Les mystères de Montréal/XIV

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Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 56-60).

V

OÙ CLÉOPHAS OBTIENT UN JOB MYSTÉRIEUX.


Cléophas ne resta pas longtemps au service de la corporation.

Sa besogne consistait à arrêter l’eau aux citoyens qui négligeaient de payer leurs taxes.

Un jour il fut traduit devant le comité pour répondre à l’accusation de favoritisme en donnant l’eau sans autorisation à un marchand de lait retardataire dans ses paiements.

Il reçut son congé et par l’influence de l’échevin Donovan, un Irlandais du Griffintown, fut nommé à sa place.

Cléophas frappa vainement à bien des portes pour obtenir de l’ouvrage.

Il se trouva jeté sur le pavé et réduit à lôfer sur les quais, pendant que sa femme s’échinait à gagner sa vie et celle de ses huit enfants.

Cléophas obtenait quelquefois un engagement temporaire pour charger les navires.

Il dépensait le salaire de sa journée à boire chez Joe Beef, il passait ses veillées dans un estaminet borgne du quartier Ste-Anne où l’on dansait le cancan avec des grisettes françaises.

Peu à peu, il s’associait avec les plus mauvais sujets du port.

Un jour après avoir travaillé à décharger du rhum d’un navire de la Jamaïque, il avait réussi à faire sauter la bonde d’une barrique. Entre midi et une heure, au lieu d’entrer chez Joe Beef, pour grignoter son lunch, il s’était muni d’une paille et humait la liqueur à bouche que veux-tu.

Son cerveau fut envahi par les fumées de l’ivresse, il roula sur le quai et s’endormit à l’ombre au pied du mur de revêtement. Il dormit une couple d’heures. Il avait ses manches de chemise relevées jusqu’au-dessus du coude. Sur son bras gauche il exhibait un tatouage des mieux réussis, représentant deux cœurs unis, avec la date de son mariage avec Scholastique.

En ouvrant les yeux il vit près de lui un individu mis avec une certaine recherche et fumant un cigare à l’arôme des plus délicats.

Le monsieur paraissait l’examiner avec une certaine curiosité.

L’étranger lui dit :

— Écoutez, l’ami, savez-vous que vous avez là un tatouage magnifique ?

Est-ce vous qui avez dessiné ces deux cœurs ?

— Je penserais, répondit Cléophas en se levant et en poussant un gros hoquet chargé d’effluves alcooliques. Ça me prend, moi, pour tatouer un homme.

— Vous ne me paraissez pas riche, l’ami. Aimeriez-vous à gagner cent piastres en or en trois jours ?

— Cent piastres en or ! Me prenez-vous pour une tête sèche ? Venez donc pas m’achaler avec votre argent !

— Écoutez, l’ami. Je suis sérieux. Si vous vous engagez à faire sur un jeune homme un tatouage aussi bien réussi que le vôtre, je vous donne cent louis, parole de gentilhomme. Vous ne paraissez pas me croire. Tenez, voici un acompte.

En même temps l’inconnu sortit de sa poche un billet de dix dollars et le donna à Cléophas :

— Maintenant, suivez-moi à une dizaine de pas et vous entrerez dans une auberge que je vous indiquerai.

Cléophas se dépêcha de mettre sa bougrine et suivit l’étranger qui se dirigea vers le marché Bonsecours.

L’individu qui venait de donner les $10 à Cléophas n’était autre que le comte de Bouctouche.

Le comte et Cléophas suivirent la ligne des quais jusqu’au débarcadère des vapeurs de Québec. Ils passèrent sur le Carré Jacques-Cartier, enfilèrent la rue St-Amable et prirent la rue St-Vincent.

Le comte entra dans le restaurant de la mère Gigogne et demanda un salon privé.

Quelques minutes après il fut rejoint par Cléophas.

Le comte commanda une consommation.

Cléophas demanda du whisky et avala une gobe d’imprimeur. Le comte après avoir lampé son chauffeur se redressa et se rejeta en arrière dans sa chaise. Il s’essuya le menton, descendit sa veste et, fixant des regards perçants sur Cléophas, il dit :

— Il y a quelques minutes je vous ai demandé si vous étiez capable de tatouer une image sur le corps d’un individu. Vous avez répondu que vous aviez du talent pour ce genre de dessin. Voici ce que j’ai à vous proposer. Voulez-vous que je fasse votre fortune ?

Voulez-vous en trois ou quatre jours gagner assez d’argent pour vous acheter une terre et vous établir confortablement dans quelque paroisse du Nord de Montréal ?

— Avant de vous répondre, monsieur, j’aimerais savoir à qui j’ai affaire. Voulez-vous me dire votre nom, s’il vous plaît ?

— Pour des raisons que vous saurez plus tard, vous devez ignorer qui je suis. Qu’il suffise de vous dire que j’ai assez d’argent pour vous.

Le comte ouvrit son portefeuille et montra à Cléophas une liasse de billets au montant de six ou sept cents piastres.

Cléophas en voyant cette fortune ouvrit les yeux et sa vue commença à s’égargouiller.

— Diable ! mon ami, dit-il, vous me paraissez assez coppé. Je vois que j’ai affaire à un particulier un peu swell.

— Avec ceux qui me servent bien je ne me montre pas cochonnier. Avant d’entrer dans les explications de mon plan, je veux m’assurer de votre discrétion. Vous allez me jurer votre grande conscience du bon Dieu que vous ne soufflerez pas un mot à qui que ce soit de ce que je vais vous dire.

— Je vous donne ma parole de gentilhomme et je vous jure ma grande conscience du bon Dieu.

Le comte reprit : « Êtes-vous capable de trouver un enfant de six ou sept ans, bien portant, appartenant à quelque famille de pauvres gens. Un enfant qui consentirait à se faire adopter par une des familles les plus riches de Montréal. Je veux le consentement des parents : L’enfant une fois donné, il n’y aura plus de revenez-y.

— Je pense que j’ai votre affaire, dit Cléophas. Justement. Il y a le père Sansfaçon, le charquier de la stand de l’Église Bonsecours, qui pourra vous passer son petit Pite. Le bonhomme a passé au feu dernièrement. Tout son agrès a péri et maintenant il roule au quiers pour un de ses amis.

Cet enfant, il me le faudra pour cet après-midi. L’affaire presse. Une fois que je serai en possession du petit garçon je vous compterai $100 cash.

— Tenez, monsieur, si vous voulez m’attendre ici cinq minutes, je vais aller cri le père Sansfaçon.


La mère Gigogne.

— Bon. Partez et revenez au plus vite.

— Avant de partir, je paie quelque chose, dit Cléophas, qui sortit de sa poche un billet de dix piastres que le comte lui avait donné sur le quai.

Cléophas se colla une grosse cerise dans le fusil et sortit du restaurant de la mère Gigogne.

Dix minutes après, le roulement d’une voiture se fit entendre sur le pavé raboteux de la rue St-Vincent. Cléophas et le père Sansfaçon entrèrent dans l’estaminet.

Le vieux charretier, après s’être rincé la dalle deux ou trois fois avec Cléophas, écouta la proposition du comte.

Le bonhomme voulut savoir le nom de la personne à qui il devait confier son fils.

Le comte refusa et eut raison des objections du charretier en donnant deux billets de $10.

— En fin de compte, dit le père Sansfaçon, vous me paraissez faire de l’argent comme du poil. Je ne crois pas que mon petit garçon ait de la misère chez vous. Je vais vous l’envoyer.

Pendant cette conversation, une voix stridente se fit entendre dans la rue. C’était un gamin qui criait : Une cent pour le Canard ! la Patrie ! le Nouveau-Monde !

— Tiens, dit le père Sansfaçon. Ça s’adonne t’y bien. C’est la voix de mon Pite.

Le vieux sortit de la maison et courut après le gamin qui rentra avec lui chez la mère Gigogne.