Les misères des enfants trouvés (Sue)/III/I

La bibliothèque libre.
Administration de librairie (3p. 1-21).

LES MISÈRES
DES
ENFANTS TROUVÉS.

CHAPITRE Ier.

Le déjeuner. — Propositions. — Enlèvement de Martin. — Le logis du cul-de-jatte. — Martin est rendu à la liberté.

J’éprouvais autant de honte que d’humiliation à accepter l’offre du cul-de-jatte, mais j’avais faim.

Au bout de quelques pas, le bandit passa familièrement son bras sous le mien. Ce contact me fit tressaillir, je me dégageai brusquement.

— Que diable as-tu ? — me demanda le cul-de-jatte, surpris de mon mouvement.

— Je ne veux pas vous donner le bras.

— Comment ?… à un camarade ?

— Je ne suis pas votre camarade.

— Je te paye à déjeuner… et tu n’es pas mon camarade ? Ah çà… est-ce que tu serais fier ? Alors, bonjour, je n’aime pas les fiers.

— Je ne suis pas fier… — dis-je en hésitant.

— Alors donne-moi le bras.

Et il me fallut prendre le bras de ce misérable ; je baissai la tête, écrasé de honte ; un moment j’eus la pensée d’abandonner cet homme ; mais je sentais de plus en plus les douloureux vertiges que cause le besoin de manger depuis longtemps inassouvi ; mes forces, soutenues jusqu’alors par une surexcitation fébrile, commençaient à m’abandonner… deux ou trois fois une défaillance subite rendit mes pas chancelants, et malgré le froid, la sueur inondait mon front, En marchant ainsi côte à côte avec ce bandit, j’éprouvais une secrète épouvante… Je pensais aux conséquences de la fatalité de la faim…

Puis, invoquant deux souvenirs sacrés pour moi, celui de Claude Gérard, celui de Régina :

Me blâmeraient-ils, réduit à la position désespérée où je suis plongé, malgré mes efforts pour en sortir, me blâmeraient-ils d’accepter la ressource que m’offre ce misérable ? et, d’ailleurs, cette vie que je dispute à la plus affreuse misère, peut être utile à Régina, maintenant que je suis sur la trace d’un secret sans doute très-important pour elle !

Absorbé par ces réflexions, silencieux, abattu, la tête baissée pour cacher ma confusion, je marchais au bras de mon sinistre compagnon.

— Tu n’es pas jaseur, — me dit-il.

— Non.

— Tu tapes mieux que tu ne parles… à ton aise, c’est comme crâne tapeur que je t’ai invité… Ah ça ! nous voilà devant la cantine… allons… passe devant… je te fais les honneurs.

Et le bandit me poussa devant lui dans un cabaret situé à l’angle de l’une des petites rues qui avoisinent le quai.

— Donnez-nous un cabinet, — dit le cul-de-jatte à la fille de service.

Et, s’adressant à moi :

— On est plus libre… on peut causer de tout…

On nous conduisit dans un sombre réduit, dont la fenêtre donnait sur une petite cour obscure.

Nous nous attablâmes.

— Qu’est-ce que tu veux manger ?

— Du pain.

— C’est malin… Et puis ?

— Rien… Du pain seulement et de l’eau.

Par une susceptibilité sans doute puérile, je croyais rendre mon action moins honteuse en n’acceptant du cul-de-jatte que le strict nécessaire pour réparer mes forces.

— Comment ! du pain et de l’eau ? — dit le bandit tout étonné. — Est-ce que tu crois que je fais ainsi les choses, et que j’invite un ami pour lui donner un déjeuner de prison ?… Eh ! la fille, une omelette au lard, du bœuf aux cornichons, un morceau de fromage, et deux litres à douze.

Puis se retournant vers moi avec une orgueilleuse satisfaction :

— Voilà comme je traite les amis…

— C’est inutile… faites-moi donner du pain tout de suite… je ne mangerai pas autre chose.

— Voilà une faim carabinée. Eh ! la fille, un croûton…

On apporta un morceau de pain de deux livres au moins… en peu d’instants je le dévorai…

— La fille !… un pain de quatre livres, — dit le bandit d’un air sardonique.

Le pain de quatre livres fut apporté… Quoique apaisée, ma faim était loin d’être assouvie ; mais je craignais que cet excès de nourriture ne me fit mal, je bus deux ou trois verres d’eau, et j’interrompis mon frugal repas.

Peu à peu je me sentis revivre. L’espèce de fièvre dont j’étais atteint se calma, et j’envisageai ma position d’un regard plus ferme et moins désespéré.

Le bandit m’avait silencieusement observé pendant que je dévorais le pain ; il me dit ensuite :

— À la bonne heure, tu as mangé par faim… maintenant tu vas manger par gourmandise.

— Non…

— Allons donc !

On apporta les mets demandés par le cul-de-jatte ; malgré ses instances, je n’acceptai rien.

— Tu es un drôle de corps, — dit le cul-de-jatte en faisant honneur au repas, — je n’ai jamais vu un invité pareil… au moins, bois un verre de vin.

D’abord je tendis mon verre, espérant qu’un peu de vin ranimerait complétement mes forces ; mais, je craignis que, dans l’état de faiblesse où je me sentais encore, le vin n’agit trop sur mon cerveau, et je refusai.

— Comment ! pas même un verre de vin ? — s’écria le cul-de-jatte.

— Non… je prendrai encore un morceau de pain si vous le permettez…

— Que le diable soit donc ton boulanger, — s’écria le bandit ; — si j’avais su cela…

Puis me regardant presque avec défiance :

— Tu n’es peut-être pas ce que je croyais… tu m’as l’air bien sobre…

— Que pensiez-vous donc de moi ?

— Je t’ai pris pour un crâne qui ne craint rien, et qui à faim… Pour moi c’était une trouvaille, oui… et pour toi aussi… Mais tu ne bois que de l’eau, tu ne manges que du pain… ça me gêne.

— Quand on est sobre, — dis-je au bandit en le regardant fixement, afin de tâcher de deviner sa pensée, — on a le corps plus agile, l’esprit plus sain, et on est meilleur à toutes choses…

— Tu as raison dans un sens… l’ivrognerie peut faire manquer les plus belles affaires… Mais, dis-moi, puisque tu crevais de faim ce matin… ça pourra bien t’arriver encor demain… ou après… si tu n’as pas d’autres banquiers que les voyageurs, dont tu tâcheras de porter les bagages ; je connais l’état… faut faire autre chose avec… pour avoir de l’eau à boire… Allons, un verre de vin ?

— Non.

— Diable d’homme !…

— Écoute… tu es jeune, vigoureux, alerte et crâne… c’est de l’or en barre, ça, mon garçon… si tu sais t’en servir, sans compter que tu es peu connu sur la place… car tu n’es pas Parisien… ça se voit de reste.

— Je suis à Paris depuis trois jours seulement.

— C’est superbe… Ah ! si, au lieu d’être vieux… j’étais à ta place…

— Qu’est-ce que vous feriez ?

Le bandit cligna de l’œil, et dit, après une pause :

— Hum !… tu es bien pressé.

Et il garda de nouveau le silence en se frottant le menton avec satisfaction.

Depuis quelques instants, j’avais sur les lèvres le nom de Bamboche, mais je craignais que, dans sa défiance, le bandit ne voulût pas répondre. Enfin ne pouvant résister à ma curiosité :

— Et Bamboche ? — lui dis-je brusquement.

Le cul-de-jatte bondit de surprise sur son banc.

— Tu connais Bamboche ? — s’écria-t-il.

— Ou le capitaine Hector Bambochio, si vous l’aimez mieux ; — mais, voyant que son étonnement se changeait en méfiance, j’ajoutai :

— Tenez… je suis franc, c’est moi qui suis allé, il y a trois jours, à l’impasse du Renard, demander Bamboche, et je crois que c’est vous qui m’avez répondu.

— Ah ! c’était toi… et qu’est-ce que tu lui voulais à Bamboche ?

— Nous avons été camarades d’enfance, je me trouvais à Paris… je venais demander à Bamboche de m’aider… Maintenant dites-moi où il est…

— Ah | tu connais Bamboche pour ce qu’il est… et tu… venais lui demander aide… ça me rassure… nous pourrons nous entendre, — dit le bandit complétement rassuré.

— Mais Bamboche, où est-il ?

— Ne t’inquiète pas de lui, mon garçon… je ferai pour toi ce que ferait Bamboche en personne.

— Mais lui… où est-il, à cette heure ?

— Lui ?…

— Oui… la maison où vous demeuriez a été envahie par la police… j’ai vu les soldats dans l’impasse, Le lendemain du jour où j’étais allé y demander Bamboche.

— Les gros oiseaux étaient envolés, on n’a pris que les oisillons…

— Ainsi Bamboche s’est sauvé comme vous ? Mais encore une fois, où est-il ?

— Oh ! à cette heure il est bien loin, en Amérique ou en Chine.

— Bamboche était à Paris il y a trois jours, — m’écriai-je, — il doit y être encore.

— Alors cherche et trouve-le si tu peux ; mais que diable en veux-tu faire… puisque, si tu veux, je serai pour toi un autre Bamboche ?

— Merci.

— Tu n’es pas juste : Bamboche est jeune, plein de moyens, tandis que moi, je suis vieux… je baisse… et j’aurais besoin d’un commis

Pour quoi faire ?

Après une pause, le bandit reprit :

— Où loges-tu ?

— Je n’ai pas d’asile…

— J’ai une chambre, nous habiterons ensemble… tu ne manqueras de rien… tiens… et il montra une douzaine de pièces de cinq francs, parmi lesquelles je vis même deux ou trois pièces d’or.

Je ne pus cacher mon étonnement ; le bandit s’en aperçut et me dit :

— Ça te surprend que j’aille sur le port, quand je suis aussi bien lesté, pas vrai ?

— Oui… cela me surprend…

— Je vais sur le port en amateur… depuis deux jours je cherche un commis… je n’avais rien trouvé à mon idée… mais, ce matin, je t’ai rencontré… je suis sûr que tu ferais mon affaire, voyons, bois donc…

Je refusai.

— Tête de fer, va… Enfin, c’est égal, arrangeons-nous, vivons ensemble, tu n’en seras pas fâché…

— Vous ne voulez pas me dire où est Bamboche ?

— Pas si bête… il te garderait.

— Merci du pain que vous m’avez donné… — dis-je à cet homme en me levant, — si je puis un jour… je vous le rendrai…

— Tu t’en vas ?

— Oui…

— Voyons, écoute donc… que diable !…

— C’est inutile…

— Où coucheras-tu cette nuit ?

— J’espère ce soir gagner quelques sous à la sortie des spectacles.

— Oh !… oh !… — dit le cul-de-jatte en paraissant réfléchir à ce que je venais de lui dire, — tu connais déjà les bons endroits… Allons… tu me refuses… ça m’est égal… tôt ou tard je te repincerai… Oui, c’est moi qui te le dis : je t’attends.

Malgré moi je ne pus m’empêcher de tressaillir en entendant avec quel accent profondément convaincu le misérable prononça ces mots :

Je t’attends

Je me hâtai de le quitter, et il me cria :

— Au revoir !

Sans posséder une grande expérience, Je comprenais, malgré les réticences du cul-de-jatte, que, frappé du courage, de la vigueur et de l’énergie presque féroce dont il m’avait vu le matin donner des preuves à mes concurrents du débarcadère, ce misérable espérait exploiter mon dénûment et mon désespoir pour me faire l’instrument de quelque criminelle tentative, se croyant suffisamment rassuré, ainsi qu’il le disait, sur ma moralité, par le fait même de mon ancienne intimité avec Bamboche, de qui je voulais me rapprocher, bien que sa vie hasardeuse me fût connue.

Je me révoltai d’abord à la seule pensée, non pas de devenir le complice du cul-de-jatte, une telle pensée ne me tombait pas sous le sens, mais d’avoir désormais le moindre rapprochement avec lui… Puis à cette résolution sincère succéda une réflexion pleine de terreur… en songeant à la honteuse concession que la faim m’avait déjà arrachée.

— Hélas ! — pensai-je, — n’aurais-je pas repoussé avec l’indignation d’un honnête homme, celui-là qui m’aurait dit qu’un jour… je marcherais côte à côte, bras dessus, bras dessous, avec ce bandit capable et coupable des plus grands crimes ?.. Et pourtant… cette honte, je viens de la subir, et l’espoir de savoir des nouvelles de Bamboche n’a été que secondaire dans ma détermination… l’espoir de manger a été tout pour moi.

À quelles terribles extrémités la faim et les horreurs de la misère peuvent-elles donc nous pousser, — me dis-je alors avec une tristesse navrante, — puisque moi… imbu des meilleurs, des plus solides principes… moi qui ai au cœur une sorte d’adoration divine qui m’impose l’observance du bien, j’ai pu m’abaisser à ce point ? Qu’advient-il donc de ceux-là, mon Dieu ! qui, livrés aux hasards de la vie, sans éducation, sans appui, sans foi, sans frein salutaire, se trouvent dans une position pareille à la mienne ?

Et je m’écriai avec Claude Gérard : — Ô misère ! misère ! seras-tu donc toujours la cause ou la source de tant de maux, de tant de dégradations, de tant de crimes ?
 
 

En attendant la nuit et l’heure de la sortie des spectacles, j’usai toutes les ressources de mon imagination à chercher un moyen de gagner ma vie par des moyens sûrs et honorables ; mais mon esprit s’épuisa dans des combinaisons impossibles.

J’éprouvais une impression étrange, douloureuse, en voyant aller et venir cette foule affairée, qui ne se doutait pas, hélas ! qui ne pouvait pas se douter que ce malheureux, auprès de qui elle passait insoucieuse, ne savait où il gîterait pendant cette sombre nuit d’hiver, et que peut-être le lendemain on le trouverait sur le pavé, à demi mort de froid et de besoin…

L’incertitude où j’étais de gagner de quoi payer ma nuit dans un garni m’effrayait doublement. Être arrêté nuitamment au milieu des rues comme vagabond, c’était pour moi la prison… et la prison m’inspirait tant d’horreur, que je lui aurais préféré la mort… car la prison me mettait dans l’impossibilité d’être utile à Régina, et je ne sais quel instinct me disait que je pouvais atteindre ce but malgré mon obscure, mon infime condition.

Il me fallait donc à tout prix gagner au moins six sous ce soir-là pour m’assurer un gîte pour la nuit. Quant au pain du lendemain… je ne voulais pas y songer.

Le matin, l’ardeur de la faim m’avait rendu brutal, presque féroce… je sentis que la nécessité de gagner quelques sous afin de n’être pas arrêté comme vagabond me rendrait aussi le soir… s’il le fallait, brutal… féroce…

La nuit complétement venue je me dirigeai vers les boulevards et je bus, il m’en souvient, à même du bassin inférieur de la fontaine du Château-d’Eau ; j’allai ensuite me poster aux environs du théâtre du Gymnase ; il me sembla reconnaître, et j’en fus peu surpris, la plupart des gens que j’avais vus la veille et le matin à la descente du bateau à vapeur. Ils étaient assis, ceux-là sur les bornes, ceux-ci sur le rebord du trottoir, quelques-uns derrière les fiacres dont la longue file s’étendait jusqu’à la Porte-Saint-Denis.

En voyant passer sur le boulevard les brillantes voitures qui se croisaient en tous sens, et dont les maîtres couraient sans doute à des fêtes, Dieu m’est témoin qu’il ne me vint au cœur nul sentiment d’envie ou de haine jalouse ; je me disais seulement :

— Ces heureux du jour ignorent pourtant qu’à cette heure des hommes attendent avec une terrible anxiété un gain de quelques sous pour avoir un gîte et du pain, et que si ce soir et demain… encore, leur attente est trompée… après demain… commencera pour eux l’agonie de la faim.

Cette réflexion me rappelait qu’un jour Claude Gérard me disait ces paroles remplies de sens :

— « Moralement, sainement parlant, faire l’aumône, c’est avilir celui qui la reçoit, tandis que lui procurer du travail, c’est à la fois le secourir et l’honorer ; mais au point où en sont malheureusement les choses, il faut se contenter de l’aumône malgré ses dangers, car elle a au moins un résultat immédiat. Aussi est-il une chose qui devrait entrer dans l’éducation des enfants riches, c’est de savoir,

comme point de départ et de comparaison, que par exemple, avec
vingt sous de pain, on peut rigoureusement empêcher dix hommes de mourir de faim. »

J’avais attendu l’heure de la sortie du spectacle, assis au pied d’un des arbres du boulevard, dans un coin obscur et opposé à la chaussée sur laquelle s’ouvrait le théâtre. Brisé de fatigue, je sommeillais à demi.

Soudain je me sentis violemment secoué, j’ouvris les yeux, j’étais entouré d’un groupe de gens de mauvaise mine parmi lesquels j’en reconnus plusieurs dont j’avais déjà remarqué la présence ; au même instant, il me sembla voir, à la clarté d’un réverbère, sur la chaussée opposée, passer la figure sinistre et sardonique du cul-de-jatte ; mais cette apparition fut si rapide, que je pus à peine y arrêter mes regards, de plus en plus alarmé, d’ailleurs, par l’attitude menaçante des gens dont je venais d’être subitement enveloppé.

— Que voulez-vous ? — leur dis-je en me levant pour me mettre en défense.

— Tu es un mouchard ! — me répondit une voix, — nous le savons !

Et au même instant, avant que j’eusse pu prévoir cette attaque, on me saisit par derrière, un mouchoir me fut appliqué sur la bouche et noué derrière la tête en guise de bâillon ; puis, malgré ma résistance désespérée, je me sentis à la fois accablé de coups, poussé et presque emporté jusque dans une de ces petites rues montueuses qui, à cet endroit, débouchent sur le boulevard ; le mouchoir étouffait mes cris ; le grand nombre d’assaillants paralysait mes forces ; cette scène fut si prompte, que j’étais déjà jeté et terrassé au fond de l’allée obscure d’une maison de cette rue, avant que j’eusse pu me reconnaître. Le mouvement occasionné par cette violence fut, sans doute, à peine remarqué des passants, ou considéré par eux comme une de ces rixes ignobles, assez fréquentes aux abords des théâtres.

Renversé sur les pavés de l’allée, criblé de coups dont plusieurs m’ensanglantèrent le visage, ma tête porta rudement contre une pierre ; le choc fut tel, que je perdis à peu près connaissance. Au milieu d’une souffrance à la fois profonde et sourde qui semblait vouloir faire éclater mon crâne, j’entendis une voix dire :

— Il en a assez… allons-nous-en… voilà la sortie…

Il se passa ensuite un assez long espace de temps pendant lequel je n’eus d’autre perception que celle de douleurs très-aiguës ; puis, peu à peu, je repris mes sens ; j’étais glacé et comme perclus ; j’essayai de me relever, j’y parvins avec peine ; sans savoir presque ce que je faisais, je sortis en chancelant de l’allée… la nuit était noire, la rue déserte ; il tombait une neige épaisse ; l’action du grand air me rappela tout à fait à moi-même. Je me souvins seulement alors clairement de l’agression dont je venais d’être victime.

Il devait être tard ; le boulevard, couvert de neige, était absolument désert ; un fiacre pourtant stationnait à l’angle de la rue Poissonnière.

Au bout de quelques pas, je fus forcé de m’arrêter, en proie à un frisson convulsif… Mes dents claquaient l’une contre l’autre ; mes genoux tremblaient ; je ressentais à la tête et à la hanche droite surtout, une douleur si cruelle, que je pouvais à peine me traîner.

Soudain, le bruit des pas lointains et mesurés d’une patrouille me fit tressaillir d’effroi… Mes vêtements en lambeaux, mon visage ensanglanté, l’impossibilité où j’étais de justifier d’un asile, devaient me faire arrêter comme vagabond, si j’étais rencontré par ces soldats…

Je voulus fuir ; mais, vaincu par la souffrance, à chaque pas je trébuchais…

Le bruit sonore de la marche de la patrouille se rapprochait de plus en plus… déjà je voyais luire au loin dans la pénombre de la contre-allée les fusils des soldats… je fis un dernier effort… il fut vain… je glissai sur la neige et je tombai à genoux.

— Mon Dieu ! mon Dieu !… — m’écriai-je.

Et je fondis en larmes, car je n’avais pas la force de me relever.

Tout à coup, un homme, sortant de derrière un des arbres du boulevard, me saisit sous les bras, et me souleva de terre en me disant :

— Voilà une patrouille… on va t’arrêter.

Je reconnus le cul-de-jatte ; il me guettait sans doute depuis la scène de violence qu’il avait provoquée.

— Voyons… veux-tu venir avec moi ? — reprit-il, — ou te faire empoigner ? Entends-tu ?… la patrouille approche…

— Sauvons-nous… aidez-moi à marcher… — m’écriai-je épouvanté.

— Allons donc… flâneur, — ajouta le bandit d’un ton sardonique.

Appuyé sur lui, je pus traverser le boulevard.

— Cocher… vite… ouvre ta portière, — dit le cul-de-jatte au conducteur de la voiture que j’avais remarquée.

Je montai dans le fiacre avec mon compagnon ; la portière se referma sur nous, au moment où la patrouille arrivait à l’endroit du boulevard où j’étais tombé.

Le fiacre marcha longtemps ; pendant ce trajet, le bandit, je ne sais pourquoi, ne m’adressa pas une fois la parole. Ce silence, le balancement de la voiture, la chaleur que j’y trouvais, après avoir tant souffert du froid, me jetèrent dans un engourdissement qui s’étendit presque jusques à ma pensée. Cette fatalité qui, une seconde fois, me rapprochait du cul-de-jatte, me semblait un rêve sinistre ; la voiture s’arrêta, je revins à la réalité.

Mon compagnon, après m’avoir secoué à plusieurs reprises, m’aida à descendre de voiture ; mes contusions me faisaient toujours éprouver d’atroces douleurs ; j’ignorais dans quel quartier nous nous trouvions ; guidé par le bandit, sur le bras duquel j’étais obligé de m’appuyer, je traversai d’abord une sorte de longue cour ou de passage bordé de maisons ; puis, suivant les sinuosités d’une ruelle tortueuse, nous arrivâmes devant un autre bâtiment, dont mon compagnon ouvrit la porte avec un passe-partout ; nous nous trouvâmes alors dans une complète obscurité.

— Donne-moi la main… laisse-toi conduire, et suis-moi, — me dit le cul-de-jatte.

Je ne puis rendre l’impression de dégoût et d’horreur dont je fus saisi lorsque je sentis ma main dans la main de ce misérable… Une frayeur puérile, causée sans doute par l’affaiblissement de mon cerveau, me fit voir dans cette union de nos mains le gage d’une sorte de pacte entre moi et le cul-de-jatte. Il s’arrêta en haut d’un escalier assez rapide, ouvrit une porte, la referma sur nous ; à l’aide d’une allumette chimique, il alluma une chandelle qui éclaira bientôt une assez vaste chambre où nous arrivâmes après avoir traversé un étroit corridor. La chambre en question était tellement encombrée d’objets de toute sorte, qu’il restait à peine la place du lit et de quelques meubles. Plus de la moitié de la fenêtre, dont les rideaux jaunâtres se croisaient scrupuleusement, était envahie dans sa hauteur par une multitude de paquets.

— Voilà un lit… dors… demain matin nous causerons, et, si c’est nécessaire, nous aurons un médecin, — me dit le cul-de-jatte, — tu verras que je ne suis pas si diable que j’en ai l’air.

Tirant alors un des matelas du lit, il l’étala sur le carreau, prit pour oreiller un des nombreux paquets dont la chambre était encombrée, souffla la chandelle et se coucha.

Brisé moralement et physiquement, presque incapable de réfléchir, je ressentis un moment de bien-être inexprimable en me jetant sur ce lit, où je ne tardai pas à m’endormir, car j’avais passé la nuit précédente au milieu des champs et dans une pénible insomnie.

Lorsque je m’éveillai, il faisait jour, mais l’épaisseur des rideaux fermés laissait régner dans la chambre une demi-obscurité. J’entendis le ronflement d’un poêle dont le brasier se reflétait sur le carrelage rougeâtre ; je vis près de moi, sur une chaise, un morceau de pain et une tasse de lait. Surpris de ces prévenances de mon hôte, je regardai de côté et d’autre ; j’étais seul…

Plus effrayé de cette solitude que de la présence du cul-de-jatte, je voulus m’habiller, et je cherchai mes misérables vêtements, mis presque en lambeaux lors de la rixe de la veille ; ils avaient disparu ; mais à leur place, je vis sur le pied du lit, un gilet, une redingote de drap, tout neufs, et une paire d’excellentes chaussures… Cet échange, quoique tout à mon avantage, me désespéra, car dans la poche de ma veste, j’avais jusqu’alors soigneusement conservé le portefeuille enlevé à la tombe de la mère de Régina… mais bientôt, à ma grande joie, j’aperçus ce portefeuille ouvert, il est vrai, sur une table voisine de mon lit.. je le saisis avec autant d’empressement que d’inquiétude… Heureusement je retrouvai tout ce qu’il contenait ; je savais le nombre des lettres. Elles y étaient toutes, ainsi que la croix et le feuillet de parchemin où se voyait tracée une couronne royale entourée de signes symboliques.

Mais bientôt j’eus une crainte. Ce portefeuille enlevé par moi, et pour ainsi dire des mains du cul-de-jatte, huit années auparavant, alors que je l’avais frappé au moment où il venait de violer la tombe de la mère de Régina, ce portefeuille avait-il été reconnu par le bandit ? Soupçonnait-il comment cet objet se trouvait entre mes mains ? dans ce cas, voudrait-il se venger de moi ?

Ma position se compliquait. Je n’osais appeler, j’éprouvais une invincible répugnance à me vêtir des habits posés sur mon lit, habits volés, sans doute… Pourtant, que faire ? La seule pensée de rester dans cette maison m’effrayait. J’essayai de retrouver mes haillons, en vain je les cherchai parmi les objets dont la chambre était encombrée. Je vis là une réunion des objets les plus hétérogènes : des rideaux de soie, des pendules, des chaussures, des morceaux d’étoffes, des habits tout neufs, des châles de femme, des armes anciennes, des douzaines de bas de soie en paquet, des bouteilles de vin ou de liqueur soigneusement cachetées, des statuettes d’ivoire ou de bronze qui me parurent d’un précieux travail, du linge de toute espèce, et je ne sais combien de petites caisses de cigares étiquetées d’une adresse en langue espagnole, tous objets entassés au hasard. Ce rapide inventaire augmenta mes frayeurs ; ces objets devaient être le résultat de vols nombreux, dont le cul-de-jatte était complice ou recéleur ; je voulais à tout prix fuir cette maison, au risque de me couvrir d’habits d’emprunt. Malheureusement la porte était solide et solidement fermée à double tour…

Bientôt j’entendis st porte extérieure du corridor, des pas pesants s’approchèrent, l’on frappa à la porte d’une façon particulière,

Je restai muet, immobile.

On frappa de nouveau et de la même manière… puis, après quelques minutes d’intervalle, je distinguai un léger bruissement sous la plinthe de la porte, et du dehors l’on poussa dans la chambre un petit papier à l’aide d’une lame de couteau longue et acérée ; après quoi les pas s’éloignèrent, la porte du corridor se referma.

Je jetai les yeux sur le papier que l’on venait d’introduire par-dessous la porte ; il était plié en deux ; je le ramassai, je l’ouvris, j’y lus seulement ces mots écrits au crayon, avec cette orthographe :

Demin, — 4 heure du matinon atandcai prai.

Après un moment d’hésitation, je remis le papier près du seuil de la porte ; il s’agissait sans doute de quelque coupable rendez-vous.

Ce nouvel incident redoublait encore mon désir de fuir cette demeure. Afin d’être prêt à tout événement, je revêtis, malgré ma répugnance, ces habits qui ne m’appartenaient pas ; j’ouvris ensuite la fenêtre en la débarrassant des objets qui l’obstruaient. Elle donnait sur une cour, et était élevée au-dessus du sol d’au moins vingt-cinq ou trente pieds. La fuite n’était pas, quant à cette heure, praticable de ce côté.

Après quelques moments de réflexion, je m’arrêtai à une détermination violente : dès que le cul-de-jatte ouvrirait la porte, je me précipiterais sur lui, et, malgré les vives douleurs que je ressentais encore, suites de la rixe de la veille, je comptais assez sur ma résolution et sur mon agilité pour sortir de cette chambre de gré ou de force.

À cet instant même, des pas résonnèrent dans le corridor… je m’armai de courage… prêt à m’élancer dès que le cul-de-jatte ouvrirait la porte ; mais quelle fut ma stupeur en entendant une voix, un chant, des paroles trop connues de moi !

Cette voix était celle de la Levrasse.

Il fredonnait les paroles de la Belle Bourbonnaise, air que le saltimbanque aimait de prédilection…

Tout en chantant, il frappa à la porte, absolument comme avait déjà frappé le visiteur précédent, avant de glisser sous la porte le billet dont j’ai parlé.

N’obtenant aucune réponse, la Levrasse suspendit un moment sa chanson et frappa de nouveau… puis une autre fois encore avec impatience… alors, convaincu sans-doute de l’absence du cul-de-jatte, mon ancien maître s’éloigna en répétant son refrain favori.

Cette rencontre inattendue me frappa de stupeur ; mais je ne fus nullement étonné des rapports qui pouvaient exister entre la Levrasse et le cul-de-jatte, tous deux si bien faits pour s’entendre ; l’aversion que m’inspirait l’ancien bourreau de mon enfance, échappé sans doute à l’incendie de sa voiture, allumé par Bamboche, m’était un nouveau motif de fuir cette demeure, craignant à chaque instant une descente de la police : dans ce cas, malgré mes protestations, je devais, aux yeux les moins prévenus, passer pour le complice du cul-de-jatte et être jeté en prison comme voleur, quitte à prouver plus tard mon innocence… Cet avenir me paraissait bien autrement redoutable que d’être arrêté pour fait de vagabondage…

De plus en plus déterminé à user de la force pour sortir, je pris à tout hasard, parmi les armes anciennes, une espèce de masse en fer damasquiné, moins pour en frapper le cul-de-jatte que pour l’intimider en cas de menaces ou de résistance de sa part.

J’étais encore baissé vers l’amas d’armes que je venais de bruyamment déranger, pour y choisir la masse de fer, lorsque une main s’appuya sur mon épaule ; je tressaillis si vivement… (faisant presque face à la porte, j’étais bien certain qu’on ne l’avait pas ouverte) qu’en me retournant, la masse de fer me tomba des mains…

Je vis le cul-de-jatte debout derrière moi. Il venait d’entrer, non par la porte donnant sur le corridor, mais par un placard pratiqué dans une cloison, dont je ne soupçonnais pas l’existence, la demeure du bandit avait deux issues. Ainsi échouait mon projet de fuite de vive force à la faveur de la porte entr’ouverte.

— À la bonne heure, — me dit le cul-de-jatte, en faisant allusion à mes habits, — te voilà mis comme un seigneur.

Après un moment de silence, je répondis :

— Vous ne voulez pas me rendre les vêtements que je portais ?

— Tu te plains peut-être de l’échange ?

— Oui… car ces vêtements sont volés sans doute, comme tous les objets qui sont dans cette chambre.

— As-tu déjeuné ? — dit le bandit en regardant sur la chaise ; — non ? allons, mange un morceau, nous causerons… Je t’ai fait du feu, je t’ai préparé ton déjeuner. Bamboche ne t’aurait pas mieux traité.

— Une dernière fois, je vous demande de me rendre mes habits et de me laisser sortir d’ici… de bon gré…

Au lieu de me répondre, le cul-de-jatte se baissa, ramassa le billet, le lut, le déchira et me dit :

— Je savais ça. J’ai rencontré le camarade qui revenait d’ici… Tu as lu ce billet ?

— Je vous dis que je veux mes habits, et que je veux sortir d’ici…

— Calme-toi… et écoute-moi… Si tu veux être bon garçon, voilà ce que je te propose… Je t’installerai dans deux petites chambres gentiment meublées. Tu n’es déjà pas mal vêtu. Je te nipperai complétement. Un traiteur t’apportera tous les jours à manger ; je ne veux pas que tu aies d’argent en poche dans les premiers temps… Plus tard, si tu vas bien… tu en auras… je t’en réponds…

— Et en échange de ces bienfaits, — dis-je au cul-de-jatte avec un sourire amer, — qu’attendez-vous de moi ?…

— Trois ou quatre heures de ton temps chaque jour, pas davantage ; le reste de la journée… tu flâneras… tu feras ce que tu voudras…

— Et ce temps, à quoi l’emploierai-je ?

— Je t’ai dit que j’avais besoin d’un commis ? tu seras mon commis.

— Votre commis ?

— Écoute : jouons cartes sur table… depuis une huitaine, je vais sur le port et ailleurs… afin de trouver quelqu’un qui me convienne, je n’ai pas de chance… toutes figures qui, rien qu’à la mine, mettraient en arrêt les limiers de police… et puis des manières !!! Toi, au contraire, tu arrives de province, tu n’es pas connu, tu as l’air honnête, au besoin tu es crâne… et tu tapes dur… tu me vas donc comme un gant, pourquoi faire ? voilà : Je suis, comme tu vois, encombré de marchandises, j’ai des raisons… pour ne pas les vendre moi-même… c’est pas par fierté, parole d’honneur ! je voudrais donc vendre ceci, mettre cela au Mont-de-Piété, troquer autre chose, etc. ; mais, pour commercer ainsi, sans trop éveiller les soupçons, il faut avoir un domicile, être bien vu dans son quartier, vivre un peu de ses rentes, voilà pourquoi je te logerai bien, Je te nipperai bien, je te nourrirai bien… plus tard tu auras ta commission… sur la vente. Ce que tu vois ici n’est rien… j’ai d’autres magasins… et…

— Ah !… vous voulez vous servir de moi pour vendre le fruit de vos vols ?

— Mes marchandises, jeune homme, mes marchandises… tu t’en occuperas d’abord.

— J’aurai donc encore d’autres fonctions ?

— Plus tard, tu iras dans certaines bonnes maisons que je t’indiquerai, présenter des échantillons de cigares de contrebande… et, sous ce prétexte…

— Sous ce prétexte ?

— Ah ! ah ! voilà que ça mord ; tu faisais le dégoûté, pourtant… Eh bien ! sous ce prétexte, tu me rendras de petits services ; je te dirai lesquels.

— Voilà tout ce que vous exigerez de moi ?

— Pour le quart d’heure, oui. Quant aux garanties des offres et des promesses que je te fais, la confiance dont je t’honore te prouve que c’est sérieux.

— Écoutez-moi bien à votre tour. Je vous connais : vous êtes un misérable… vous avez autrefois perdu Bamboche, et parmi bien des crimes encore impunis, sans doute, vous en avez commis un affreux… vous avez violé une tombe !…

— Ce portefeuille… c’est donc cela ? J’avais comme une idée de la chose, — s’écria le bandit avec un sourire farouche et contraint. — Ah ! tu connais celui qui m’a fait manquer ce beau coup ?

— Celui-là, c’est moi.

— Toi !

— Oui, moi. J’étais enfant, alors. Je vous dis cela pour que vous sachiez que je ne vous crains pas, car si, étant enfant, je vous ai à peu près cassé la tête avec une pelle, étant homme je vous la casserai probablement tout à fait avec cette masse de fer. Comprenez-vous ?

— Ah ! c’était toi, — murmura le bandit ; — nous parlerons de cela plus tard.

— Quand vous voudrez, En attendant, vous ne me retiendrez pas de force ici. Quant à vos offres… je mourrai de misère plutôt que de les accepter.

— Tu sens bien, mon garçon, que je ne t’ai pas amené dans mon magasin sans prendre mes sûretés ; à l’heure qu’il est, tu es aussi compromis que moi : les habits que tu portes sont des habits volés ; tu es venu coucher ici volontairement, tu as déjeuné ce matin avec moi, toujours volontairement… tout cela je peux le prouver. Ainsi me dénoncer, c’est te dénoncer. Quant à aller gagner ta vie sur le port, je t’en défie… maintenant, je t’ai signalé comme mouchard… il y a des raisons pour qu’on me croie, et, si tu reparais, on t’assomme tout à fait cette fois-ci. Ne compte pas appeler la garde… tu serais empoigné et emprisonné toi-même comme vagabond, et, deux heures après, on saurait… c’est moi qui te le dis, on saurait que les habits que tu as sur le dos sont des habits volés…

Et, après une pause, le cul-de-jatte ajouta :

— Qu’est-ce que tu dis de cela ?

— Vous êtes un infâme, m’écriai-je.

Le bandit haussa les épaules.

— Un infâme ?… — reprit-il. — Un infâme… Voyons un peu ça ? Hier matin… tu crevais de faim, je t’ai donné du pain ; hier soir tu crevais de froid, je t’ai donné un asile… tu étais couvert de haillons… je t’ai habillé chaudement et à neuf de pied en cap. Trouve donc beaucoup d’honnêtes gens qui fassent pour toi ce que j’ai fait ?

— Mais dans quel but m’avez-vous ainsi secouru ? Pour m’amener au mal ?

— Pardieu !… — reprit le brigand, — c’est clair… ça ! Mais je voudrais bien savoir si les honnêtes gens t’en donneraient autant pour t’amener au bien ?

Quoiqu’il eût un côté paradoxal, ce parallèle m’atterra ; je ne trouvai pas d’abord un mot à répondre… Car, je l’avoue avec honte, avec remords, j’oubliai un moment que Claude Gérard, bien pauvre lui-même, m’avait recueilli pour faire de moi un honnête homme ; mais, je le répète, je fus d’abord d’autant plus frappé du paradoxe du cul-de-jatte, que le souvenir de ma démarche auprès d’un magistrat représentant pour ainsi dire la loi, la société, me vint aussitôt à la pensée… Qu’avait, en effet, répondu ce magistrat à ma demande de travail ? Quels encouragements avait-il donnés à mes résolutions d’honnête homme ? Quelle issue avait-il ouvert à ma position désespérée ?

Il me fallait bien le reconnaître, le bandit était venu à mon secours, lui ! il m’avait recueilli, il m’offrait pour faire le mal un avenir de bien-être et d’oisiveté. Sans doute, en acceptant, je risquais la prison ; mais la misère et la probité ne me conduisaient-elles pas aussi forcément à la prison, ainsi que me l’avait annoncé le magistrat, me disant que, faute d’asile, de ressources et de travail, je serais tôt ou tard arrêté et emprisonné comme vagabond ?

— Prison pour prison, autant attendre cette heure fatale dans le bien-être, qu’au milieu des tortures de la misère, — pensai-je en raillant mon sort avec une profonde amertume, déjà aiguisée de ressentiment. — Bamboche avait raison de me vanter la logique du cul-de-jatte… l’expérience me prouve que mon ami d’enfance voyait juste, j’étais un niais, ce bandit possède la véritable science de la vie. Il compte, il est vrai, sans le déshonneur, sans la souillure ; mais une fois jeté au milieu de prisonniers souillés et déshonorés, quelle différence fera-t-on entre eux et moi ?

Le cul-de-jatte m’observait en silence : il crut deviner que ses propositions et que sa théorie cyniques commençaient d’ébranler ma résolution ; craignant sans doute de compromettre par une trop brutale insistance l’avantage qu’il supposait avoir acquis sur moi, il me dit :

— Écoute, mon garçon… après tout… on fait mal ce que l’on fait par force… je ne veux pas te mettre, moi, le couteau sur la gorge… et abuser de ta position. Te voilà bien vêtu… ce pain et ce lait te suffiront pour la journée… Sors… cherche à gagner ta vie… honnêtement… comme tu dis. Il y a tant de gens vertueux, — ajouta-t-il d’un ton sardonique, — que tu ne pourras pas manquer d’en trouver un qui te mette tout de suite le pain à la main, pour t’empêcher de tourner à mal, comme ils appellent ça… tu n’auras qu’à parler… j’en suis sûr. Mais si pourtant, par le plus grand des hasards, tu étais reçu par ces honnêtes gens comme un chien affamé est reçu dans une bonne cuisine… eh bien… demain tu accepteras cette jolie petite place de commis que je te propose… Ça va-t-il ?

Je restais morne.. pensif ; le bandit reprit :

— Il va sans dire que j’ai assez de confiance en toi pour ne pas te croire capable de vendre les habits que tu as sur le dos, afin d’en acheter de moins bons, et de vivre de la différence… du prix. Maintenant, pour te prouver que je fais ce que je dis, — ajouta le cul-de-jatte, — sors si tu veux… tu es libre.

Et il ouvrit toute grande la porte de la chambre.