Les mystères de Montréal/3/06

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Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 357-367).

CHAPITRE VI

irisko


Les sauvages battirent l’île dans tous les sens. Plusieurs traversèrent le fleuve et fouillèrent les rives. Cependant ils ne voulurent pas s’aventurer trop loin, dans la crainte de quelque piège.

Ils rentrèrent au village les uns après les autres, la tête basse et la figure empreinte d’un désappointement extrême.

— Rage ! cria le vieux chef quand tous ses guerriers furent de nouveau réunis autour de lui, le Grand-Esprit nous en veut… Depuis la dernière lune trois prisonniers nous ont échappé… Y aurait-il quelqu’un ici qui protège ces chiens d’Outeiros ?…

Les guerriers grincèrent des dents. Pourtant Ratraca avait raison de demander cela. Quinze jours auparavant, au cours d’une excursion dans l’intérieur du pays, il avait fait deux prisonniers qui étaient disparus comme par enchantement, pendant qu’on les emmenait dans l’île. Comment s’étaient-ils évadés ? On ne le savait pas.

— Qu’on amène celui qui faisait la garde cette nuit ! fit le vieux chef.

Le gardien, encore souffrant, était couché dans sa hutte. On alla le chercher, il fit son apparition, la tête enveloppée d’une peau de lama.

Les guerriers le regardèrent en tâchant de surprendre sur sa figure quelque chose qui put leur faire deviner les émotions qu’il éprouvait alors. Mais il avait un visage calme.

— Ramos, lui dit le grand chef, avec des yeux farouches, tu n’es pas capable de garder un ennemi qu’on te confie.

Ramos lui répondit :

— L’ennemi s’est glissé dans ton camp comme une couleuvre, et, comme un lâche, il m’a frappé en arrière…

— Tu n’as pas entendu ses pas.

— Non, mais tes guerriers auraient dû l’entendre près de leurs huttes. Car le traître n’est pas arrivé au poteau sans traverser le village.

En entendant ces paroles, le grand chef se demanda si Kaposa, vexé d’avoir été mis au second rang, n’était pas pour quelque chose dans cette disparition. À la dérobée il jeta un coup d’œil mais ne remarqua rien de suspect dans son sujet. Il regarda ensuite le jeune Yvanko. Celui-ci avait eu la même pensée que son chef, car il avait regardé le sauvage soupçonné et il regardait maintenant Ratraca.

Les regards des deux sauvages se rencontrèrent : cela ne fit qu’augmenter les soupçons du vieux chef. Il fut sur le point d’interroger Kaposa. Mais avant il consulta un homme qui, pour lui, était un demi-dieu. C’était Ticondar ; c’est-à-dire, l’homme blanc.

Ratraca lui parla en ces termes :

— Toi qui sais tout ; dis ce qu’est devenu l’Outeiros.

— Le Grand-Esprit l’a fait fuir, répondit le Canadien ; tu l’aurais mangé et cela n’est pas bien. Tant que tu mangeras tes frères, les sauvages — qu’ils soient tes ennemis ou non — le Grand-Esprit te poursuivra sans cesse de sa colère et son bras viendra couper les liens de tes prisonniers.

— Mais que veut-il que nous fassions de nos prisonniers ?

— Que tu ne leur donnes par la mort et que tu ne les fasses pas souffrir.

— Allons donc, reprit le grand chef, tous les autres sauvages, les Outeiros, les Macuros font souffrir et mangent leurs prisonniers.

— Oui et regarde comme ces nations tombent en lambeaux. Si elles continuent dans ces festins horribles, avant longtemps il viendra des hommes blancs qui les feront toutes disparaître. Et après leur mort ces sauvages seront dévorés par un feu plus torturant que les couteaux de leurs ennemis… Toi-même, grand chef Ratraca, tu verras tes guerriers repoussés dans le désert, mourir de faim. Ils se mangeront entr’eux… Eh bien tu me demandais pourquoi tes prisonniers s’échappaient, le sais-tu maintenant ?

Le grand chef ne répondit point. Il était pensif. Se retournant vers ses guerriers il leur dit :

— C’est le Grand-Esprit qui a fait fuir l’Outeiros.

Les sauvages poussèrent un cri de rage et se retirent dans leurs huttes.

Turcotte — surnommé Ticondar — vivait ainsi depuis deux mois sans espoir de retourner parmi les peuples civilisés. Il avait fallu faire cinq cents lieues à travers le désert avant de rencontrer un blanc. De plus il était gardé à vue par les Guaranis, qui voyaient en lui un être puissant, qui les faisait triompher dans les batailles.

Depuis quelques jours cependant il songeait à s’évader.

Une après-midi, il apprit par un sauvage que la tribu des Outeiros était campée à une journée de marche de la rivière Tabajos. Il ne laissa rien voir, mais il se dit en lui-même que s’il parvenait à se rendre chez les Outeiros, Irisko, qu’il avait délivré d’une mort affreuse, lui fournirait les moyens de retourner dans son pays.

Cette idée l’obséda toute l’après-midi. Il retourna auprès du sauvage qui lui avait appris cette nouvelle et l’interrogea sur l’endroit précis où étaient campés les Outeiros.

Le soir venu, il trouva un prétexte pour laisser son cheval sur la rive du fleuve, au lieu de le traverser dans l’île.

Quand la tribu fut plongée dans le sommeil, le Canadien se leva et ayant pris des vivres pour trois jours, il traversa le Tabajos, sella son cheval et partit ventre à terre dans la direction du camp des Outeiros.

Il traversa d’abord un désert des plus arides, puis, ayant rencontré une petite rivière, il en remonta le cours.

Vers le milieu du deuxième jour, il vit à sa droite un grand nombre de tentes. C’était le camp des Outeiros.

Les Outeiros sont comptés parmi les sauvages les plus anthropophages de l’Amérique du Sud. Au besoin ils sont même géophages.

Ils sont d’une haute stature, se tatouent hommes et femmes, ce qui leur donne un aspect repoussant. Ils sont très superstitieux, plus nomades que les Guaranis, vivent sous des tentes en peau de lama et ont un costume tout à fait primitif. Ils parlent à peu près le même dialecte que les Guaranis avec qui ils sont en guerre perpétuelle.

En entrant dans leur camp, l’étranger fut désarçonné et terrassé.

— Est-ce ainsi, leur demanda-t-il, que vous traitez l’ami de votre nation, le protecteur de vos chefs ?

— Tu mens, lui cria-t-on, tu es un Guaranis. Tu en portes le costume et tu vas mourir comme un chien.

Les sauvages le chargèrent de courroies et le traînèrent au milieu du camp, comme on traine un bœuf à la boucherie.

Le prisonnier cherchait le jeune chef qu’il avait autrefois délivré. Ne le voyant pas il dit :

— Demandez à votre jeune chef Irisko, qui je suis, et il vous le dira.

— Irisko ! Irisko ! répondit-on, ah ! sans doute qu’il doit bien te connaître lui qui a passé une journée dans ta tribu. Mais tu t’adonnes mal, il n’est pas ici… Vois-tu cette montagne bien loin là-bas ?… C’est là que tu aurais dû aller…

Et les sauvages commencèrent à rire.

À cette réponse, le Canadien vit disparaître sa dernière planche de salut. Personne ne le connaissait dans ce camp et on lui réservait le sort qui avait été autrefois réservé à Irisko,

— Je ne viens pas ici pour faire du mal à Irisko, reprit-il, je lui ai sauvé la vie il y a quelque temps…

Mais les sauvages ne l’écoutaient pas. Leurs cris barbares dominaient sa voix atterrée. Ils dansaient autour de lui et commençaient déjà à aiguiser leurs grands coutelas pour le festin.

Ils parlaient ainsi entr’eux :

— Le grand chef Olitara doit être ici ce soir. Il arrivera à temps pour le festin.

— Son fils Irisko sera content de pouvoir se venger de ces chiens de Guaranis. Il se rappelle que s’ils ne l’ont pas mangé, c’est qu’ils n’ont pas pu…

— Penses-tu qu’Olitara et son fils mangeraient de ce chien ? Il est trop maigre… Nous ne les attendrons pas un instant, nous commencerons au coucher du soleil…

Les préparatifs avançaient toujours. Le soleil baissait rapidement. L’infortuné Canadien interrogeait en vain l’horizon ; il n’apercevait que la plaine et quelques arbres qui agitaient leurs cimes courbées par le vent.

Enfin le soleil disparut entièrement.

Sans attendre plus longtemps les sauvages s’approchèrent davantage du prisonnier et brandirent leurs coutelas.

Le patriote de 37 comprit que sa dernière heure était arrivée. Il recommanda son âme à Dieu, en demandant pardon de ses fautes. Il revit dans une idée rapide sa vie orageuse : son enfance à Saint-Denis, les troubles, la mort de son père, ses fiançailles, ses naufrages, son séjour dans l’ile, seul au milieu de l’Atlantique, sa délivrance. Et jamais il n’avait été aussi près de la mort.

Un Outeiro jouait sous son nez avec un poignard à la main. Tout à coup il lui vit lever le bras et s’élancer pour le frapper. Il ferma les yeux et sentit le poignard lui entrer dans les chairs.

En ce moment deux cavaliers débouchaient dans le camp à bride abattue. L’un était Olitara, l’autre Irisko.

Alors le Canadien rassemblant toute son énergie, cria de toutes ses forces :

— Irisko, je suis Turcotte, ton sauveteur !

À ces mots le jeune sauvage bondit comme un tigre au milieu de ses guerriers.

— Arrière, fit-il en les renversant, vous tuez mon sauveteur…

Et il se jeta au cou du prisonnier. Celui-ci était inanimé et le sang coulait à flot par une blessure à l’épaule.

. . . . . . . . . . . . . . .

Quand le Canadien revint à lui, il était couché dans une grande tente. Un sauvage encore jeune pleurait à son chevet et un vieillard se promenait non loin.

— Irisko ! murmura-t-il faiblement.

— Pardonne au coupables Outeiros, lui répondit le jeune sauvage : ils ne te connaissaient pas… Sois désormais le bienvenu sous ces tentes… Tu seras traité comme notre meilleur ami.

Le vieillard s’avançant vers la couche du blessé lui dit à son tour.

— L’ingratitude n’a jamais trouvé de place dans le cœur d’Irisko ni dans celui de son père Olitara. Tu m’as rendu mon fils, que je croyais perdu pour toujours, et tu as ramené la joie dans la nation des Outeiros. Nos guerriers ne te croyaient pas, sois en certain.

Le vieillard parlait avec émotion et s’efforçait de faire oublier à l’étranger la manière dont il avait été reçu.

Il fit venir le guérisseur de la tribu pour panser la blessure.

C’était un petit vieux rabougri, qu’on avait en haute estime. Il se retirait souvent dans la forêt pour s’entretenir avec les esprits. Il connaissait les propriétés qu’ont les feuilles et les racines de chaque arbre en particulier. Ainsi il savait que les feuilles de nopal guérissent la toux et les autres affections des poumons et que l’écorce du quinquina combat efficacement les fièvres, il avait reçu en naissant un don cher à tout médecin : celui d’inspirer la confiance à ses patients.

Comme les chefs de la tribu, il avait la tête entourée de plumes rouges, blanches, noires et jaunes. En outre il traînait avec lui un carquois dans lequel il mettait ses remèdes qui consistaient en racinages.

Ce ne fut qu’avec le plus grand respect qu’il examina la blessure du sauveteur d’Irisko et qu’il y appliqua une feuille.

Ce pansement fait il adressa une invocation à des êtres imaginaires et assura au patient qu’avant cinq jours il serait parfaitement rétabli.

Fut-ce pour cela que le malheureux blessé gémit sur sa couche pendant trois semaines, à se demander si la gangrène se mettrait oui ou non dans sa plaie, qui ne se fermait pas.

Enfin un matin il se sentit la force de marcher et de sortir respirer l’air bienfaisant de la plaine.

Ce fut un jour de réjouissance universelle pour la tribu.

Le Canadien fut témoin du jeu favori des Outeiros. C’est un jeu extrêmement dangereux qui laisse souvent après lui de nombreuses victimes. Il consiste à lancer un cheval au galop et à l’arrêter en le saisissant par la gueule ou la crinière.

Les Outeiros sont très habiles à ce genre d’exercice et quelques-uns se font forts d’arrêter un cheval qui passe avec une vitesse de trente milles à l’heure.

Dans une plaine, en dehors du camp, plusieurs sauvages étaient échelonnés çà et là.

Un autre amena un cheval indompté et fougueux, puis il le laissa aller.

Le premier qui tenta de l’arrêter reçut un coup de sabot qui lui déchira la figure, mais le second, ayant été assez habile pour lui saisir la crinière, sauta en croupe et se rendit maître du cheval au milieu des hourrahs de la foule.

Il le ramena au camp puis le lâcha de nouveau et ainsi de suite. La même scène se répéta plusieurs fois. Et chaque fois qu’un sauvage arrêtait le cheval, le chef lui donnait une petite pierre brillante.

Paul Turcotte, ayant examiné ces petites pierres, reconnut des diamants de la plus pure espèce. Les Outeiros paraissaient n’y attacher aucune importance et, quand il en tombait à terre, ils ne se donnaient pas la peine de les ramasser.

— Tu as bien l’air de mépriser ces pierres, dit le Canadien au chef Olitara ; sais-tu que dans mon pays en en donnant une seule, je pourrais vivre un an à rien faire.

— Un an ! pourquoi donc ?

— Ah ! grand chef, tu ignores le faste des hommes blancs. On ne comprend point comment ils s’évertuent à posséder de ces brillants. Ces petites pierres, que tu jettes, sont extrêmement rares chez eux et ils travaillent des mois pour en avoir une.

— Mais tu seras donc riche quand tu retourneras par là, puisque je peux t’en donner plus que tu es capable d’en emporter.

— Serait-ce possible, Olitara !

— Il ne tient qu’à toi d’en emporter. L’Outeiro ne sait que faire de cela ; c’est de la nourriture qu’il lui faut.

« Ironie singulière, pensa Paul Turcotte, Dieu a jeté à foison ces diamants dans un pays où les habitants n’en veulent pas, tandis qu’il n’en a pas mis dans ceux où les habitants en raffolent ! »

La fête terminée, les vainqueurs au jeu défilèrent en montrant combien de pierres ils avaient gagnées et les jetèrent ensuite sans s’occuper où.

Le Canadien en ramassa quelques-unes malgré lui.

Olitara lui dit :

— Pourquoi en ramasser ? Puisque tu en veux, je te conduirai demain dans un endroit où je t’en montrerai qui te feront dédaigner celle-ci.