Les mystères de Montréal/XXXIII

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Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 102-104).

II

MINES ET CONTREMINES.


Bénoni entra chez le père Sansfaçon au moment où celui-ci s’asseyait à table pour prendre son déjeuner composé de grillades de lard salé et des patates revenues dans la poêle avec des oignons.

Madame Sansfaçon ouvrit la porte au cavalier d’Ursule en lui faisant une moue de mauvaise augure. Pour le saluer elle lui dit :

— Tiens, c’est toi, visage ! Tu viens de chez Payette ?

— Quel mal y a-t-il à ça ? Votre vieux y a passé quelque temps.

— Allons, allons, la vieille, fit le vieux charretier, dont la langue s’était épaissie par une couple d’absinthes prises avant son repas. Bénoni et moi, nous sommes gros manche. Il est presque de la famille, quoi ! Viens, Bénoni, on va te mettre un couvert et tu vas déjeuner avec moi.

La mère Sansfaçon ne regardait pas Bénoni d’un bon œil. Elle lui attribuait tous les troubles survenus dans son ménage. Son vieux était devenu paresseux et ivrogne. Il avait vendu l’agrès qu’il s’était acheté avec l’argent qui lui avait été donné par le comte de Bouctouche. Il ne possédait plus qu’une vieille voiture aux ressorts brisés, voiture qui n’avait pas été vernie depuis le commencement de la crise en 1873. Les coussins étaient sales et éventrés, les vitres des lampes étaient noircies par la fumée des chandelles de suif qu’il y brûlait.

Le père Sansfaçon ne roulait que la nuit et rentrait à trois heures du matin ivre comme un porte-faix, après avoir dépensé toute la recette de ses courses.

La bonne femme Sansfaçon pour faire bouillir la marmite, allait travailler en journée. Cunégonde, sa fille cadette, gagnait $2 par semaine à faire des torquettes chez McDonald.

Ursule, en sortant de prison, avait passé une couple de jours sous le toit paternel, mais l’inconduite de son père et les scènes scandaleuses dont elle était témoin la forcèrent à chercher un asile chez des amis.

Le vieux charretier fut interrogé par Bénoni au sujet du petit Pite.

Pendant l’incarcération de son père, le gamin était parti de Ste-Thérèse. Comme il était rendu au bout de son peloton et comme il abhorrait le toit paternel, le mauvais sujet traînait les rues de Montréal et gagnait sa vie à vendre des « Star », des « Patrie » et des « Courrier de Montréal ».

Le père Sansfaçon à son tour posa des questions à Bénoni.

— Dis-moi, mon fiston, qu’est-ce que tu penses du bourgeois qui a amené le petit Pite à St-Jérôme ?

— Ah ! pour ça, père, c’est bien difficile. Il y a bien du micmac là-dedans. Si le petit Pite parlait, il pourrait nous mettre sur la piste. Cléophas, la dernière fois que je l’ai vu, était bien coppé. Il dépensait de l’argent comme un Canadien revenu de Californie.

— Ce grand Jack de Cléophas est dans les secrets du monsieur qui est mort à Ste-Thérèse. Il faudra l’amener veiller avec nous et lorsqu’il sera en fête il pourra nous donner des informations.

— Dans le fond, Cléophas ne m’aime pas. Il m’a pris en grippe depuis que je lui ai fait manger de l’avoine auprès d’Ursule.

— C’est correct. J’admets que Cléophas se méfiera de toi, mais, moi, je pourrai dénicher un beau merle, si j’apprends où il est allé, certain soir, avec un coffre qui contenait son trésor.

Travaillons chacun de notre côté. Le premier qui mettra la main sur le magot le partagera avec l’autre.

Après avoir trinqué avec le vieux charretier, Bénoni sortit de la maison et alla se promener sur la rue des Commissaires avec l’espoir de rencontrer Cléophas.

Comme il logeait le diable dans sa bourse, il lui fallut gagner quelques sous dans sa journée.

Il travailla toute la matinée au déchargement d’un steamer. À midi il avait gagné une somme suffisante pour se payer un dîner et un coucher.

Vers deux heures, en flânant à la porte d’un hôtel, il vit passer Cléophas en compagnie de l’homme au chapeau de castor gris.

Bénoni les suivit à une courte distance et les vit entrer dans l’hôtel du Canada.

Il fit pied de grue pendant une heure sur la rue St-Gabriel. Il vit sortir Cléophas qui prit la rue Ste-Thérèse et s’engagea dans la rue Notre-Dame.

Il résolut de faire de la police secrète pour son propre compte.

Il rabattit son feutre sur ses yeux, boutonna sa blouse jusque sous le menton, et les mains plongées dans ses poches, il suivit maître Cléophas.

Celui-ci continua sa route en ligne droite. Il passa le carré Dalhousie et suivit la rue Ste-Marie jusqu’au marché Papineau.

Là, Cléophas s’arrêta et regarda en arrière pour s’assurer si ses mouvements n’étaient pas observés par quelqu’un.

Il ne reconnut pas Bénoni qui marchait la tête baissée à une cinquantaine de pas en arrière.

Cléophas monta le chemin Papineau.

Il marchait avec une allure plus allègre, comme un amoureux qui va à son premier rendez-vous.

Bénoni le suivait toujours et ne perdait aucun de ses mouvements.

Rendu près de l’ancien cimetière des soldats, Cléophas se retourna de nouveau.

Cette fois encore il ne vit pas Bénoni qui continuait sa route et marchait en arrière d’un voyage de foin qui le masquait.

Cléophas entra dans un champ.

Bénoni le vit enlever une planche dans la vieille clôture du cimetière.

Qu’allait-il faire là ?

Bénoni à son tour pénétra dans le champ, et il regarda dans le cimetière à travers les fentes de la clôture.

Il vit Cléophas s’approcher d’un tertre et examiner le terrain pour voir si le gazon n’avait pas été remué.

Bénoni se dit :

— C’est là où il a caché son magot. Ça c’est sûr.

Il ne fera pas se fouiller avant la nuit de crainte d’être vu par la police qui l’empoignerait à coup sûr.

Cléophas sortit du cimetière.

Bénoni resta à son poste et parut faire de sérieuses réflexions sur la situation.