Les mystères de Montréal/3/02

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Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 302-312).

CHAPITRE II

un survivant


— Tiens, une lumière là-bas.

— Une lumière ? répondit le capitaine Hawthorne du Scotland.

— Oui ; regardez, capitaine.

En effet il y avait une lumière par le travers de bâbord. Elle pouvait être à quatre milles.

Le Scotland était à 230 lieues des côtes de la Sénégambie et sur le chemin d’aucuns navires qui vont soit au Brésil, soit au cap de Bonne-Espérance. Il s’était détourné de sa route ordinaire pour aller faire de l’eau à l’embouchure d’un petit fleuve.

— Je ne vois pas où cela peut être, dit le capitaine, cette lumière n’est pas celle d’un vaisseau qui navigue ou qui brûle. Il faut qu’elle soit sur une île.

— Nous avons passé ce matin l’île Mahu, et la carte n’en mentionne pas d’autre qui soit habitée dans ces parages.

— C’est peut-être un naufragé qui nous fait des signaux.

— Si nous louvoyions dans cette direction, fit le contre-maître.

— Nous sommes dans un endroit trop dangereux, répondit le capitaine. Ces îles doivent être entourées de récifs ; nous briserions notre coque. Au jour si nous voyons que nous n’avons pas affaire à des cannibales, nous enverrons une chaloupe : en attendant nous allons mettre en panne.

Le capitaine entra dans sa cabine, et après avoir de nouveau consulté ses cartes les plus complètes il acquit la certitude qu’il n’y avait pas d’îles habitées en cet endroit. Peut-être un des petits îlots que la carte mentionnait l’était-il par hasard.

La lumière ne s’éteignit pas de la nuit.

Au jour une petite île était en vue mais elle paraissait très loin, on ne distinguait que son contour. Le capitaine fit jeter la sonde et comprit qu’il n’était pas prudent de naviguer dans cette direction. Alors ayant fait mettre une chaloupe à la mer, il ordonna à son second d’y descendre et d’approcher assez près de terre pour savoir ce qui en était.

Lorsque les marins furent près de l’île, ils distinguèrent un homme qui les invitait par des signes à venir le trouver. Il allait et venait sur la grève comme un fou. Sa chevelure et sa barbe étaient longues, et pour tout vêtement il n’avait qu’un morceau de toile déchiré, enroulé autour du corps.

Comme la chaloupe touchait l’île il alla au devant du second et le serrant dans ses bras lui dit :

— Enfin !… Comme vous êtes bons de venir me délivrer.

Il avait reconnu la nationalité des marins et leur adressait la parole en anglais.

— Qui êtes-vous, lui demanda le second, et comment êtes-vous ici ?

— Je suis un capitaine de navire, et je ne sais pas plus que vous comment je suis ici.

— Quel était le nom de votre navire ?

— Le Marie-Céleste.

— Le Marie-Céleste ! Vous êtes le capitaine du Marie-Céleste.

— Oui, monsieur, ah ! parlez m’en donc, dites-moi ce qu’il est devenu ; comment cela est arrivé.

— Mais ne le savez-vous pas vous même ? Pourquoi l’avez-vous abandonné avec tout votre équipage !

— Abandonné avec tout mon équipage !

— Oui, on a rencontré le Marie-Céleste absolument seul : il allait à la dérive.

— Et la cargaison ?

— Autant que je m’en souviens, elle était en ordre.

— Rien ne manquait ?

— Rien.

— Quel mystère !

— Pour vous aussi ?

— Oui, monsieur ; je me demande souvent si je rêve.

— Mais vous allez nous raconter votre histoire.

— Elle est bien singulière et ce n’est pas le temps de la raconter.

Les matelots pensèrent que cet homme était détraqué. On en voit tant de malheureux marins qui perdent la tête à la suite d’un naufrage ou de quelqu’autre drame de la mer.

Mais l’ancien capitaine du Marie-Céleste n’était pas détraqué et ce qu’il disait était vrai.

Paul Turcotte, grâce à son énergie et à sa force physique avait échappé aux menées lâches de son rival. Depuis deux ans il était confiné dans cette île, exclu de la société des hommes. Un hasard longtemps attendu le tirait de sa solitude.

Le survivant du Marie-Céleste ne trouvait pas de mot pour exprimer sa joie. Il était ému au point de pouvoir à peine parler.

Il dit à ses sauveteurs.

— Avant de retourner à bord, vous me permettrez de vous montrer comment j’ai vécu durant deux ans et comment je pensais vivre le reste de ma vie.

Ayant entraîné les marins sur une petite colline, non loin du rivage, il leur montra une hutte de forme carrée, construite en bambou et appuyé à un quartier de rocher. Elle avait quinze pieds carré et l’intérieur était proprement garni de nattes. Il n’y avait que deux petites ouvertures, l’une — la porte — donnant sur la mer, l’autre — le châssis — sur l’intérieur de l’île.

— Et que mangez-vous ? lui demanda un matelot.

Le Canadien répondit :

— Les premiers jours de mon arrivée je crus que je mourrais de faim. Étant sans fusil je ne pouvais pas chasser, quoique le gibier abondât. La providence vint à mon secours. Comme je me promenais sur la grève, je vis des tortues qui venaient y déposer leurs œufs. J’en tuai et cela me fournit une nourriture excellente. Quelques jours plus tard je me mis à creuser des trous dans la terre, je les recouvrais de branches et le lendemain j’étais sûr d’y trouver des chacals… Tenez, venez avec moi examiner mes trois trappes. Il doit y avoir une demi-douzaine de victimes. Cela fera de la viande fraîche pour emporter à bord.

Les marins suivirent le survivant du Marie-Céleste dans la forêt. Arrivés à un petit sentier, ils examinèrent les trois trappes et trouvèrent dans la première, deux chacals, dans la deuxième, un, et dans la troisième, deux.

— Vous voyez, fit le naufragé en assommant les chacals à coups de massue, que je ne vous ai point trompés en vous promettant de la viande fraîche. Nous en aurons pour six repas au moins.

Deux heures après, Paul Turcotte ayant pris avec lui un plan de son île fait sur de l’écorce et quelques cannes de bambou, et fait transporter à la grève les chacals, s’embarqua dans la chaloupe qui revint à bord du Scotland.

Le capitaine Hawthorne reçut son nouveau passager avec bienveillance. Turcotte lui ayant demandé sur quelle île il avait vécu le capitaine lui répondit qu’il ne le savait pas et qu’aucune carte en faisait mention.

Alors Turcotte, dressant un acte, en prit possession au nom du gouvernement anglais et la nomma Inconnue.

Lorsqu’on sut que cet homme était l’ancien capitaine du Marie-Céleste qui avait disparu mystérieusement avec tous ses matelots, on ne cessait de lui adresser des questions comme celles-ci :

— Pourquoi avez-vous abandonné votre navire !

— Qu’est devenu votre équipage ?

— Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ?

Turcotte répondait à ces questions par d’autres questions et en disant :

— Je ne le sais pas plus que vous, mes chers amis… Mais ce Marie-Céleste a donc fait bien du bruit.

— Oui, répondait-on, car le fait de rencontrer un navire complètement abandonné et sur lequel il ne manque rien, pas même les chaloupes de sauvetage est assez singulier.

Comme on demandait au naufragé de raconter son histoire depuis son dernier départ de Montréal, il se rendit de bonne grâce au désir de l’équipage et des passagers du Scotland, et les ayant réunis le soir sur le pont il leur parla ainsi :

— Dans le mois de mai 1842, j’étais donc capitaine du Marie-Céleste et j’avais à mon bord huit hommes d’équipage, tous de braves gens bien disciplinés. J’étais dans le port de Montréal me préparant à lever l’ancre pour l’Italie. Un matin je reçus une lettre d’un marchand d’Ottawa, me demandant de prendre à mon bord madame Alvirez et son enfant âgé de six ans, femme et fils d’un armateur de Gibraltar, et de bien vouloir les débarquer en cette ville à mon passage. Une affaire pressante rappelait madame Alvirez auprès de son mari. Je me rendis à la demande du marchand parce que je connaissais l’armateur Alvirez. La veille de notre départ de Montréal, si ma mémoire ne me fait pas défaut, un individu parlant le français, l’espagnol et l’anglais est venu me demander de l’engager comme matelot pour faire la traversée, disant qu’il voulait revoir sa famille qui habitait aux environs de Barcelone. Comme un homme de plus ne me nuisait pas, je l’engageai. Ce fut ainsi que nous levâmes l’ancre. Je ne remarquai rien de singulier à bord. Le soir du 31 mai — la quinzième journée de la traversée je me couchai comme d’habitude. Eus-je un songe ou était-ce la vérité ? Je ne le sais pas, toujours est-il que je vis un homme qui se penchait sur moi. J’essayais de l’envoyer et il ne partait pas… Quand je m’éveillai, au lieu d’être dans ma cabine, j’étais dans une chaloupe en pleine mer avec cinq de mes matelots. Ils semblaient sommeiller, j’en pousse un, je lui parle… il ne remue pas… Il était mort et son voisin rendait le dernier soupir. Je réussis à réveiller les trois autres, plus robustes et plus forts… Leur ayant demandé ce que cela signifiait, ils me répondirent qu’ils ne le savaient pas plus que moi. Ils ne pensaient qu’à dormir… Le surlendemain le vent poussa notre chaloupe sur l’île où vous m’avez recueilli. Les trois compagnons qu’il me restait moururent les uns après les autres dans l’espace de huit jours… Pendant deux ans j’ai vécu seul dans cette île… J’espérais toujours qu’un navire passerait en vue et qu’il me tirerait de ma retraite.

Environ six mois après j’en vis un qui passait bien loin. Je montai sur le plus haut rocher et je lui fis des signaux. Hélas, ils ne furent pas aperçus. Et au coucher du soleil j’eus la douleur de le voir disparaître complètement. Je rentrai dans ma hutte plus triste qu’auparavant…

Aucun autre navire, excepté le vôtre, ne vint dans ces parages d’où j’en conclus que mon île n’était pas située sur le chemin des vaisseaux qui sillonnent l’Atlantique, et qu’à moins d’un hasard j’y resterais toute ma vie… Par prudence j’allumais chaque nuit un feu sur un rocher et j’interrogeais l’océan pour tâcher de découvrir une autre lumière… Ah, capitaine, quand j’ai vu votre navire comme j’ai tremblé de crainte de n’être pas aperçu. Mais quand je l’ai vu modérer sa course, comme j’ai été content, et avec quelle impatience, j’ai attendu le lever du jour ! Comment pourrais-je vous rendre ce que vous avez fait pour moi !

— Ne parlons pas de cela ; fit le capitaine, je suis aussi content que vous de vous avoir tiré de cette affreuse solitude. Dites-nous seulement, monsieur, ce que vous pensez du Marie-Céleste.

— Je me perds en conjectures et je donnerais dix ans de ma vie pour éclaircir ce mystère. Qu’en a-t-on dit ?

— Bien des choses, allez, mais l’opinion qui a prévalu est celle-ci : qu’il était survenu une panique et que l’équipage s’était jeté à la mer dans une chaloupe ne faisant pas partie des chaloupes ordinaires du bord, puisque pas une de celles-ci ne manquait.

— Et qu’a dit l’armateur Alvirez, de Gibraltar ?

— Je ne saurais vous le dire, car j’étais à Liverpool dans le temps.

— Je me propose de demander une nouvelle enquête sur ce sujet.

Mais le Scotland voguait rapidement vers les côtes d’Amérique. N’ayant pas été retardé par les vents alizés il avait traversé l’équateur depuis dix jours et la vigie avait signalé la terre à l’ouest. Le capitaine Hawthorne s’entretenait souvent avec Paul Turcotte en qui il trouvait un marin consommé.

Un soir le soleil venait de disparaître à l’occident Hawthorne prenant Turcotte à part lui demanda en montrant l’horizon.

— Que pensez-vous de ce nuage qui vient là-bas ?

— Il vient bien vite, répondit le Canadien en regardant le capitaine du Scotland.

Ces points noirs qui apparaissaient dans le ciel après le coucher du soleil sont l’effroi des marins car ils annoncent un orage qui se fait sentir rudement.

— Je fais carguer les voiles à l’instant, dit le capitaine.

— C’est plus prudent.

Le point noir, comme un troupeau de bisons que le chasseur voit venir de loin, grossissait à vue d’œil.

L’équipage le craignait. Les passagers cherchaient à découvrir quelque chose sur la figure grave de ces marins qui sillonnaient le pont à la course et qui se bousculaient pour monter dans les mâts.

Hawthorne était sur le gaillard d’avant, donnant des ordres d’une voix brève ; Turcotte faisait la même chose sur le gaillard d’arrière.

Les matelots déclaraient n’avoir jamais eu une chaleur aussi suffocante. Ils respiraient dans un atmosphère de souffre.

La mer était calme comme de l’huile : pas une petite brise n’en ridait la surface.

Vingt minutes s’écoulèrent dans ce calme inquiétant.

Tout-à-coup il s’éleva un vent qui fit craquer le navire et faillit le renverser sur son tribord. Le nuage creva et il en tomba une nappe d’eau.

En moins d’une minute la mer fut terrible. Des montagnes d’eau portaient le Scotland jusqu’aux nués et le rejetaient ensuite dans des abîmes sans fonds. L’équipage et les passagers se cramponnaient aux bastingages pour ne pas être emportés par les vagues qui balayaient le pont.

— Amenez les haubans ! cria le capitaine.

— Amenez les haubans ! répéta Turcotte.

On n’eut pas le temps d’exécuter cet ordre.

Un craquement épouvantable se fit entendre… Le navire venait de toucher et sombrait.

On distinguait la côte à deux milles, mais elle était inhabitée et il n’y avait personne pour porter secours aux naufragés.

Turcotte s’était accroché à un quartier de dunette. Ayant regardé autour de lui il ne vit aucune trace du navire si ce n’est une multitude de morceaux de bois qui dansaient sur la crête des vagues.

À cette vue son cœur se gonfla. Le vent le poussait vers la côte et une demi heure-après il abordait sur une terre aride et désolée.