Les mystères de Montréal/XIX

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Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 65-70).

VIII

LE PACTE.


À deux heures de l’après-midi le même jour, le comte de Bouctouche était le premier au rendez-vous chez la Mère Gigogne. Cléophas et ses amis ne tardèrent pas à arriver.

Les $100 furent comptés au père Sansfaçon et le gousset du petit Pite résonna du pocket money que lui avait donné le comte.

Cléophas n’avait pas une mise des plus propres. Comme il s’était engagé à suivre le comte dans des pérégrinations mystérieuses, une tenue décente était de rigueur.

Le comte l’envoya chez un tailleur de la rue Notre-Dame qui prit sa mesure pour un suit neuf.

Il fut entendu entre le comte et Cléophas que le départ pour la campagne serait fixé à une date ultérieure.

Le comte savait que Caraquette l’attendait à St-Jérôme.

Le comte, Cléophas et le petit Pite prirent des chambres à l’hôtel Rasco, rue St-Paul, en attendant le voyage.

Cléophas et Ti-Pite se la coulèrent douce pendant cinq ou six jours en attendant les ordres de leur maître.

Le comte était reparti pour St-Jérôme où il posa en minéralogiste et en géologiste experts.

Il fit connaissance avec les notables de l’endroit et eut avec eux des relations les plus agréables.

Trois mois après la mort du vicomte, il fit une excursion dans les environs du village. Sur une terre qui paraissait improductive, il découvrit du minerai de fer, des marcassites, des pyrites de cuivre et des veines d’argent.

Il expliqua aux villageois comment les Laurentides appartenaient à la formation secondaire et qu’elles devaient contenir des mines de charbon et d’anthracite aussi riches que celles de Newcastle. Bouctouche sema l’argent sur ses pas et ne tarda pas à jouir de la plus haute considération dans le village.

Caraquette, qui était en pension à l’Hôtel Beaulieu, observait tous les mouvements du comte.

Il ne desserra pas les dents sur le but de son voyage à St-Jérôme. Sauf la rencontre qu’il eut avec le comte de Bouctouche dans la buvette de l’hôtel, il n’attira aucunement sur lui l’attention des gens de St-Jérôme. Il passait pour un Montréalais en villégiature, amateur de la chasse et de la pêche.

Il avait soin d’éviter le comte dans toutes ses promenades.

Comme exécuteur testamentaire de St-Simon, il faisait toucher tous les mois au comte de Bouctouche des sommes considérables. Il ne pouvait couper les vivres à son ennemi que lorsqu’il aurait la preuve légale de la mort du vicomte.

Laissons maintenant Caraquette à St-Jérôme et retournons à Montréal.

Cléophas était méconnaissable dans le nouvel habillement que lui avait payé Bouctouche.

Il menait la vie à grandes guides. Il ne manquait jamais une course au Parc Lépine où il était un des plus forts piliers de la roue de fortune de Baptiste. Ses palettes étaient toujours chanceuses et il réalisait dans sa journée des sommes assez rondes.

Il avait souvent occasion de rencontrer le père Sansfaçon dont la stand n’était pas loin de l’Hôtel Rosco. Cinq ou six fois par jour il invitait le bonhomme à faire un coup de dé pour la traite dans les auberges en face du Marché Bonsecours.

Un jour Cléophas reçut une dépêche du comte de Bouctouche lui disant de partir le soir même pour Ste-Thérèse avec le petit Pite et ses malles, car ils devaient être absents de là pendant environ un mois.

Cléophas obéit à ses instructions et le soir il arrivait à Ste-Thérèse en compagnie du gamin.

Le comte les attendait avec une voiture et les conduisit à un hôtel.

Le petit Pite eut la permission d’aller visiter le village et le comte et Cléophas restèrent ensemble dans un salon privé de l’auberge.

Bouctouche entama la conversation le premier.

— Eh bien, Cléophas, le gamin est-il résigné à son sort ?

— Le petit Pite est traité comme un coq batailleur. Depuis qu’il a étrenné son nouveau suit, il bomme toute la journée et ne songe plus à retrouver ses parents.

— Bien. Maintenant je vais vous expliquer mon plan. Vous vous rappelez que lorsque je vous vis pour la première fois, sur le quai à Montréal, je vous demandais si vous étiez capable de tatouer une image sur le corps d’un individu. Vous m’avez répondu que oui. Eh bien, ce soir, avec une drogue que j’ai sur moi, nous allons endormir profondément le gamin que j’ai adopté. Pendant son sommeil, vous graverez sur sa peau le dessin que voici.

Le comte tira de sa poche un portefeuille en maroquin et en sortit le morceau de peau tatoué qu’il avait enlevé du cadavre de son fils.

— Vous m’avez compris, vous savez ce que vous avez à faire pour l’argent que je vous ai promis.

— C’est parfait, monsieur. Je suis à vos ordres.

— En ce cas, ce soir après le souper, nous préparerons la drogue qui devra endormir le gamin. Remarquez bien, Cléophas, que si vous m’êtes fidèle, je vous récompenserai en gentilhomme. J’aurai besoin de vous plus tard. Vous allez agir comme mon homme d’affaire dans cette partie du pays.

— Donnez-moi, monsieur, n’importe quel job et vous verrez que je suis fidèle. Pour de l’argent je ferai tout.

Cléophas sortit pour visiter les auberges du village et retrouva le comte après son souper dans l’hôtellerie.

Bouctouche avait fait entrer le petit Pite dans sa chambre et lui dit :

— Écoute, mon petit, je t’ai donné de l’argent et pendant une semaine tu t’es amusé autant que tu as voulu. Aujourd’hui j’ai résolu de te mettre au collège, afin que tu apprennes tout ce qu’il faut pour devenir un gentilhomme. Tous les mois Cléophas ira te voir et te porteras l’argent qu’il te faudra pour payer ton instruction et t’amuser avec tes petits camarades.

Maintenant il se fait tard et tu vas te retirer dans ta chambre. Afin que tu dormes bien, je vais te donner un verre de vin de Port chaud. Ça te fera ronfler comme un moine.

Le comte appela Cléophas et commanda une consommation.

Cléophas rentra quelques instants après avec deux verres.

Le petit Pite après avoir bu le sien sentit sa tête s’appesantir.

Le soporifique commençait à produire son effet.

L’opération du tatouage se fit dans le salon privé de l’hôtel sans que l’enfant échappât à l’influence du soporifique.

Cléophas avait travaillé artistement. Le castor et notre devise nationale furent gravés dans l’épiderme du petit Pite avec une ressemblance frappante.

Pendant quelques minutes après l’opération l’enfant resta sous l’influence du narcotique.

Lorsqu’il se réveilla il ne se doutât nullement de ce qui s’était passé pendant son sommeil. Le lendemain matin le comte de Bouctouche et Cléophas conduisirent le petit Pite au Collège Ste-Thérèse.


Le directeur du collège.

Le directeur lui fit subir un court examen et le jugea digne de commencer ses éléments latins.

L’année scolaire du gamin fut payée d’avance par le comte.

Cléophas reçut l’ordre de son maître de ne pas s’éloigner du village avant quelques semaines afin de surveiller la conduite du nouveau collégien.

Le comte avait retourné près de la comtesse à St-Jérôme.

Un soir, se promenant dans sa cour, il ramassa une lettre mal orthographiée qui fut pour lui un monde de révélations.

L’épître était datée de l’Hôtel Fayette et signée Bénoni.

Voici ce que contenait le papier en question :

« Montréal, 15 août 1879.


« Chère belle tourte d’or,

« Tu sais qu’après ma bataille avec Cléophas le Recordeur m’a condané a pensioner pendent uns mois a l’Hôtelle payettes. J’ai soufère ben de la misère dans cette hôtel. Y a pas de gaz dans les chambres à coucher. Le déjeuné se sert de bonheurs et puis on manje rien qué du squelé. J’ai penser à toi ben des fois. Chère belle gueule en sortant de ché Payette, je me suis rendut toute drette ché ton paire, le vieu Cantfatson. Il m’a dit ousse que t’était engagé. Un gros monsieu te donnait des grosse gage. J’ai trouvé de l’ouvrage ché monsieur michelle Lefève. Je travaille à faire du vinègre toute la journée. Le docteur il ma dit que si je travaillais come ça ben longtemps je deviendrais époitriné parceque l’odeur du vinègre attack les pômons. Je charche de l’emploie ailleurs. Ton paire m’a dit que t’avai gagné assé d’argent pour te poser un œile de vaisselle ce qui t’ambelli beaucoup. Il m’a dit aussi que t’étais pas restée marquée par la picotte. J’irai te voir à la prochaine excursion qui se fera pour les élections de Chaplo. Ça me coûtera rien. Lesse moé assavoir ton adresse pour que j’aie te voir à Singe Erôme. Cher petit ciel noir, je t’aimerai toujours, toute ma vie, je t’embrasse.

« Ton ami,
« BÉNONI. »

« Posse Criptomme. — Un de mes amis me dit qu’à Singe Erôme y a un monsieur Caraquette qui charche un homme de confiance si tu le connais parle lui pour moi. Je suis pas chérant pour les gages.

« BÉNONI. »

Le comte en lisant le nom de Caraquette fit un soubresaut. Son ennemi avait évidemment un plan pour détruire l’œuvre à laquelle il avait consacré tout son temps depuis deux semaines. Il s’agissait de le circonvenir. Pour cela la première chose qu’il fit, fut de tirer les vers du nez de sa servante.

Ursule interrogée par le comte avoua qu’elle était fiancée à Bénoni, que ce dernier avait été injustement condamné par le Recorder et qu’il avait purgé une sentence d’emprisonnement. Elle avoua aussi qu’elle avait rencontré un homme portant un chapeau de castor gris et qu’il lui avait dit qu’il donnerait une place lucrative à son amant.