Les mystères de Montréal/XVII

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Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 60-62).

VI

OÙ LE PETIT PITE VA CHANGER DE POIL


Le père Sansfaçon, qui commençait à avoir son plumet, gaffa son enfant par le collet et le fit entrer dans le salon privé.

Le gamin résista et dit à l’auteur de ses jours :

— Écoutez-donc, vous, y a des imites pour maganer le monde ! Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Assieds-toi-là, mon fils, dit le père Sansfaçon. Regarde bien monsieur. Il a à te parler.

— S’il veut acheter ma douzaine de Canard, qu’il avinde ses coppes.

Le comte, pour s’attirer les bonnes grâces de l’enfant, lui donna une pièce de vingt cents pour sa douzaine de journaux.

— Merci, monsieur, dit le petit Pite. Vous êtes la pratique la plus « game » que j’aie rencontrée aujourd’hui.

Cléophas, qui connaissait toutes les ruses diplomatiques pour obtenir un coup, dit au comte en souriant :

— L’enfant prendra peut-être quelque chose. Veux-tu prendre un verre de ginger ale, P’ti Pite ?

— Oui, pour vous saluer, seulement je veux avoir un couteau dedans.

— Bigre ! dit le comte, v’là un jeune homme qui est assez avancé pour son âge.

— Je l’ai fait élever pour en faire un « sport », reprit le père Sansfaçon. Tenez, monsieur, si vous le connaissiez comme moi. Cet enfant-là, dans deux ans, a appris à lire dans le « Devoir ». Il écrit la grosse et la petite écriture. Il a fait sa première communion l’année dernière. Il dit ses prières tous les soirs et matins. Aujourd’hui il est dans le monde et il travaille à son compte. Ça vous gagne ses trente cents par jour en vendant des « Patrie », des « Nouveau-Monde » et des « Courrier de Montréal ». Le samedi la vente du « Canard » lui rapporte au moins quatre chelins. Il a beaucoup de talent pour le commerce. Il spécule sur les pigeons et les lapins. Il fait de bons profits, mais il dépense une grande partie de son argent sur les chiens. C’est un véritable « sport ». Dans quelque temps vous verrez que ce sera un des meilleurs « cocassiers » de Montréal.

— Bien, dit le comte. Votre enfant est justement celui qu’il me faut. Voyons, mon petit, aimerais-tu à venir demeurer avec moi ? Je te donnerai de beaux habits, tu t’amuseras quand tu voudras et tu auras toujours de l’argent dans tes poches pour t’acheter des pigeons et des lapins. Il faudra que tu viennes vivre avec moi à la campagne.

Le petit Pite ne prit pas le temps de réfléchir, il consentit immédiatement à suivre le comte.

Celui-ci lui donna une bank-note de $2. L’enfant était aux oiseaux ; il se croyait sous l’empire d’un rêve.

Cléophas grillait de fausser compagnie au riche étranger. Il lui tardait de faire la noce avec l’argent qu’il avait reçu sur le quai.

Le comte se recueillit quelques instants et dit à Cléophas :

— Vous, comment vous appelez-vous ?

— Cléophas Plouf, monsieur, pour vous servir.

— Eh bien, Cléophas Plouf, vous savez ce que j’attends de vous. Vous viendrez me rencontrer demain à deux heures de l’après-midi dans cette auberge. Je vous donnerai alors un autre acompte sur l’affaire. Ensuite nous partirons dans le cours de l’après-midi pour le village où vous devrez faire ce que je vous dirai.

— C’est bien, monsieur, je suis votre homme. Vous pouvez compter sur moi.

Quant à vous, reprit le comte en se tournant du côté du père Sansfaçon, je vous donne $5 en acompte de votre marché. Demain trouvez-vous ici à deux heures avec l’enfant, je vous compterai la balance de vos $100 et tout sera dit.

Le comte appela une dernière consommation, jeta une pièce de vingt cents sur la table et sortit.