Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/05

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M. Lévy (tome Ip. 49-61).

V

LE CABINET DE SON ÉMINENCE.


Pompeo n’avait opposé aucune résistance, il suivit ses deux guides en homme résigné.

Une heure du matin sonnait alors à l’église de Saint-Gervais. Le froid était vif ; l’un des deux masques marchait devant l’Italien, l’autre le suivait avec un falot projetant d’inégales lueurs sur le pavé.

Arrivés devant l’Hôtel de Ville, les deux masques s’arrêtèrent. Ils hésitaient à suivre la longue ligne des quais ou à couper en biais par les rues qui aboutissaient au quartier Saint-Honoré.

— Où me conduisez-vous ? leur demanda Pompeo.

— Au Palais-Cardinal, où nous attend Son Éminence.

— Quoi ! Son Éminence veut bien se mêler de pareilles bagatelles ! objecta Pompeo avec un rire contraint.

— Son Éminence s’est réservé le droit de souveraine justice en ce beau royaume ; c’est à elle seule que vous répondrez, dit à Pompeo le premier masque, en lui montrant, à la clarté du falot, la bourse qu’il examinait.

— Par ma foi ! reprit Pompeo, je ne croyais pas qu’on pût faire tant de bruit pour une bourse !

— Connaissez-vous le blason ? savez-vous quelles sont ces armes ?

— Non, de par le diable ! j’attache fort peu de prix aux distinctions. Peu m’importent les broderies d’un sac d’écus, c’est le fond qui m’intéresse. Permettez-moi seulement de vous dire, messieurs, que vous récompensez mal en ma personne le mérite et le courage. De quoi s’agit-il, en effet ? D’une dame que j’ai sauvée, et qui m’a donné ce que tout à l’heure on m’a repris.

— L’argent d’un accusé, mon honorable seigneur, appartient toujours à la justice.

— Oui, comme la sacoche du passant revient au voleur, dit Pompeo avec ironie.

— Seigneur Pompeo, reprit le masque, connaissiez-vous cette dame ?

— Pour la première fois, ce soir, je viens d’entendre prononcer son nom.

Les deux masques et Pompeo avaient pris le chemin par les rues, comme le plus court ; ils passaient alors devant l’église des Prêtres de l’Oratoire, dans la rue Saint-Honoré. Tous deux se rapprochèrent instinctivement, laissant Pompeo marcher devant eux.

— Vous seriez-vous trompé ? dit au plus grand celui qui portait le fallot.

— Nullement, nous sommes ici sur la piste d’une découverte importante. Seulement nous avons affaire à un homme fin, rusé ; il niera jusqu’à la mort que cette bourse appartient à la duchesse de Fornaro.

— Vous croyez que ce sont là les armes de la duchesse ?

— Assurément ; ce sont celles du duc de Fornaro, son mari, unies aux siennes. Je les reconnais.

— En ce cas, vous seriez porté à croire que cet Italien est un des familiers de la duchesse ?

— Peu importe ; ce qu’il nous importe d’éclaircir, c’est que la duchesse se cache à Paris sous le nom de la comtesse Alvinzi…

Tout en parlant ainsi à voix basse, les deux guides de l’Italien surveillaient chacun de ses mouvements ; ils reprirent leur place, l’un en avant, l’autre en arrière de lui, après avoir échangé encore entre eux quelques phrases.

En toute autre occasion, Pompeo, à qui le ciel avait départi une force peu commune, eût pu aisément se débarrasser de ces deux hommes ; un coup d’estocade ou de stylet l’eût rendu libre. Mais il se sentait alors poussé par une curiosité irrésistible, à l’éclaircissement de cette mystérieuse aventure ; il se voyait le héros d’un drame imprévu, où peut-être il allait jouer le rôle d’un autre. La pensée de Mariette le retint. La jeune fille courait-elle un péril, ou celui qui l’aimait se trouvait-il menacé ? La comtesse Alvinzi allait-elle se voir confrontée à Pompeo ! Quel serait le dénoûment d’une pareille scène ? Interdit, confondu, Pompeo se perdait dans un dédale de conjectures. Cet homme masqué lui avait dit son nom. Où l’avait-il vu ? était-ce un ennemi ou un simple sbire du cardinal ? En se rappelant qu’il allait bientôt répondre à un ministre aussi redouté que Richelieu, l’Italien sentit faiblir son courage. Il se raffermit en songeant que Mariette avait le cœur trop bon pour être ingrate ; il se dit qu’elle viendrait à son secours. Depuis quelques instants, ses deux guides doublaient le pas : les abords de l’hôtel de Richelieu, nommé depuis le Palais-Cardinal, qui se déroulaient dans l’ombre, prenaient pour lui l’aspect d’une prison austère et sombre.

Achevé en 1636, ce grand et bel édifice renfermait alors un prince de l’Église, chétif et malade, recourant à tout pour se guérir, même aux secrets dangereux des charlatans. Trois ans plus tard, un testament de Richelieu cédait le Palais-Royal à Louis XIII ; le ministre avait renoncé à toutes ces magnificences. Pompeo remarqua une seule fenêtre éclairée d’un reflet vif et rougeâtre ; c’était la pièce où Son Éminence travaillait. Corrigeait-il alors les vers de Mirame ou de quelque autre tragédie dont il s’obstinait à se déclarer le père ? Entouré de ses chats pour auditeurs, seul au milieu des ténèbres et du silence, Richelieu songeait-il au poëte Desmarets ou à la maison d’Autriche ? Pompeo l’aventurier, Pompeo l’Italien pouvait-il se flatter d’attirer l’attention d’un pareil homme ?

Cependant le masque venait de déposer son falot sous le porche du vestibule des gardes.

Cette pièce n’avait pour tout ornement qu’un râtelier assez imposant de lances et de piques ; on y voyait des pertuisanes dorées, des hallebardes suisses et des arquebuses allemandes. Pour les gardes du cardinal, les uns jouaient aux dés, d’autres aux cartes, mais tous silencieusement, comme si le moindre bruit eût dû les trahir et les exposer au courroux de Son Éminence. Le cabinet du ministre était cependant assez éloigné de cette salle, les deux masques en prirent le chemin en faisant signe à Pompeo de les suivre.

Quand ils furent dans la galerie, le masque qui avait porté le falot salua l’autre respectueusement, puis se retira.

— Attendez-moi ici, dit à Pompeo celui qui demeurait seul avec lui.

Il poussa alors le bouton d’une porte au bout de la galerie, il la referma ensuite sur lui, et Pompeo l’entendit gratter à la tapisserie jusqu’à trois fois.

Un frottement léger, pareil à la fermeture d’une portière de damas, l’avertit que le masque venait d’entrer.

Pompeo ne se trompait pas, l’homme en question se trouvait alors devant le cardinal de Richelieu.

Le ministre était renversé plutôt qu’assis, dans un vaste fauteuil de damas violet, dont la couleur sombre faisait encore mieux ressortir son teint jaunâtre et plombé. En vérité, rien qu’à le voir ainsi, pâle et défait, les deux mains croisées sur le dos de l’un de ses chats favoris, le corps roulé dans une longue fourrure d’hermine, entouré de fioles et de papiers, on se sentait pris d’une indicible compassion. Quelques mèches rares de cheveux gris s’échappaient de sa calotte ; sa bouche était crispée par un mouvement fébrile, ses yeux éteints et bordés d’un cercle noir. En un mot, le cardinal avait plutôt l’air d’un moribond engourdi par la souffrance, que d’un ministre dont la voix ferme commande, dont le bras et la tête peuvent agir.

La chambre de travail où il se trouvait n’était guère de nature à dissiper la teinte mélancolique de ses idées. La tenture en était violette, et n’avait pour ornement que le portrait de Louis XIII et un cabinet d’Allemagne, dont chaque tiroir se trouvait alors ouvert. Un Christ, d’Annibal Carache, occupait le panneau du milieu ; pour tous sièges, il y avait des pliants.

La table était couverte de dépêches et de livres. Près de l’encrier en bronze doré, soutenu par quatre syrènes, dormait un des chats de Son Eminence ; un autre reposait sur ses genoux, un troisième aux pieds des chenets à fleurs de lys.

Quand l’homme eut passé le seuil, il porta la main à son masque comme pour l’ôter. Le cardinal laissa échapper un geste de répugnance.

— Restez ainsi, lui dit-il ; ne nous connaissons-nous pas, docteur ?

Le personnage en question remercia le cardinal d’une voix mal assurée. Il n’avait pas remarqué sans un secret déplaisir le ton aigre de Son Eminence ; il pressentait une tempête. Richelieu semblait absorbé ; on eût dit que la présence de cet homme le trouvait morne, insensible. Ce visiteur nocturne portait une rhingrave de velours noir, des hauts-de-chausses et des bas de même couleur. Un rabat fané remplaçait chez lui la colerette à guipures. Il était de taille moyenne et d’une telle maigreur, qu’il eût semblé vraiment qu’on eût pu voir le jour à travers ses mains osseuses.

Il obéit au désir du ministre et garda son masque.

Ensuite il s’inclina à deux fois devant le cardinal, et s’assit sur un pliant qu’il roula près du fauteuil de Richelieu.

Ainsi établi, il releva de sa main gauche jusqu’au poignet la manche de sa rhingrave, et de la droite il s’apprêta à tâter le pouls de Son Eminence.

Par un mouvement subit, le cardinal repoussa son fauteuil comme s’il eût craint le contact d’une couleuvre.

— Arrière ! il s’agit bien de cela vraiment, docteur, s’écria-t-il comme un homme qui sort d’un rêve. Lisez, lisez cette lettre ; elle prouve à quel point vous négligez mes commissions. Un avis pareil, un avis que je m’attendais à ne devoir qu’à votre zèle ! D’où venez-vous ? Parlez, que savez-vous ? pourquoi m’avoir fait attendre ?. Cela est bon pour le roi, monsieur ; prenez-y garde, je finirai par croire que vous aussi vous êtes du côté de mes ennemis.

Un accès de toux violent interrompit le cardinal, dont les joues s’empourpraient du feu de la colère, dont la respiration devenait plus brève, dont le regard brillait d’une expression singulière de rage, de mépris et de vengeance. Il souleva un lion doré sous lequel plusieurs papiers reposaient, puis après avoir jeté un coup d’œil rapide sur l’un de ces écrits, il le présenta au docteur.

Le médecin, après l’avoir parcouru quelques secondes, réprima un léger trouble de satisfaction, et se composant un sourire hypocrite :

— Je puis maintenant, répondit-il, remercier Son Eminence.

— Pourquoi ? demanda le ministre.

— Son Eminence ignore de qui lui vient cet avis ?

— Entièrement.

— Dès lors, Son Eminence me force à rompre avec tout projet de modestie ; cet avis lui vient de moi.

— De vous ? reprit Richelieu.

Le cardinal demeurait surpris ; il examina le docteur d’un air incrédule et en pinçant sa royale grise à son menton :

— Ce n’est pas là votre écriture, monsieur, objecta le ministre au docteur.

— C’est celle de mon secrétaire Didier.

— Et tous ces détails sont vrais ?

— Parfaitement vrais, je le jure.

— Ainsi, la duchesse de Fornaro est à Paris ?

— À Paris, depuis six semaines.

— Et sous le nom de la comtesse Alvinzi ?

— Oui, monseigneur. Elle habite un hôtel obscur dans la rue des Lions-Saint-Paul. Quel intérêt a pu ramener à Paris une femme qui doit y alarmer votre politique et qui connaissait Léonora Galigaï ? de quels conciliabules secrets sa maison est-elle le théâtre ? C’est ce qu’il faudrait approfondir. Mais cette lettre vous instruit assez du danger réel qu’il y aurait à donner asile dans Paris à la femme du duc de Fornaro. Dans la guerre récente de la Valteline, et pendant que le duc tenait pour les impériaux, avez-vous oublié les menées coupables de la duchesse ? Cœutz et Savelli sont ses amis, elle entre dans les intérêts de l’Espagne, elle a partout des émissaires, des agents. Le marquis de Leganez lui écrit, elle pleure encore la défaite de Jean de Vert. Un faible ennemi qu’une femme, direz-vous, une Italienne venant abriter ici ses intrigues sous la protection de la reine mère ! Apprenez donc, monseigneur, que l’un de ses émissaires, rencontré ce soir même par moi, ne me parait pas être venu pour rien à Paris.

— De quel homme voulez-vous parler, docteur ? demanda le cardinal d’un ton radouci, mais dans lequel ne perçait que trop son trouble.

— D’un certain Pompeo dont Votre Éminence doit se souvenir. C’est lui qui attaqua à main armée, il y a quinze ans, les dépêches que vous faisiez passer alors au marquis de Cœuvres. Vous veniez d’entrer au conseil, la reine mère vous avait créé ministre. Le duc de Savoie et la république de Venise voyant avec quelque inquiétude les Espagnols maîtres de la Valteline, avaient fait une ligue avec la France pour le recouvrement de ce pays. Le marquis de Cœuvres avait le commandement de ces troupes. Vos conseils lui épargnaient les obstacles suscités par l’Espagne, vos dépêches ou plutôt vos instructions lui traçaient la marche à suivre. Un homme hardi, un homme appuyé, payé même par la maison d’Autriche, s’en empara près de Parme.

— Oui, cela est vrai, reprit Richelieu ; mais cet homme fut puni, j’obtins du tribunal de Florence qu’il serait enfermé à tout jamais, par forme d’exemple, dans l’un des cachots du palais Strozzi. Tu vois que je fus humain, car à ma place, d’autres l’eussent fait décapiter sur le pont du Saint-Esprit. Tu dis donc qu’il s’est sauvé ?

— Je dis, Éminence, qu’au seul tintement de cette sonnette, vous le verrez apparaître en ce cabinet.

Le cardinal fit un bond.

— Es-tu donc magicien ?

— Peut-être.... Cet homme a été rencontré par moi et Jaquet, l’un de vos sbires, au cabaret de la Pomme de pin ; une bourse aux armes de la duchesse a été saisie entre ses mains, nul doute qu’il ne puisse nous donner des renseignements sur la vie mystérieuse que mène à Paris la duchesse de Fornaro.

— Voyons cette bourse.

— La voici, Éminence, répondit le médecin en présentant la bourse au cardinal.

— C’est bien cela, murmura le ministre en examinant le carton d’armes gravé sur ce frêle tissu ; d’un côté les armes de Térésina Pitti, de l’autre celles d’Andréa Fornaro, maison altière, ennemie, foyer de trames rebelles et de discordes sans fin ! À celui qui me reprocherait de vouloir combattre l’hydre d’Autriche, le vainqueur de la Rochelle pourrait répondre par cet écusson audacieux du duc et cet exergue Potius mori ! Et cependant Andréa Fornaro mourait l’année même où nous forcions le Pas de Suze, il mourait le jour où je déjouais mes ennemis ! Deux ans auparavant, Chalais avait eu la tête tranchée ; le comte de Soissons, conspirateur plus heureux que Chalais, se sauvait à Rome. Oui, mais le duc de la Vallette, mais Montgaillard, et, bien avant eux, ce Concini, qui était aussi un Italien. Il faut que je voie cet homme à l’instant, dit Richelieu d’un ton bref.

— Permettez, Éminence, savez-vous d’abord ce que vous voulez faire de la duchesse ?

— Ce que j’en veux faire ? répondit le cardinal dont les doigts crispés s’allongèrent en ce moment comme ceux du tigre longtemps endormi, écoute et tremble !

Le docteur recula son fauteuil par un mouvement instinctif, le cardinal était si pâle, qu’il en eut peur.

— Docteur, reprit-il, tu m’as prévenu trop tard ; quelqu’un t’avait devancé.

— Et qui donc, monseigneur ?

— La duchesse elle-même, regarde !

Le docteur vit alors le cardinal entr’ouvrir sa simarre avec précaution ; il en tira un papier, le déploya et le lut lui-même d’une voix tremblante. Il était ainsi conçu :

« Monseigneur, celle qui vous écrit n’est déjà plus en votre pouvoir. La duchesse de Fornaro s’est placée d’hier sous la protection de la reine, qui l’aime et vous hait. Elle continuera à déjouer tous les efforts de votre police. Quand vous recevrez ce billet, vous prodiguerez vainement les menaces et les recherches. Un devoir impérieux m’a seul fait quitter l’Italie ; je ne venais pas, croyez-le, vous voir ou vous chercher dans Paris ; je ne venais pas non plus y recommencer les intrigues de Léonora Galigaï, qui fut cependant le premier mobile de votre fortune. Mon pays et ma famille m’entretiennent assez de vous pour qu’il ne soit pas nécessaire en songeant à vous de les quitter.

« Vos persécutions et votre haine y ont suivi le feu duc mon époux, mais elles ont trouvé le moyen d’y faire saigner plus cruellement mon cœur. Vous avez tué, en Italie même, par une mort lente et sourde, un homme qui n’a eu d’autre tort envers vous que celui d’être opposé à votre cause ; il y a quinze ans. Cet homme, je l’ai aimé. Un tel amour eût été un crime tant que le duc a vécu, il avait précédé mon union avec lui, il ne la troubla jamais. L’année de mon mariage fut celle de la mort de cet homme ; il était mon fiancé : son nom de famille vaut le mien. Monseigneur, je suis Italienne, et je suis femme. Il me faut du sang pour venger la mort de votre victime, vous ignorez par quel lien je lui tenais. La compagnie de gardes que vous lui avez demandée pour la sûreté de votre personne ne vous sauvera pas. Mon plan est arrêté, il n’échouera pas comme celui de Montrésor et Saint-Ibal. À dater de ce jour, je ne suis plus la comtesse Alvinzi, je reprends mon nom et ma haine. Adieu !

« La duchesse de Fornaro. »

L’étonnement du docteur en écoutant cette lettre dont l’imprudence égalait au moins l’audace, arrêta d’abord toute parole sur ses lèvres, il se contenta de regarder le cardinal d’un air glacé. Richelieu avait replié la lettre, il essuyait avec son mouchoir la sueur qui baignait son front. Une pareille lettre lui paraissait le fruit de la démence ; mais elle lui venait d’une Italienne, d’une femme qui osait lui opposer la reine, d’une femme dont il avait fait périr l’amant ! Quel était cet homme, et de quelle victime voulait lui parler la duchesse ? La vengeance du ministre avait atteint bien des têtes ; plus d’un ennemi avait succombé sous ses coups par delà le territoire de France, étonné de se voir l’objet de cette pensée terrible, incessante, qui faisait la force du ministre. Peu à peu cependant le ressentiment fougueux du cardinal contre l’auteur d’une menace aussi osée se calmait, peut-être rougissait-il d’avoir une femme à combattre. Dequis quelques secondes, il paraissait indécis ; l’animosité de la reine mère le préoccupait-elle plus que celle de la duchesse, avait-il résolu d’être clément ou sévère ? Le docteur suivait chacun de ses mouvements avec une profonde anxiété.

— Ainsi, murmura-t-il, cet homme a dit vrai, il n’a pas revu la duchesse… Je pourrai donc l’employer !

En s’arrêtant alors à cette pensée, la physionomie du médecin trahissait une joie secrète, infernale... Son acharnement à charger la duchesse, son attention scrupuleuse aux moindres détails de cette lettre, tout, jusqu’à sa pantomime silencieuse, cachait le combat violent qui se livrait en lui. Connaissait-il donc la duchesse de Fornaro ? où l’avait-il rencontrée ? Il attendait les ordres du cardinal avec une visible impatience.

— Docteur, demanda le cardinal, il y a cette nuit réunion chez la reine ?

— Certainement, Éminence.

— Il est à penser que la duchesse ira.

— Cela est probable ; la reine est son amie, la duchesse de Fornaro, quand vous n’étiez que M. de Luçon, était déjà protégée par Marie de Médicis. Vous savez cela aussi bien que moi, sa mère connaissait tous les secrets de la Galigaï, qui savait les, vôtres…

— Docteur, demanda le cardinal après une pause, on dit que vous avez inventé certain narcotique ?…

— Vous voulez dire un narcotique certain, monseigneur, répondit le médecin en jouant sur le mot. Il l’est assez pour enchaîner à l’instant même les sens du plus rebell… Voyez !

Et le docteur tira de sa rhingrave une petite fiole, il en versa une goutte sur la langue du chat qui jouait alors entre ses jambes.

— Que faites-vous ? demanda le cardinal irrité ; aviez-vous besoin... Enfin, ce qui est fait est fait.

Un assoupissement invincible s’empara de l’animal, qui roula sur le tapis.

— Voilà qui est merveilleux, dit le cardinal à son médecin maintenant, faites-moi venir ce Pompeo.

— Cet homme agira, monseigneur, mais il ne nous donnera aucun renseignement sur la duchesse. je vous en préviens.

— Mais il agira ? reprit Richelieu, tu me l’assures.

Le cardinal dit alors au docteur quelques paroles à voix basse.

— J’obéirai, monseigneur, répondit le médecin… Seulement, ce que vous me dites de ce coffre est singulier.

— Je sais ce que je sais, poursuivit le cardinal. La duchesse ne voyage jamais sans ce coffre.

— Il sera fait ainsi que vous le voulez, monseigneur.

Richelieu sourit de ce sourire qui plissa sans doute le coin de sa lèvre lorsque, quatre ans plus tard, il signait l’arrêt de mort du jeune Cinq-Mars.

Le docteur ouvrit la porte, il appela Pompeo.

Celui-ci dormait sur un banc de l’antichambre.

Sous ces lambris éclatants, ainsi enveloppé dans sa large cape éraillée, il ressemblait à Lazare à la porte du mauvais riche.

Il entra chez le cardinal avec fermeté. Soumis une fois déjà à sa justice, il s’attendait peut-être à en éprouver la rigueur une seconde fois.

— Seigneur Pompeo, dit le cardinal, vous avez bien fait de vous échapper des prisons d’Italie.

— On fait ce qu’on peut, monseigneur je m’ennuyais, j’ai voulu revoir la France.

— À merveille, seigneur Pompeo, mais comme la France vous plaît, tâchez de ne pas retourner en Italie. Vous nous devez cela, à nous autres Parisiens. Nous sommes hospitaliers !

— Et que dois-je faire, demanda Pompeo, pour gagner ainsi mon pardon, ma liberté ?

– Suivre cet homme, Pompeo, le suivre et lui obéir. Votre vie dépend de votre soumission entière à ses ordres ! À bientôt, je vous verrai !

Pompeo sortit, précédé de l’homme masqué.