ne se tient pas d’aise : « D’après ce que nous apprennent beaucoup de lettres et en particulier la vôtre du 24, répond-il à Belgiojoso, les grands honneurs que le Roi Très Chrétien fait chaque jour à Messer Galéaz, notre gendre et fils, tels que de l’introduire dans ses appartements et de l’associer à tous ses plaisirs domestiques, bien qu’ils ne dépassent pas noire al tente, n’en sont pas moins de nature à nous causer la plus grande satisfaction et à exciter chez nous une reconnaissance infinie. »

Malheureusement, quand il fallut conduire des armées, le tacticien, en lui, ne se montra pas l’égal du courtisan, ni du diplomate. Il fut, malgré des prodiges de valeur, outrageusement battu par son rival Trivulce. Il devait, il est vrai, le retrouver plus tard auprès du roi de France et le battre, à son tour, sur le terrain plus favorable des intrigues de Cour. Mais cette revanche tardive ne releva pas sa réputation auprès des graves arbitres qui font l’opinion posthume. Il reste avéré que le plus beau, le plus séduisant et le plus brave des frères San Severini, toujours victorieux en champ clos, ne connut guère sur le champ ouvert des batailles que des défaites, — jusqu’au jour où il sauva l’honneur des armes françaises dans une défaite encore, mais une défaite glorieuse, à Pavie. Aussi, malgré les grandes charges militaires dont il fut investi, durant presque toute sa carrière, si l’on veut se représenter, au naturel, l’époux de la petite Bianca, c’est d’un cavalier servant qu’il faut faire le portrait, ou plutôt on n’a qu’à regarder celui qu’il trace de lui-même dans la lettre suivante écrite à Isabelle d’Este, le 19 février 1491 :


Ce matin, je suis parti à dix heures, à cheval, avec la duchesse et toutes ses dames pour Cussago, et afin que votre Altesse soit pleinement au courant de nos divertissements, je vous dirai qu’avant tout il a fallu que j’aille dans un char avec la duchesse et Dioda, et comme nous roulions ; nous chantâmes plus de vingt-cinq chansons arrangées pour trois voix. C’est-à-dire que Dioda faisait la partie du ténor et la duchesse du soprano, tandis que je chantais quelquefois la basse et quelquefois le soprano, et je jouais tant de tours que je pense en vérité avoir été plus fou que Dioda ! Et maintenant adieu pour ce soir : je vais essayer.de faire mieux encore, afin d’apporter à votre Altesse le plus de divertissements possible lorsque vous viendrez ici en été.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une fois arrivés à Cussago, nous fîmes une grande expédition à la rivière et nous prîmes une immense quantité de grands brochets, de truites, de lamproies, d’écrevisses et plusieurs autres bonnes sortes de poissons de plus petite taille et nous nous mimes à en manger jusqu’à plus faim. Alors, pour digérer notre dîner, nous avons tout de suite commencé de jouer à la balle avec une grande ardeur et, après avoir joué quelque temps ; nous montâmes au palais, qui est réellement très beau et entre autres choses contient une porte en marbre sculpté aussi belle que les nouveaux travaux de la Chartreuse. Ensuite, nous examinâmes le résultat de notre pêche, qui avait été exposé au haut de la place et nous emportâmes autant de lamproies et d’écrevisses que nous pouvions en manger, et nous envoyâmes quelques lamproies à son Altesse le duc. Quand ce fut fait, nous allâmes à un autre palais et nous prîmes plus de mille grosses truites, et après avoir choisi les plus belles pour en faire des cadeaux et pour nos illustres bouches, nous fîmes rejeter le reste à l’eau.

Alors, nous remontâmes sur nos chevaux et nous commençâmes à faire voler le long de la rivière quelques-uns de mes beaux faucons que vous avez vus à Pavie et ils tuèrent plusieurs oiseaux. À ce moment, il était déjà quatre heures. Nous chevauchâmes pour chasser des cerfs et des faons, et après avoir donné la chasse à vingt-deux et tué deux cerfs et deux faons, nous retournâmes à la maison et atteignîmes Milan à une heure après le coucher du soleil, et nous présentâmes le résultat de notre expédition à Mgr le duc de Bari. Mon illustre seigneur prit le plus grand plaisir à ouïr tout ce que nous avions fait, bien plus en vérité que s’il y avait été en personne et je crois que ma duchesse finira par tirer de tout ceci le plus grand profit, car le seigneur Lodovico lui fera présent de Cussago, qui est un endroit d’une beauté rare et de rare valeur. Mais j’ai mis mes bottes en morceaux, déchiré tous mes vêtements et fait le fou par-dessus le marché, et ce sont, là, les récompenses qu’on gagne au service de dames. Cependant, je prendrai patience, puisque c’est pour celui de ma duchesse, que je n’abandonnerai ni dans la vie, ni dans la mort. Une seule chose manquait à notre plaisir et c’était votre aimable compagnie, belle madonna marquise.


A quoi ressemblait physiquement ce miroir de courtoisie ? On a cru, un temps, le savoir. Ce fut même l’occasion d’une singulière aventure archéologique. Les archéologues ont des divertissements que la foule ignore. Ils font des mariages entre les portraits confiés à leurs soins, dès qu’ils voient ce que nos pères appelaient des « figures à contrat. » Ils se sont demandé où était le mari de Bianca, et il leur avait paru que, dans cette même salle de l’Ambrosienne, la salle E, il y avait un jeune homme aux beaux yeux léonardesques, à la forte mâchoire rasée, coiffé d’une barrette ronde et rouge, en cupule de gland, qui serait un parti très sortable. Ils avaient donc décidé que c’était Galeazzo de San Severino. Mais un jour, par malheur pour un si beau projet, on s’avisa de le laver… Cette opération, d’ailleurs inusitée et hasardeuse, apprit à tout le monde une chose qu’on n’avait jamais soupçonnée : c’est que ce jeune homme avait une main, que cette main tenait un papier et que sur ce papier étaient tracées des notes de musique. Le chef d’armée, retombait maître de chapelle. On croit que c’est un certain Franchino Gaffurio. Avoir pris le masque d’un musicien pour celui d’un condottiere ne doit pas nous scandaliser, ni même nous surprendre. On voit fort bien les archéologues de l’avenir prenant un portrait de Reyer pour celui du général de Galliffet. Pourtant, le coup fut rude. De tant de hauts faits d’armes et de gestes héroïques attribués au bon jeune homme à la barrette rouge, il ne lui resta rien que sa portée de musique. Et la belle Bianca, elle-même, lui fut ravie…

Nous devons donc renoncer à connaître ses traits. Pour son histoire, elle est écrite en lettres fleuries et en arabesques d’or, comme en de Très Riches Heures, en marge des grandes chroniques de France et d’Italie. Car la faveur des plus grands princes l’accompagna de la naissance à la mort. Celle de Ludovic le More fut extrême et fit de lui, au moins pour les honneurs, à peu près l’égal d’un duc de Milan. Il avait au Castello presque une cour à lui, avec un personnel complet de service, et même une écurie avec ses propres chevaux. « Il me semble, écrivait l’ambassadeur de Ferrare, que messer Galeazzo est duc de Milan, car il peut tout ce qu’il veut et obtient tout ce qu’il demande et désire. »

Le même diplomate, rendant compte des moindres détails de la vie somptuaire du Castello, écrivait un autre jour : « Je veux que Votre Excellence sache que le seigneur Lodovico fait faire très secrètement trois zornee (petits manteaux froncés à manches ouvertes, serrés derrière à la taille par une ceinture). Ces trois zornee sont de satin cramoisi bordé de très belles perles : l’une pour le duc (Gian Galeazzo), l’autre pour lui-même (le More), la troisième pour messer Galeaz de San Severino, toutes selon le même modèle, qui est une horloge pour sonner les heures avec ses clochettes, sauf que, dans celle du seigneur Lodovico, il n’y a pas de clochettes, parce qu’il ne se soucie pas que la sienne sonne ; et il y a, sur chaque zornea, une devise de deux vers, comme vous le verrez par la note ci-jointe, et il indiquera celle que chacun doit porter, et les zornee, avec leurs broderies, sont faites secrètement dans les appartements de Sa Seigneurie. » A tout instant et dans les plus petites choses, on retrouve ainsi le soin qu’avait Ludovic le More de traiter Galeazzo comme un égal. Ainsi ce renard enchaîna ce lion.

Il semblait que la chute de l’un dût entraîner l’autre et que le duc, ayant perdu son trône, sa fortune et sa liberté, sans avoir pu terminer aucune de ses entreprises, selon la notation mélancolique de Léonard de Vinci, la carrière de Galeazzo vînt toucher à son terme. Il n’en fut rien. Cet enfant gâté du Destin était destiné à grandir chaque fois que ses soutiens tombaient. Et cela, sans même qu’on put lui reprocher des palinodies excessives. Au contraire, il excita l’admiration, quelque temps du moins, par sa fidélité au malheur. Réfugié à Innsbruck, auprès de l’empereur Maximilien, comme nombre d’autres partisans des Sforza, vivant, dans la retraite, portant le deuil de la patrie envahie et du souverain déchu, on le vit mettre en œuvre tout ce qui lui restait de crédit à la cour de France pour obtenir la liberté du malheureux prisonnier de Loches. Il échoua. Il revint à la, charge. Cela dura quatre ans, ce qui est beaucoup pour une fidélité politique au XVIe siècle.

Enfin, voyant, après des efforts désespérés, que la cause du More était irrémédiablement perdue, il pensa à la sienne propre, aux châteaux et aux terres qu’il avait laissés en Lombardie, aux 240 000 ducats que lui avait légués en mourant, sa femme. Pour les ravoir, il fit sa paix avec Louis XII et comme on ne savait rien lui refuser, il recouvra, en un instant, tout ce qu’il avait perdu. Il recouvra plus encore. Quand on feuillette dans Moreri, la liste des Grands Ecuyers de France, on n’est pas peu surpris de voir figurer, après Pierre d’Urfé et avant Jacques de Genouillac, un étranger investi de cette charge, si enviée de tous les Français. Cet étranger « Galéas de Saint-Séverin » n’est autre que le veuf de la petite Bianca.

De ce jour, qui était un jour de 1506, il suivit la fortune du roi de France. Il retrouvait auprès de Louis XII, d’abord et ensuite de François Ier, ce qui l’avait tant charmé chez Ludovic le More : l’aménité, la courtoisie, le goût des belles choses et des belles-lettres, avec plus de solidité dans les armes. Pendant vingt ans, il fut de toutes les fêtes, de tous les triomphes, en deçà et au-delà des monts, même de ceux qui avaient pour théâtre son ancienne patrie. Il fut aussi de toutes les batailles et par le don de sa vie généreusement offerte il racheta un peu les défaillances de sa mémoire. Lorsqu’il fallut payer à la Fortune les incroyables avances qu’elle n’avait cessé de lui prodiguer tout le long de sa vie, il s’exécuta en beau joueur. Il tomba, le 24 février 1525, en couvrant de son corps le roi de France, comme tombèrent l’amiral Bonnivet, le vieux Louis de la Trémoille et tant d’autres, dans une des plus sanglantes hécatombes dont l’Histoire ait gardé le souvenir. « Je n’ai plus besoin de rien, laissez-moi ! Allez au Roi ! » fut son dernier cri. Puis, sans doute, il regarda autour de lui : : il était dans le parc de Pavie… Comme les nobles bêtes qu’il avait lancées si souvent sous ces futaies, il revenait mourir au lieu même d’où il avait pris sa course vagabonde et glorieuse à travers le monde, près de la chapelle où, trente-six ans auparavant, il avait épousé la petite Bianca. S’il est vrai que les mourants revoient, en un rapide raccourci, tous les décors de leur vie et surtout les jours radieux de la jeunesse, nul doute que les figures qui se penchèrent alors sur le « guerrier heureux, » pour enchanter son dernier regard, furent celles que nous venons d’interroger ici : Béatrice d’Este, Isabelle d’Aragon et Bianca Sforza.


RORERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue des 1er septembre et 15 octobre.
  2. Portraits d’Isabelle d’Aragon :
    Authentiques : 1° La tête de femme, de trois quarts, au crayon avec l’inscription : Isabella d’Aragona maglie di Gio Galzo Sforza designato da Bernardino da Conti milanèse (aux Uffizi) :
    2° L.a tête de femme, de profil droit, peinte à fresque avec l’inscription IX. B. L, attribuée à Luini, au Castello Sfovzesco (à Milan) ;
    3° La tête de femme, de profil droit, voilée, médaille de Cristoforo Lombardo, avec l’inscription Isabella Aragonia, dux MLI (au Bergallo, à Florence, n° 22) ;
    4° Le portrait de femme voilée, buste et mains de profil droit, devant un crucifix, la main sur un livre, peint en pendant à un portrait de Gian Galeazzo Sforza (Collection du marquis Trotti-Bentivoglio, à Milan) ;
    5° Le médaillon sculpté, de profil droit, au-dessus du centre du plein cintre de la Porta della Stanza del Lavabo (à la Chartreuse de Pavie).
    Présumé par quelques auteurs : la tête de femme, de face, dessin au fusain, rehaussé de pastel, par Boltraffio, intitulé Portrait de femme et encadre avec trois autres dessins (à la Bibliothèque Ambrosienne, à Milan, salle G, panneau 3). Identification contestée par M. Malaguzzi Valeri, qui donne, avec beaucoup de vraisemblance, ce portrait pour l’esquisse de la tête de la Santa Barbara du même Boltraffio, au musée de Berlin, tableau d’ailleurs très inférieur au dessin.
  3. Portrait de Bianca Sforza, fille naturelle de Ludovic le More, épouse de Galeazzo di San Severino :
    Présumé avec vraisemblance : le portrait de la jeune femme aux perles, de profil, de 0,51 X 0,34, portant le n° 8 et intitulé Rittrato di donna, longtemps qualifié Béatrice d’Este, autrefois attribué à Léonard de Vinci, aujourd’hui, à Ambrogio de Prédis, à la Pinacothèque Ambrosienne, à Milan.
  4. On ne sait point, de source certaine, qui est cette jeune femme. Dans l’acte de donation, qui a fait passer ce portrait, en 1618, de la galerie du cardinal Borromée à la Bibliothèque Ambrosienne, il est parlé d’un » portrait d’une duchesse de Milan, » sans plus. D’autre part, on croit pouvoir identifier cette effigie avec celle qui se trouvait, en 1525, à Venise, chez Taddeo Contarini et qui est décrite par Marc Antonio Michieli comme « un portrait de profil de la tête et du buste de Madonna, fille du seigneur Ludovic de Milan, mariée à l’empereur Maximilien, » — ce qui en ferait l’image soit de Bianca Giovanna Sforza, fille de Ludovic le More, en effet, mais non femme de l’empereur Maximilien, soit de Bianca Maria Sforza, mariée en effet à l’empereur Maximilien, mais nièce et non fille de Ludovic le More. Voilà le témoignage des textes.
    Mais il suffit de regarder le portrait lui-même pour être assuré de trois choses : c’est une très jeune personne, ce dont témoignent le cou, la gorge, toute l’expression, et c’est une femme déjà mariée, ce qu’atteste la profusion des bijoux qui la couvrent. (On sait qu’à cette époque, les portraits de jeunes filles ne contiennent pas de bijoux.) Ensuite, cette femme vit exactement sous le règne de Ludovic le More, ce qu’indiquent sa coiffure, la broderie en chaînettes d’or, la « fantasia dei Vinci » autour de l’emmanchure et la disposition des trois joyaux : diamant, rubis et perles posés sur l’épaule. Enfin, la mention « une duchesse de Milan, » quoique peut-être littéralement erronée, montre que la tradition faisait de ce portrait celui d’une personne d’un rang très élevé, qui allait de pair avec les duchesses de Milan. Or, tout ceci restreint le champ des hypothèses. Une égale de la duchesse de Milan, déjà mariée à l’âge que suppose un tel profil et à l’époque de Ludovic le More, pourrait être Béatrice d’Este. Et, en effet, pendant longtemps, c’est le nom qui a été attribué à ce portrait. Mais le profil de Béatrice d’Este nous est bien connu. Il est attesté par huit ou dix profils parfaitement semblables, presque superposables, dus à des maitres différents, mais contemporains du modèle et qui ne se sont point copiés les uns les autres : le sculpteur Cristoforo Romano, le sculpteur Cristoforo Solari, dit le Gobbo, le peintre Zenate, l’auteur (Lorenzo Costa ou Ambrogio de Prédis) du portrait conservé au palais Pitti. Or, aucun de ces profils, qui tous se ressemblent, ne ressemble le moins du monde à celui-là. L’auteur de ce portrait, Ambrogio de Prédis, par hypothèse, aurait-il manqué, à ce point, la ressemblance ? Cela est-il dans les choses possibles ? La ressemblance totale, dans l’acception habituelle du terme, c’est-à-dire le jeu de la physionomie ou l’expression, oui, cela est possible et cela se voit tous les jours. Mais ce n’est, pas cela dont il s’agit ici. Il s’agit de la construction même de la figure, de la forme même du crâne, de l’angle facial, de l’évasement des lèvres, du volume très particulier de la joue et du menton. Ce profil est, d’ailleurs, admirablement dessiné. L’homme qui l’a tracé savait voir la nature. Or, à part le Titien, qu’on ne peut invoquer dans un cas semblable, car il faisait souvent un portrait sans avoir vu le modèle, si l’on connaît nombre d’exemples de grands artistes qui manquent la ressemblance physionomique, on n’en connaît pas un seul d’un grand artiste modifiant la construction même d’une figure. Ainsi, vouloir ramener cette effigie à toutes les autres que nous possédons de Béatrice d’Este, est vain.
    Béatrice d’Este étant écartée, il ne reste à son époque, dans la cour du More, qu’une femme qui soit à la fois aussi jeune que celle-ci, déjà mariée et si haut placée qu’elle ait pu laisser le souvenir d’une duchesse de Milan : c’est Bianca Giovanna Sforza, fille naturelle de Ludovic, le More, née en 1482, épouse de Galeazzo de San Severino, Nombre de textes établissent qu’elle marchait à peu près de pair avec les duchesses de Milan, et que son mari avait un tel train, à la cour, qu’on eût dit qu’il était lui-même le duc. Il est vrai qu’elle est morte bien jeune, dans sa quinzième année, et les historiens assurent que cela suffit pour écarter cette identification. Mais cela ne suffit pas. Il y a, dans les pays méridionaux, des visages de quatorze ans aussi fermement dessinés que celui-là, et il faut croire que cette Bianca Sforza, réellement épouse, à treize ans, de Galeazzo de San Severino, était particulièrement précoce, pour jouer avant sa mort le rôle que lui attribuent les moines historiens. de plus, ayant à peindre cette enfant qui jouait à la dame avec la complicité et aux applaudissements de toute la cour et sous le regard charmé du More et du Roi de France, l’artiste a fort bien pu mettre l’accent sur les caractéristiques naissantes du visage, au lieu de les adoucir, comme on fait d’ordinaire, et, pour le flatter, vieillir un peu son modèle. Enfin, les historiens objectent que cette « prétendue fille » de Ludovic le More ne ressemble pas à son père. C’est vrai, mais on débaptiserait bien des portraits de femmes, — et je dis des plus authentiques, — si l’un exigeait d’elles qu’elles ressemblent à leur père, pour porter son nom. Bianca. Maria Sforza, la femme de l’empereur Maximilien, qui n’était que la nièce du Moro, lui ressemblait extrêmement : il se peut que sa propre fille ne lui ressemblât point, et reproduisit plutôt les traits de sa mère, cette Bernardino de Corradis, qui était si belle, — en quoi elle eût fait preuve d’esprit. — et les historiens la devraient bien imiter. De tout cela, il ne résulte pas que le portrait de l’Ambrosienne soit, indubitablement, Bianca Sforza, mais nulle autre femme ne s’identifie mieux, ni même aussi bien avec lui. C’est pourquoi nous lui conserverons son nom.