Les mausolées français/Discours

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DISCOURS.




Le respect pour les morts parait être un sentiment inné dans le cœur des hommes ; le soin de conserver et d’honorer les restes inanimés de ceux qui ont fourni la pénible carrière de la vie, est un usage commun à toutes les nations ; et l’origine des sépultures remonte à l’origine du monde. Le dogme sacré de l’immortalité de l’ame, cette attente inquiète d’une nouvelle vie, la pieuse espérance de fléchir, en faveur de la fragile humanité, la justice suprême, inspira aux peuples la religion des tombeaux ; et celui qui fut sensible aux lois de la piété filiale, à la tendre amitié, à l’élan de la reconnaissance, rendit aux mânes un culte funéraire.

Dans cet âge heureux, aujourd’hui si loin de nous, où, simple encore dans ses affections et naïf dans l’expression de sa pensée, l’homme ne cherchait qu’en lui-même la source de ses plus douces émotions, un peu de terre amoncelée, un faible arbrisseau, indiquaient seuls à la douleur le lieu ou reposaient dans le sommeil éternel un bon père, une épouse chérie, un frère, un ami. Telle fut sans doute la modeste sépulture de celui qui le premier connut le trépas. Quelques fleurs jetées sur ces tertres sacrés, quelques accents plaintifs élevés vers les cieux, composaient alors toutes les cérémonies des funérailles : mais bientôt s’accrut avec rapidité cette grande famille primitive, source des générations ; elle se dispersa, et forma progressivement des peuples différents : la civilisation se développa, les passions naquirent, le moral s’altéra ; les préjuges, la superstition, les fanatismes de tous les genres, l’excès même des sentiments généreux, divisèrent ces peuples dans leur croyance, dans leurs intérêts et dans leurs mœurs : de là la pluralité des religions, les lois opposées, et cette variété dans la manière d’honorer les morts.

Le désir de l’immortalité, l’horreur du néant, les chimériques illusions de la crédulité, enfantèrent mille moyens pour soustraire l’homme à la destruction commune, ou du moins en conserver quelques fragments. Et, si nous parcourons les annales des nations, nous verrons d’abord s’introduire généralement l’usage des cercueils de bois ou de pierre, propres à préserver de la fermentation et de l’humidité. Nous verrons les Égyptiens embaumer les corps avec des parfums et des aromates, et conserver avec une vénération toute particulière leurs précieuses momies ; nous verrons les habitants de l’Éthiopie placer dans leurs festins, au nombre des convives, les squelettes de leurs proches enfermés dans des colonnes de verre ; ailleurs, d’autres qui, considérant le feu comme l’unique principe de la vie, croient s’incorporer en quelque sorte au dieu qu’ils adorent, en livrant aux flammes leur dépouille mortelle dont ils recueillent les cendres dans des urnes ou vases de matière plus ou moins précieuse ou plus ou moins délicatement travaillée : et ces diverses coutumes, adoptées souvent, il est vrai, par des motifs contraires, furent, à quelques modifications près, celles de presque toute l’antiquité. D’autres peuples enfin, comme les Massagètes, par une exagération cruelle d’un culte si pur dans son principe, immolaient, dit-on, leurs vieillards et les dévoraient ensuite, pensant ne pouvoir leur donner de sépulture plus convenable que dans leurs propres entrailles, et croyaient honorer la nature en l’outrageant ainsi.

Mais nous ne prétendons point affliger ici la pensée par le sombre tableau des erreurs populaires : nous ne retracerons à l’imagination ni les funérailles des Druides, ensanglantées par des sacrifices humains, ni le spectacle barbare de ces jeunes veuves religieusement sacrifiées sur le bûcher de leurs époux, chez les adorateurs de Brama. Enfin, nous n’énumérerons point toutes les coutumes bizarres, toutes les pratiques ridicules ou cruelles qu’on mêla trop souvent à l’observance d’un devoir sacré, mais qui dans leurs écarts mêmes ne sont que l’application du sentiment de ce pieux respect que dans tous les temps les hommes ont porté aux mânes, et qui leur inspira souvent des actes du plus grand dévouement. C’est ainsi que les habitants de Géléad marchent toute la nuit et s’exposent aux plus grands dangers pour enlever les corps de Saül et de ses fils ignominieusement exposés sous les murs de Bethsam[1]. Priam ne craint pas de traverser le camp des Grecs ; la colère du cruel Achille n’intimide point sa vieillesse, il pénètre dans la tente du farouche vainqueur et le supplie de rendre à ses larmes les restes inanimés de son fils Hector[2] ; la pieuse Antigone, bravant une mort certaine et les ordres inhumains du roi Créon, met toute sa gloire à donner la sépulture aux membres déchirés de l’infortune Polynice[3] : combien de traits aussi touchants ne pourrions-nous pas citer encore ?

Le principe qui dicta la loi d’épargner à la sensibilité le hideux spectacle de la décomposition physique des corps humains ou de leur honteux abandon, fit naitre aussi le besoin de consacrer à leur dépôt des lieux particuliers : les uns furent destinés aux sépultures communes, soit dans l’intérieur de vastes souterrains comme les catacombes ; soit en plein air, et on les appelait alors champs de repos : les autres étaient réservés aux rois, aux personnages de distinction, ou appartenaient aux familles riches ; et ces lieux mortuaires étaient presque toujours situés hors les villes, sur le bord des routes, dans la campagne ou dans les jardins. L’antiquité la plus reculée nous en offre de nombreux exemples : Abraham, dit l’Écriture, acheta un champ pour y rendre à Sara sa femme les derniers devoirs, et y établir la sépulture de sa famille[4]. Jacob fit jurer à son fils qu’il l’ensevelirait dans le tombeau de ses pères[5], et lui-même prit soin d’élever à Rachel, morte en terre étrangère, un monument connu encore aujourd’hui sous le nom de colonne de Rachel[6]. Asa, descendant des rois de Juda, s’endormit avec ses ancêtres et fut déposé dans le sépulcre que lui-même s’était fait préparer dans la cité de David[7]. On connait ce tombeau célèbre, mis au nombre des sept merveilles, élevé par la tendre Artémise au roi Mausole, son époux ; et les fameuses pyramides du Caire ne furent, selon toute apparence, que d’immenses sépulcres destinés aux souverains de l’Égypte. Tel était encore le tombeau de Ninus[8], construit par Sémiramis, et celui qu’Achille consacra aux mânes de son ami Patrocle, dont Homère nous a conservé la description[9] ; et si nous parcourons les rives du Pausilippe, les bords de l’Averne, les plaines de la Campanie et tous les environs de l’ancienne capitale du monde, particulièrement les milles de la voie Appienne, nous y pourrons contempler encore ces pyramides, ces cippes, ces sarcophages a demi ruinée, jadis dédiés aux cendres des Virgile, des César, des Auguste, des Scipion, des Servilius, des Métellus, des Cicéron, etc. En quelle partie du monde, enfin, ne trouverions-nous pas de précieux vestiges des lieux consacrés au repos des mânes ?

Le culte des morts ne fut pas moins sacré chez les peuples modernes que chez les anciens, et il s’est conservé sans altération jusqu’à nous. Chaque âge a légué aux âges suivants des exemples utiles et des souvenirs attendrissants ; et les lumières du christianisme, en purifiant ce culte dans son objet et dans sa pratique, lui imprimèrent un caractère plus solennel et plus vrai. Mais le mépris de toute vaine gloire fut la première vertu des chrétiens, comme la pauvreté fut leur premier état ; ils durent donc bannir le luxe des tombeaux, et l’égalité la plus parfaite régna long-temps parmi eux dans l’asyle du trépas. Ce ne fut que lorsque l’église eut affermi sa puissance, que s’affaiblit peu-à-peu cette primitive sévérité. La vénération pour les reliques des saints, la reconnaissance due aux princes protecteurs de la religion, furent d’abord les motifs aux quels on doit quelques monuments particuliers élevés sur les cendres des martyrs, des pontifes, des rois ou des guerriers qui avaient combattu pour la foi ; et trop souvent, dans la suite, l’orgueil ou la flatterie s’emparèrent des trophées qui n’étaient dus qu’à la vertu.

Néanmoins les monuments somptueux furent rares, et ne datent parmi nous que d’un petit nombre de siècles. L’usage généralement adopté dans toute la chrétienté de n’ensevelir que dans une terre consacrée par la religion, soit dans les temples mêmes, soit dans des lieux ordinairement peu spacieux, toujours situes près des temples, que nous appelons cimetières, et la nécessité, par conséquent, d’y renouveler souvent les inhumations, ne permirent pas d’établir un grand nombre de monuments riches et durables, et ils furent presque tous réservés aux personnages riches ou de distinction. Jusqu’alors une modeste pierre, une croix de bois, furent le seul hommage que les simples fidèles pussent rendre transitoirement à la mémoire de leurs proches ; mais la France, heureuse rivale de la Grèce et de l’Italie, devait bientôt montrer avec orgueil ses catacombes et ses champs de repos, embellis des chefs-d’œuvre de l’art, témoignages publics et libres de nos affections et de nos sentiments. L’indispensable nécessité de veiller à la salubrité de l’air, surtout dans les villes populeuses, fit regarder comme utile d’éloigner les morts du séjour des vivants ; la raison sut vaincre enfin l’empire des préjugés et de l’habitude : et la fin du dix-huitième siècle vit abolir l’usage inconvenant d’inhumer dans les temples, et disparaitre les cimetières du centre des villes, pour les placer hors de leur enceinte.

Ce fut par suite de ces sages dispositions que l’on résolut d’établir hors des barrières de la ville de Paris, nouvelle capitale du monde, de vastes endroits destinés à la sépulture de sa nombreuse population : alors tous les riches souvenirs de l’antiquité vinrent échauffer l’imagination de nos écrivains et de nos artistes ; chacun s’empressa d’offrir à l’autorité le tribut de son travail et de son génie. Honneur à ceux qui s’occupèrent de ce grand œuvre ! grace à leurs talents, à leur persévérance, les cimetières de Paris n’ont plus cet aspect lugubre qui ne présentait que l’image de l’anéantissement dans toute sa nudité, et laissait l’ame vide de salutaires sensations. Ce ne sont plus ces dépôts confus de cadavres entassés, dont les miasmes putrides repoussaient souvent celui qui avait besoin de déposer sur la tombe le fardeau de sa douleur. Ce sont aujourd’hui les merveilles de l’antique Étrurie ou de la campagne de Rome, transportées sur les hauteurs de Montmartre, de Mont-Louis et de Vaugirard : là, c’est à l’ombre d’un feuillage tutélaire, au milieu des bosquets fleuris, que reposent, sous la pierre ou le marbre délicatement travaillés, les dépouilles mortelles de l’homme de bien, du savant, de l’artiste, du commerçant, du magistrat et du héros. Là, la mort semble n’être qu’un sommeil profond mais point éternel, c’est le repos de la vie, et partout on peut y lire l’espoir du réveil et la certitude consolante d’une nouvelle existence. Là, chaque jour les morts sont visités, chaque jour la reconnaissance ou l’amour vient déposer l’hommage d’une couronne ou d’une fleur ; là, chaque jour enfin, les scènes les plus attendrissantes s’offrent à l’observateur philosophe, et, presqu’à chaque pas, font naitre dans son cœur les plus douces émotions.

Reproduire fidèlement par l’art du dessin les mausolées les plus remarquables dont s’enrichissent tous les jours ces magnifiques champs de repos ; retracer les épitaphes qui les décorent ; rappeler succinctement et avec toute l’impartialité de l’histoire les faits mémorables qui se rattachent aux cendres qu’ils renferment, nous parait un hommage légitime dû aux mânes français, à la gloire de nos arts, à l’illustration de notre siècle, un monument nouveau qui doit attester aux nations lointaines, aux générations futures, notre état de splendeur. Quelque supérieure que soit à nos faibles talents cette noble tache, rassure par le sentiment qui nous anime, nous l’avons entreprise, et nous sommes heureux d’être des premiers à offrir ce recueil à notre patrie, à nos concitoyens, aux familles qui ont elles-mêmes consacré ces monuments à l’objet de leur amour et de leurs regrets !…

T. DE JOLIMONT.


  1. Sam. 31, vers. 12.
  2. Homère, Iliade, 24.
  3. Sophocle, Antigone, acte 2.
  4. Gen., ch. 23, v. 17.
  5. Gen., ch. 49, v. 30.
  6. Gen., ch. 35, v. 30.
  7. Chron. Chr. 16, v. 13 et 14.
  8. Fondateur de l’empire assyrien.
  9. Homère, Iliade, 23.