Les mystères de Montréal/3/03

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Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 313-326).

CHAPITRE III

le dîner


Comme George Braun l’avait dit au banquier de Courval, Jeanne Duval habitait Montréal avec sa sœur.

Depuis que nous l’avons vue, à Saint-Denis tomber évanouie dans les bras de sa sœur, en voyant les Habits-Rouges cerner la maison pour arrêter son fiancé, il s’était passé bien des événements.

Madame Duval ne survécut point longtemps à son mari. La maladie — le chagrin — qui la minait, l’emporta dans l’automne de 1841. Avec la chute des feuilles elle alla rejoindre dans le cimetière de Saint-Denis le compagnon fidèle qu’elle pleurait.

Ils sont là tous les deux couchés dans leurs froids tombeaux, à l’ombre de l’église.

Jeanne, Marie et Albert leur ont élevé un monument. Sur l’une des façades on lit ces mots plus éloquents que les jérémiades des poètes :


ici repose
le notaire Matthieu Duval
homme de bien
tué à montréal
par le despotisme des anglais
le 20 décembre 1838
.........................
vous qui avez combattu à ses côtés
priez pour lui !


Plus bas :

auprès de lui
repose son épouse Anna Bibeau,
morte à Saint-Denis le 2 décembre 1840.
unis dans la vie,
ils ne sauraient être séparés dans la mort.


Les trois orphelins restèrent seuls dans la maison avec leurs souvenirs lugubres, chaque objet leur rappelant avec une ironie cruelle les joyeux jours d’autrefois.

En dehors de la maison, c’était la même chose. Les enfants du notaire Duval étaient témoins de ces luttes mesquines que se livraient entr’eux quelques habitants de Saint-Denis.

Ces jours de paix où les habitants de ce village marchaient la main dans la main unis dans le même sentiment — conserver leur religion et leur nationalité — étaient disparus, et cette paroisse, si elle lisait dans ses annales rouges de sang les noms de grands patriotes, lisait aussi ceux de grands traîtres, qui avaient échangé l’honneur de l’ancienne colonie française contre l’or de Colborne.

Aussi comme il était pénible pour les patriotes de voir l’état où la guerre de 1837-38 avait laissé le pays traversé par le Richelieu.

Quatre ans s’étaient écoulés, depuis la nuit où Gore, conduit par la main d’un traître avait promené sa torche incendiaire sur Saint-Denis. Un germe de guerre était resté dans le pays. Il s’était développé et rongeait maintenant des comtés entiers.

À quelles scènes auraient assisté les martyrs de 37-38 s’il leur eut été donné de sortir du tombeau et de venir à Saint-Denis à cette époque de 1841 ? À des combats de fanatisme soulevés par les vainqueurs aux vaincus ? Non, les Canadiens-français avaient forcé le pouvoir à les respecter. Ils auraient assisté à des combats fratricides, déloyaux, œuvre de quelques uns de leurs compatriotes, se dévorant mesquinement, sourdement.

Telle était la situation à Saint-Denis à la mort de madame Duval. Que de soirées les trois orphelins passèrent à sangloter assis dans le boudoir.

Dans le printemps de 1844 un jeune ingénieur civil de Montréal, — nommé George Braun — chargé par la compagnie industrielle Donalson de New-York d’étudier les pouvoirs d’eau de la rivière Richelieu, vint à Saint-Denis.

Il vit Jeanne et Marie et fut frappé de leur beauté. Il se fit présenter à elles et devint amoureux de Marie.

L’ayant courtisée tout l’été, il l’épousa à l’automne au milieu d’un faste en rapport avec sa position.

Comme les affaires de monsieur Braun exigeaient souvent sa présence à New-York, il alla demeurer en cette dernière ville et Jeanne fit partie de la maison.

Peu après Braun ayant été nommé représentant en Canada de la compagnie Donalson qui faisait beaucoup d’affaires en ce pays, il abandonna la pratique du génie civil pour se consacrer entièrement aux intérêts de la maison qu’il représentait. Il vint résider à Montréal et se fit un beau traitement dans cette nouvelle branche d’affaires.

Il établit sa résidence dans le bas de la rue des Allemands et la monta avec luxe. Il menait un gros train de vie et dépensait tous ses revenus.

Cependant il ne rendit pas sa femme heureuse. Quelque temps après le mariage, quand les premiers feux de l’amour furent éteints, la jeune femme s’aperçut que son mari n’était plus le même. Il rentrait tard le soir passant une partie de ses nuits au club ou au théâtre. Il devint renfermé en lui-même, grondeur et menait la maison rondement. Il ne fallait pas attribuer ce changement à ses affaires puisqu’elles étaient très prospères.

Souvent, il voulait faire épouser à Jeanne des candidats de son choix à lui, mais la jeune fille refusait toujours quoiqu’elle fut sans nouvelles de son fiancé de 1837, depuis deux ans.

Jeanne recevait peu et sortait encore moins. C’était par exception et pour faire plaisir à son beau-frère qu’on la voyait à de rares intervalles assister aux fêtes données dans l’aristocratie montréalaise. Pourtant elle était intelligente, instruite, jolie, avait des manières et figurait avec avantage dans un salon.

Les jours de réception, la maison de monsieur Braun était assiégée non seulement par une foule de jeunes élégants, qui n’ont pour eux que le nom de leurs pères — comme il y en a tant à Montréal — mais encore par des partis sérieux, assez âgés et avantageux qui reconnaissaient en Jeanne Duval des qualités précieuses.

La fiancée de 37 écoutait avec indifférence les protestations d’amour qu’on ne cessait de lui répéter.

Pour réponse elle n’avait qu’une parole qui consistait en un refus formel de donner sa main à qui que ce fut.

Cette formule aigrit d’abord George Braun puis finit par le fâcher. Il usa de douceur, représenta à la jeune fille les avantages qu’elle retirerait en s’unissant à un homme distingué et qu’elle n’était pas faite pour rester célibataire.

Comme cela ne produisait aucun effet, le beau-frère changea de ton et dit que si elle ne voulait pas se marier de bon gré, il lui imposerait un homme qu’elle serait forcée d’épouser, l’aimerait-elle ou non.

C’était donc de cette jeune fille qu’avait parlé Braun au souper du « London Club ». C’était en entendant parler d’elle que de Courval avait paru mal à l’aise. C’était à elle qu’il devait être présenté en allant prendre le dîner le dimanche suivant chez son ami.

Le surlendemain, ce dernier annonça la nouvelle à Jeanne, qui était dans le boudoir, attendant l’heure de la grand’messe.

— Connaissez-vous le banquier Hubert de Courval ? lui demanda-t-il.

— Monsieur de Courval, j’en ai entendu parler répondit la jeune fille…

— Eh bien, il dînera avec nous ce midi.

— Ah, viendra-t-il seul ?

— Absolument seul. C’est un intime en affaire, que je tiens à vous présenter.

— À me présenter ; dites vous ?

— Oui, il est si riche : vingt mille piastres de revenu par année.

— C’est en effet un riche banquier.

— Et sa fortune ne peut qu’augmenter… Il est si habile, si prudent… Il ne s’engage jamais dans une spéculation sans l’avoir étudiée à fond.

— Alors avant longtemps, il sera un des Crésus de Montréal.

— Avant trois ans il contrôlera une grande partie des affaires en cette ville.

— Ces célibataires ne pensent qu’à l’argent.

— Pardon, pardon, ils pensent aussi au mariage, et le représentant de la maison Donalson ajouta sur un ton plus bas et en souriant. Et c’est un peu — c’est-à-dire beaucoup — pour vous que celui dont je vous parle vient dîner ici…

— Mais je ne pense pas qu’il me connaisse…

— De vue ? Non : de renommée ! Oui. On lui a parlé de vous et on ne lui en a pas dit trop de mal.

— Allons quelqu’un se serait-il mis dans la tête de lui faire mon éloge !

Quelques-uns serait plus exact, car vous savez comme moi, ma chère belle sœur, que plusieurs messieurs prétendent à votre main, que vous les faites rêver et qu’ils emploient toutes leurs ressources à vous plaire et tâchent de se faire remarquer par vous.

— Je m’en suis aperçu bien des fois, allez, peinée que je suis de ne pouvoir porter le nom d’un de ces messieurs qui me font tant de galanteries.

— Si vous le vouliez, vous le pourriez.

— Non, monsieur George, ces messieurs possèdent mon estime, non mon amour.

— Toujours la même chose… Encore une fois, c’est fatiguant pour vous d’entendre répéter souvent les mêmes paroles, mais de grâce, au nom de votre avenir, de votre bonheur, donnez donc à un autre cette place que s’est conquis dans votre cœur, cet homme que vous ne reverrez jamais

— Que je ne reverrai jamais, dit douloureusement Jeanne en laissant tomber sur ses genoux le mouchoir qu’elle tenait.

— Oui que vous ne reverrez jamais puisqu’il est mort.

— Mort ! En avez vous des preuves ?

— Pauvre jeune fille, voulez-vous que la mer rende ses victimes ?

— Dussé-je attendre ce jour, je l’attendrai.

— Vous ne l’attendrez pas, reprit Braun qui s’impatientait, en frappant sur la bibliothèque : je saurai faire tomber vos caprices de fillette.

La jeune fille ne répondit pas. Elle baissa les yeux, sachant combien terribles étaient les colères de son beau-frère et ne voulant pas l’exciter davantage.

— Jeanne, reprit le membre du « London Club » dont la voix commençait à trembler, le banquier sera ici ce midi ; je ne prétends pas qu’on lui fasse des grossièretés…

— Je n’en ai jamais fait à personne, reprit la fiancée du patriote, et je n’ai pas l’intention de déroger à mes habitudes.

— Alors ne manquez pas d’étudier le banquier. De Courval est un beau nom : vingt mille piastres à dépenser par année, avec la perspective d’en avoir deux fois plus avant longtemps, est magnifique, séduisant…

Sur ce le beau-frère sortit du boudoir. La fiancée de 1837 resta seule, malgré son énergie elle éclata en sanglots.

— Mon Dieu, murmura-t-elle, soutenez moi jusqu’à la fin de cette lutte si âpre. Si Paul Turcotte est encore vivant, faites que je meure plutôt que d’en épouser un autre.

Jeanne Duval n’avait jamais désespéré. On était venu lui apprendre la disparition de son fiancé ; on essayait de lui prouver par des arguments irréfutables qu’elle ne le reverrait point. Il y avait quelque chose qui lui disait de ne pas croire.

Elle passa son mouchoir sur ses yeux et sortit du boudoir.

C’était l’heure de la grand’messe. Elle monta à sa chambre et s’habilla pour aller à l’église. Sa sœur l’attendait au bas de l’escalier.

Hubert de Courval, en homme courtois, fut fidèle au rendez-vous.

À midi moins le quart il faisait son entrée dans le salon de madame Braun, au bras de son compagnon de club.

Il salua madame Braun et lui donna la main. Celle-ci se retourna du côté de Jeanne et dit :

— Monsieur de Courval, je vous présente ma sœur Jeanne.

Le banquier s’inclina gauchement, fit une espèce de faux pas et tomba plutôt qu’il ne s’assit sur un divan placé dans l’angle du salon.

Les deux femmes échangèrent un regard furtif qui signifiait : « Quelle gaucherie !  »

Il balbutia des mots inintelligibles et finit en disant à la jeune fille.

— Lorsque j’acceptai l’invitation de Monsieur Braun de prendre le dîner avec lui, je ne m’attendais pas au plaisir d’être présenté à vous. Votre nom avait déjà frappé mes oreilles et sans vous connaitre, je brulais de vous rencontrer.

— Je puis dire la même chose, répondit Jeanne en lançant un gentil sourire à l’hôte de son beau-frère, je vous connaissais de nom depuis votre arrivée à Montréal, et je ne pensais pas avoir l’honneur de converser, un jour, avec celui qu’on dit un des plus habiles financiers de la ville.

— Oh ! mademoiselle, ce sont des flatteurs ceux qui disent cela !

— À ce compte les flatteurs sont nombreux à Montréal.

On se fit des compliments tour à tour, mais de Courval n’avait pas l’air d’un homme à l’aise dans ce qu’il disait. Il y avait dans ses manières, dans son parler quelque chose de curieux, d’exagéré.

— Monsieur, lui dit Jeanne, ce n’est pas le propre d’un financier d’être aussi complimenteur.

— En effet je ne suis pas né financier, répondit de Courval, et on ne m’aurait jamais vu à la bourse épiant comme un forcené la hausse ou la baisse, si j’avais été laissé à moi-même.

— Cette vie d’émotions ne vous va-t-elle pas ? demanda madame Braun.

— Bien peu, madame, aussi j’ai souvent pensé à liquider mes affaires. Mais voyez-vous on attend la fin d’une spéculation, pendant ce temps on en commence une autre, et comme cela, on finance toujours. On ambitionne de devenir plus riche et on abandonne seulement quand on est mort… ou ruiné…

— C’est un peu l’histoire de tous les hommes de nos jours. Ils passent leur vie à amasser des richesses et ils meurent sans en jouir.

— Si au moins ils en faisaient jouir les autres.

— Je crois, monsieur de Courval, qu’on aura rien à vous reprocher sous ce rapport là, dit Jeanne Duval.

— Vous pensez ?

— Oui, car on dit que vous êtes un de ceux qui répandez le plus d’argent dans la métropole.

— Je voudrais que cela fut, répondit le banquier. Un de mes plus grands plaisirs est d’être utile à ces déshérités de la fortune, à ces pauvres hères qui croupissent dans la misère.

— Cela est une belle et grande œuvre, dit madame Braun, et celui-là seul sait vivre qui sait se rendre utile à ses semblables.

— Pour être riche, on n’a que plus d’obligations à remplir envers les malheureux, continua le banquier.

— La richesse est une arme dangereuse entre les mains de qui ne sait pas s’en servir. Si les riches comprenaient tous le rôle qui leur est dévolu, la terre serait presqu’un paradis.

On annonça que le dîner était servi. Pendant que madame Braun prenait le bras de son mari, de Courval offrait le sien à Jeanne. Ce fut ainsi qu’on prit place autour d’une table magnifiquement servie.

Madame Braun et sa sœur firent gentiment les honneurs de la maison. Jeanne se montra charmante : son beau-frère en fut ravi. Il pensa un instant que le banquier de la rue Bonaventure était tombé dans ses goûts.

Madame Braun ne manqua point de l’inviter à revenir.

— Soyez certaine, répondit-il en sortant, que je n’oublierai pas la maison dont vous et votre sœur faites les honneurs avec tant d’amabilité.

Le représentant de la maison Donalson ne fut rien moins que charmé de la réception dont son ami avait été l’objet.

Il dit à Jeanne :

— Vous vous êtes montrée bien aimable, et je vous en remercie. J’ai cru m’apercevoir que le banquier ne restait pas indifférent à vos beaux yeux. Je l’ai surpris plusieurs fois vous dévorant à la dérobée avec un œil de convoitise.

— Oui à la dérobée ! balbutia Jeanne entre ses dents.

— Comment le trouvez-vous ? continua Braun en marchant dans le salon.

— Charmant, et je suis surprise de voir que nos jolies montréalaises ne se le disputent pas.

— Il sort si peu, voyez vous… néanmoins il observe, il étudie… Et un bon jour, il arrivera près d’une demoiselle, qu’il semble à peine connaître, et lui demandera sa main.

« Pourvu que ce ne soit pas la mienne, » pensa la fiancée du patriote, puis elle continua tout haut :

— Il est temps qu’il fasse son choix car il doit être assez âgé !

— Il a l’air plus vieux qu’il l’est réellement, répondit Braun ; il a eu tant d’inquiétudes avec sa fortune. Et l’inquiétude est pire que la maladie pour faire vieillir… Il a dit qu’il reviendrait, si je ne me trompe.

— Oui il a promis de venir veiller sans cérémonie.

— C’est un honneur qu’il nous fait.

Braun après avoir ainsi plaidé la cause de son ami laissa les deux femmes seules.

Jeanne demanda alors à sa sœur :

— Connaissais-tu cet homme avant aujourd’hui

— Oui ; c’est la seconde fois que je lui parle.

— Et qu’en penses-tu ?

— Il m’a l’air comme il faut, et toi ?

— Moi je ne le connais pas assez pour le juger ; cependant n’as-tu pas remarqué qu’il a certaines manières curieuses ; qu’il ne regarde pas en face et qu’il semble embarrassé pour répondre à certaines questions ?

— S’il ne regarde pas en face, c’est qu’il est timide. Les amoureux sont comme cela : tu dois t’en être aperçu…

— Il peut arriver qu’un jeune homme agisse ainsi ; mais un homme de trente ans, un banquier posé…

— Dans tous les cas nous aurons l’occasion de l’examiner. Il va revenir. George veut l’avoir pour beau-frère.

— Je le sais : il me l’a dit.

— Et tu as répondu ?

— Qu’il n’a pas besoin d’y penser.

— Jeanne, tu es libre. Reste fidèle, si tu veux, à ton serment de 37, mais je t’en prie conduis-toi, de manière à ne pas trop froisser George… Tu le connais… Espérons que Dieu arrangera tout pour le mieux…

— Oui, je l’espère, car il y aurait longtemps que j’aurais mis les murs d’un couvent entre le monde et moi…

Les deux sœurs se turent, l’une ne voulant rien dire contre celui qu’elle avait épousé, l’autre craignant de faire allusion à un passé dont chaque souvenir rouvrait des plaies mal fermées.