Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/06

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M. Lévy (tome Ip. 61-72).

VI

UN AMBITIEUX.


À l’heure même où cette conversation avait lieu au palais Cardinal, l’immense fallot suspendu à la porte du cabaret de la Pomme de pin agitait encore sa lueur vacillante sur le pavé du quai des Ormes.

Mardochée avait pris bravement la fuite. Après l’alerte du guet, Saint-Amand et le capitaine la Ripaille étaient sortis de ce lieu bachique en se prêtant une mutuelle assistance ; Bellerose avait regagné son gîte, situé près du pont Neuf ; les autres clients de maître Philippe Gruyn s’étaient dispersés.

Cependant la lampe fumeuse balançait encore sa noire étoile au plafond ; les volets n’étaient point encore fermés.

Mariette se tenait debout devant Charles Gruyn, et de grosses larmes roulaient alors dans ses yeux.

De temps à autre, elle jetait un regard furtif sur le jeune homme.

Charles demeurait assis, les coudes appuyés sur l’une des tables ; il semblait en proie à d’amères réflexions. Tout ce qui venait de se passer dans le cabaret de maître Philippe lui semblait encore un rêve. Cet inconnu, dont il avait pris la défense, avait reçu une bourse de la comtesse ; il venait de la sauver, et cette action généreuse l’avait perdu. Où l’avait-on conduit ? chez la duchesse peut-être ! Était-ce un de ces galants aventuriers d’Italie, la patrie des femmes et du soleil, qui ne marchent jamais sans la guitare et l’épée ; un soupirant de cette dame, que Charles jusque-là avait à peine entrevue ? Le fils du cabaretier de la Pomme de pin enviait presque sa disgrâce, car le malheur est souvent, auprès des femmes, la meilleure des recommandations, et Charles Gruyn eût donné tout au monde pour se voir conduit sous pareille escorte chez la duchesse.

Ainsi placé devant Mariette, Charles osait à peine interroger les battements de son cœur. À l’aspect de cette jeune et jolie fille, il se sentait ému et troublé, si troublé, qu’il osait à peine lever sur Mariette son regard déconcerté… Il se disait peut-être que si Mariette l’aimait, cet amour dont il ressentait déjà l’atteinte pour une autre était un crime. Il éprouvait alors un chagrin réel et profond. Depuis deux ans environ que Mariette avait été recueillie par maître Philippe, il ne s’était guère, en effet, passé de jour où Charles n’échangeât avec elle de douces et naïves confidences. Dans ce cabaret sombre, enfumé, ouvert à tous, la présence de cette belle et sereine enfant était, il faut bien le dire, un de ces contre-sens grossiers dont La délicatesse la plus émoussée s’étonne. Mariette semblait plus faite, à coup sûr, pour habiter les murailles dorées d’un palais que pour s’étioler, comme une noble fleur, dans ces ténèbres. Elle avait en elle un fond de grâce et de courage inexprimable ; elle ne se plaignait pas de sa condition, elle en souffrait. En la retrouvant, cette nuit-là, pensive et triste, Charles ne pouvait s’empêcher de songer au jour où maître Philippe l’avait-introduite dans sa maison ; il la revoyait avec ses pendants d’oreille en verroterie et son petit tablier de bohémiennE… Un jour que son père traversait le marché Neuf, le son d’une voix lui avait fait retourner la tête ; c’était une jeune fille qui chantait un Noël au milieu d’une foule avide de l’entendre… Le cabaretier remarqua dans cette voix une altération qui l’émut. Il s’approcha de la pauvre enfant ; ses mains et son cou portaient encore les traces de cruelles meurtrissures… Deux hommes au teint basané se tenaient derrière la chanteuse ; l’un de ces Égyptiens nomades était armé d’un fouet. Philippe comprit tout : il avait ouï parler de ces tristes créatures devenues, par un coup du sort, une marchandise humaine qu’exploite la paresse ou l’industrie. Il revenait de toucher quelque argent chez le duc de Créquy, la plus riche de ses pratiques ; il en proposa la moitié au maître de Mariette. Depuis ce jour, elle fut traitée chez lui comme sa fille, et Charles put dès lors la nommer aussi sa sœur.

Cette charitable action de maître Philippe assurait un sort à Mariette ; toutefois, elle ne porta point ses fruits. Renfermée comme une fauvette dans sa cage, Mariette se prit bientôt à regretter sa vie d’autrefois, cette vie errante et libre ; elle ne se souvint plus du fouet, de la neige et de la faim ; elle se rappela seulement le tapis usé sur lequel on la faisait chanter en plein air, du coup d’œil agaçant que lui jetaient parfois les raffinés ; des bouquets et de l’argent que les belles dames laissaient tomber en levant, pour la voir, les mantelets de leur litière. Les principes rigides de maître Philippe, l’amour que le digne cabaretier mettait à se dire le premier de sa corporation et de sa fabrique ; tout, jusqu’à l’échange de son esclavage et à l’infériorité de sa nouvelle condition lui déplut. Aussi passait-elle bien souvent de longues heures assise à la fenêtre de sa petite chambre, d’où elle regardait tristement le fil de l’eau, comme une de ces filles mélancoliques de Venise. Cette fenêtre, ou plutôt cette lucarne de Mariette, donnait sur la Seine, et maître Philippe s’était vu bien des fois contraint de l’en arracher. « Avant tout, disait-il, une pratique de la Pomme de pin ne doit pas attendre. » Cet axiome du cabaretier désolait la belle Mariette. Le son des musiques, les lumières des barques errantes sur l’eau, tout la captivait et l’enchantait dans ce coin sévère et bizarre du vieux Paris. En se comparant aux autres filles qu’elle voyait, elle s’étonnait même de leur ressembler si peu ; leurs plaisirs, leurs goûts n’étaient pas les siens ; la folle enfant se croyait parfois venue d’une autre patrie ; elle avait surtout, pour les rayons aimés du soleil, une sorte de culte et d’idolâtrie superstitieuse. Plus d’un cavalier, revenant de l’Arsenal, l’avait vue se pencher avec ivresse, à l’heure de midi, à cette chétive fenêtre où les capucines et les clématites l’encadraient l’été comme une fine et charmante tête du peintre Miéris. Mais à côté d’elle, on eût pu souvent aussi rencontrer une autre figure, celle de Charles, de Charles l’écoutant dans un silence attendri. Les notes angéliques échappées de cette voix exerçaient sur le jeune homme un pouvoir entraînant et singulier. Par un mutuel instinct, tous deux, se défendaient et s’excusaient, lorsque maître Philippe se laissait aller à la gronderie ; on eût dit alors du pacte de deux écoliers mutins. Le front du bonhomme se déridait insensiblement ; il prenait leurs mains et il les unissait avec un soupir, sans que Mariette ou Charles songeassent à les retirer.

Maître Philippe Gruyn, au rebours des gens de son état, qui s’enorgueillissaient de traiter souvent les gens de cour, était un modeste et simple vieillard, régulier en tout, et surtout exact aux offices de sa paroisse, ayant la clientèle de son curé en homme adroit, et n’épargnant rien de ce qui devait augmenter son patrimoine. Sur trois fils qu’il avait, deux se trouvaient alors enrôlés sous les drapeaux ; mais le plus jeune, son amour, son espoir le plus vif et le plus cher, c’était Charles. Ne devait-il pas chaque nuit dormir à côté de son père, sous le même toit ? Devait-il courir les brelans, la comédie, les ruelles ? Était-il fait enfin pour une Xe de seigneur ou pour une heureuse obscurité ? Voilà sans doute à quoi songeait, alors maître Philippe. Il ne voyait pas sans une amertume inquiète, ce panache blanc et rouge planté sur le feutre de Charles, et ce justaucorps taillé pour le buste d’un jeune muguet. Résolu à rompre le silence, il s’avança vers son fils et lui demanda s’il comptait passer ainsi la nuit à réfléchir ?

Une heure du matin venait de sonner.

Maître Philippe, armé d’un flambeau de cuivre, semblait inviter Charles à remonter dans sa chambre ; Mariette fermait les volets avec lenteur ; la lampe allait s’éteindre, et Marmousette, sa chatte, ronflait déjà du plus royal des sommeils…

Charles se leva ; il fit un pas vers la porte.

— Laissez-moi sortir, dit-il à son père d’une voix brève.

En ce moment, Mariette le regarda. Il y avait sans doute une prière tacite dans ce regard. Mariette suppliait, car le jeune homme se rassit et posa son chapeau sur le comptoir. Charles, reprit son père en lui prenant la main avec tristesse, tu ne m’aimes pas !

— Vous ne nous aimez plus, ajouta la désolée Mariette.

Elle fondit en larmes après ces paroles, car il y avait longtemps qu’elle contenait son chagrin ; ces pleurs plus que ses paroles émurent le jeune homme.

— Pardonnez-moi, mon père, répondit-il, et vous aussi, Mariette, pardonnez-moi, je vous aime ! Mais depuis quelques jours je ne me reconnais plus ; depuis quelques jours, tout en vous aimant, je me hais !

— Vous vous haïssez, et pourquoi ? demanda Mariette.

— Aurais-tu donc à rougir devant ton père ? ajouta maître Philippe.

-Mon père, répondit le jeune homme avec orgueil, je n’ai rien à me reprocher devant vous ou devant Dieu. Seulement la vie m’est insupportable, je dois vous fuir !

— Me fuir ? as-tu dit, oh ! je ne le vois que trop, ce sont les méchants exemples qui te perdent. Qui t’a donné ce conseil, dis-le. Parle ici, voyons, est-ce l’argent qui te manque ?

— Grâce à vous, mon père, ce n’est pas l’argent qui m’occupe. Hier encore, vous m’en avez muni la poche assez largement, cet argent je l’ai encore… Non ce n’est pas cela, reprit Charles avec un soupir.

— Alors, tu es amoureux ! J’y suis… cette dame sous les fenêtres de laquelle on t’a trouvé près d’ici… Quelque comédienne, mon pauvre garçon ! Ce sera Bellerose qui t’en aura procuré la connaissance… Misérable pratique qui me paie en monnaie de singe ? Je vais lui dresser son état de compte, et dès demain…

— Mon père, objecta Charles, laissez-là Bellerose qui n’est pour rien dans ceci… Ne voyez-vous pas que vos suppositions augmentent le chagrin de Mariette ? ajouta le jeune homme en baissant la voix.

— Eh bien, oui ! reprit maître Philippe en s’exaltant, tu es un ingrat, tu fais le désespoir de Mariette !

— Mon père…

— Ne t’excuse point, tu mentirais. Va, tu n’es pas digne de l’amour de cette enfant ! Quand je me prenais à vous regarder tous deux, si frais, si gentils, je me suis dit bien des fois : voilà pourtant deux tourtereaux que j’élève là ! Mariette n’a pas de fortune, c’est vrai, elle est orpheline, c’est vrai encore, mais moi j’ai du bien, et si elle t’aime !… Enfin, ce n’est pas l’argent, comme on dit, qui fait le bonheur. Mais tu es ambitieux, tu lis des romans où des hallebardiers épousent des princesses ! Tu vas courir le guet, et tu te morfonds sous les balcons ! Charles, mon ami, tu n’es qu’un fou !

— Un fou ! cela est vrai, murmura le jeune homme avec tristesse. Vous avez raison, mon père, je ne dois aspirer à rien dans ce monde, j’y dois vivre obscur, humilié, méconnu. Est-ce donc ma faute pourtant si je me sens né pour de grandes choses ? Parce que je suis votre fils, suis-je condamné pour toujours aux rebuts et aux dédains ? Qui donc a mis le premier en moi ces germes d’ambition, de révolte contre le monde ? Qui m’a le premier donné des maîtres ? Je suis las, sachez-le, d’une vie stérile et désœuvrée ; moi aussi je veux être noble, je saurai me faire un nom !

— Un nom ! mais il me semble que le tien est assez beau ! Cela sonne, pardieu ! aussi bien qu’autre chose : Charles Gruyn ! Trouve donc ailleurs un cabaret comme celui-ci ! Quand je serai très-vieux, c’est à toi que je prétends le donner. Tu feras repeindre mon enseigne, c’est tout ce que je t’engage alors à faire. M. Saint-Amand m’a promis deux vers, tu les mettras sur ma porte. Ce sont là des choses qui valent bien les armes, mon pauvre enfant. Vois plutôt ! maître Leclerc qui n’était que batelier, a voulu acheter une charge à la cour, et on lui corne aux oreilles le proverbe du bon vieux roi, le père du nôtre : la caque sent toujours le hareng ! Le capitaine la Ripaille dit qu’il descend des la Ripaille du temps des croisades ; laisse donc ! il descend du coche, et n’a pas de quoi me payer une friture ! Que viens-tu me dire avec ta noblesse ? Tu peux aller partout le front levé. Est-ce cette belle dame qui ne te trouve pas assez noble ? Voyons, regarde-toi, et demande à Mariette, que tu affliges, si tu n’es pas bien tourné ? À douze ans, on te regardait passer sur le quai des Ormes, et les voisins se disaient : Ce sera un fier garçon ! Et tu désespères de toi, tu veux me quitter ! Va, tes grandes dames sont des dépouilleuses ?… elles te grugeront et te mettront après sur le pavé. Ne me donnes pas le chagrin de te rencontrer un jour avec une cape trouée et des chausses sur les talons. Mais c’est assez de monde, je te laisse avec Mariette… C’est ta confidente, et je ne veux pas marcher sur ses brisées. Elle aussi, quand elle se révolte, c’est un démon ! allons, Charles, allons, Mariette, embrassez tous deux celui qui vous aime et vous confond dans son cœur. Vous êtes mes enfants, mes seuls enfants… les autres sont au roi et au cardinal… mais vous !…

Les yeux de maître Philippe s’étaient mouillés insensiblement de douces larmes ; il regardait Charles et Mariette dans un recueillement plein de tendresse. Craignant sans doute que sa présence ne contraignît leurs aveux, il se retira bientôt en fermant sur lui la porte de l’escalier. Mariette et Charles demeuraient muets, immobiles. Les bruits du dehors avaient cessé, on n’entendait plus dans cette salle si bruyante une heure avant, que le tintement monotone de la vieille horloge. Mariette se rapprocha du jeune homme avec une sorte d’inquiétude. Absorbé dans ses réflexions, Charles Gruyn ne la voyait pas, il comptait alors machinalement les pièces d’or que son père lui avait données la veille.

— Riche ! murmurait-il, c’est vrai ! je le suis je le serai ! Ces seigneurs ont raison de rechercher la richesse ! N’est-ce donc pas elle qui nous ouvre les portes dorées de l’avenir de la vie ! La vie est un enjeu, et rien de plus, jouons donc sans nous occuper de la galanterie, jouons et frayons avec tout ce qui joue et brille en France, qui sait ? cette passion absorbera peut-être celle qui me brûle, jouons, oh ! jouons !

Et Charles Gruyn avait tiré déjà un cornet de sa poche avec des dés, il invoquait le hasard, bien qu’il fût seul, il le provoquait, il le raillait.

Mariette vint résolument se placer en face de lui…

Jamais peut-être plus séduisant visage de jeune fille n’avait tenté le pinceau d’un peintre, elle était belle de ses larmes, de son amour et de sa douleur. Un étrange sourire éclairait alors son naïf et frais visage, on eût dit de l’une de ces apparitions mystiques dont l’auréole éblouit.

— Jouez, c’est cela, dit-elle au jeune homme. Votre cœur, votre existence, votre avenir, mais, Charles, je suis aussi de moitié dans votre jeu ! Pensez-vous donc que je renonce à vous d’un seul coup ? Non, je saurai lutter, je saurai souffrir, je suis jeune. Vous aimez, eh bien, libre à vous, moi j’aime aussi, seulement je n’aime pas comme vous. Ce que vous aimez, Charles, je vais vous le dire, vous aimez l’éclat, la fortune, l’ambition. Vous voulez régner, vous voulez donner un joug. Moi, je veux, au contraire, écarter de vous tout péril, je n’aspire point à de frivoles honneurs, je veux ne vous aimer que pour vous. Vous rappelez-vous nos heures et nos jours passés ensemble, vous ne demandiez pas alors les biens périssables et mensongers. Votre bourse était souvent un meuble inutile, vous la jettiez gaiement au premier pauvre qui passait, au bohême chantant un air, à la jeune fille marchant pieds nus. Heureuse vie ! heureux temps ! Vous n’étiez point alors épris de ce qui rayonne et qui aveugle, d’une plume de coquette, d’un carrosse, d’un éventail ! Non, mais vous étiez bon, généreux et simple comme doit l’être un grand cœur. Assis à ma petite fenêtre, vous écoutiez les chants qui vous distrayaient et vous plaisaient, vous ne portiez pas envie aux dentelles et aux rubans des seigneurs. Nous sommes du peuple, ami, vivons et mourons chez le peuple. Moi aussi, croyez-le, j’ai rêvé comme vous, et peut-être même je rêve encore un horizon plus fier et plus large. Ces murs me font mal comme ceux d’une prison, leur voûte me pèse, je voudrais me faire des ailes ! Mais si je fuyais, Charles, si j’oubliais, hélas ! l’hospitalité généreuse de votre père, ah ! que dirait-on de moi ? Et cependant, voyez, tel est l’aveuglement insensé de mon amour, que partout où vous irez, je veux aller et je dois courir. Je vous aime comme une amie, comme une sœur, comme une amie qui vous plaint. Jeune et plus jeune que vous, je devine à quels orages vous allez vous voir exposé, je réclame à l’avance une part dans vos chagrins. Tout me dit que bientôt nous devons nous séparer, tout m’avertit que vous en aimez une autre. Mais, du moins, ô Charles, par tous les nœuds si doux de notre amitié, jurez-moi que vous songerez toujours à la pauvre Mariette ! Orpheline, je ne puis prétendre à vous, tout me fait un devoir d’imposer silence aux voix de mon cœur, et cependant je vous aime ! À votre tour, Charles, aimez-moi un peu, car, si vous savez ce qu’est l’amour, vous ignorez encore ce qu’est le désespoir, la plus vraie, la plus profonde des misères ! Vous avez parlé de fuir, ah ! rétractez ici ces douloureuses et amères paroles ! Ayez pitié de moi et de vôtre père, votre départ nous tuerait.

En prononçant ces paroles, Mariette avait peine à contenir ses sanglots.

— Eh bien, je resterai, dit le jeune homme attendri, je resterai puisque tu le veux, Mariette ! Ton amour me guérira de ma folie, folie cruelle en effet que ce mal pris au hasard, cette pensée qui consume et qui déchire ! Comment ai-je connu cette grande dame ? je ne sais, mais elle a jeté sur moi un regard si triste, que tout d’abord elle m’a ému… Tu connais le boulevard de l’Arsenal, c’est là, Mariette, que je la vis pour la première fois, il y a six jours. Elle était alors à cheval et fendait l’air avec une rapidité qui pouvait ressembler à de l’imprudence. Un vieil écuyer l’accompagnait, de temps à autre cherchait à la modérer dans cette course fougueuse… Excité bientôt par le bruit de la forge et des marteaux d’un atelier, son cheval l’emporta ; ce fut alors…

— Que vous vous précipitâtes à la bride du cheval ; je sais cela, je l’ai vu.

— Comment, Mariette ; comment, toi ! dit le jeune homme étonné.

— Le lendemain, vous entendiez la messe, par hasard, à Saint-Gervais, et cette dame s’y trouvait. En sortant, vous lui présentâtes de l’eau bénite. Le surlendemain, toujours par hasard, vous étiez au Cours-Royal, elle y passait en litière avec sa camériste, une vieille Moresse. Par malheur, aussi, ce n’est pas vous qui l’avez sauvée, quand des voleurs l’attaquaient ce soir ; c’est un cavalier qui vous à ravi cet honneur-là…

— Je saurai le nom de cet inconnu, reprit Charles avec chaleur, je le provoquerai, je le tuerai ! Mais, dis, Mariette, comment se fait-il que tu sois instruite si pleinement de ce que je fais, tu me racontes là toute ma vie d’une semaine, ajouta le jeune homme avec une visible inquiétude.

— C’est mon secret, répondit Mariette. Une sœur doit-elle ignorer ce que fait son frère ? Tout votre tort, Charles, est de ne me l’avoir point dit. J’eusse pu de la sorte apaiser l’irritation de votre père je vous eusse défendu à ses propres yeux.

— Toujours en tutelle ! toujours espionné ! murmura Charles.

— Toujours aimé et excusé, reprit Mariette.

— Mariette, s’écria le jeune homme, Mariette, tu es un ange ! Oui, tu as compris mes folies et tu m’absous ; oui, Mariette, tu m’aimes !

— Assez pour en mourir, balbutia Mariette, dont les joues avaient alors la pâleur du marbre, et dont le sein était oppressé.

— Mariette, demanda Charles, penses-tu que je puisse un jour devenir autre chose que le fils de maître Philippe ?

— Le fils de maître Philippe, reprit Mariette, vaut bien tous les gentilshommes qui viennent ici !

— Assez, Mariette, assez, répondit le fier jeune homme. Dès demain, je veux que tu me croie l’égal de ces nobles seigneurs ; dès demain je veux justifier ton opinion. Et d’abord, Mariette, ajouta Charles Gruyn, j’ai vu un diamant l’autre jour au pont au Change ; je l’achèterai, tu le porteras, je le veux. Demain, Mariette, tu auras des gants de senteur et des parfums ; car, sache-le, je te trouve aussi belle que beaucoup de leurs grandes dames.

Mariette rougit et se troubla.

— Qu’est-ce qu’une grande dame ? après tout ! continua Charles en s’exaltant. Un automate plaqué de blanc et de ronge, qui salue, se dresse, et répond à peine aux questions. C’est un composé de points de Hollande, de beau langage d’ambre et de mensonge. Elles vous toisent du haut de leur coche, ou vous font renvoyer par leur laquais ! Le capitaine la Ripaille se vante souvent d’avoir été distingué par elles, mais on regarde Turlupin et Gautier Garguille sur le pont Neuf. Tandis que toi, Mariette, toi, toujours simple, avenante et bonne… Va, Mariette, au lieu d’oublier, moi je veux me souvenir ; je veux, avant tout, ne plus te faire pleurer ! Arrière l’ambition, la soif des honneurs et de l’or, Une chanson de toi, et je suis heureux, un baiser de toi, et je t’aime.

En parlant ainsi, le jeune homme était convaincu ; la vue de cette belle et chagrine enfant rallumait en son âme un feu assoupi. Mariette pencha vers lui les longues boucles de sa chevelure ; le front de Charles en fut effleuré, sa main pressa cette main émue et tremblante. En ce moment-là, Charles ne pensait plus qu’à l’orpheline ; il interrogeait son regard chaste et limpide. Pour elle, toute sa force menaçait de la quitter ; elle s’appuya sur le rebord de la table. Charles lui parut beau de cette beauté qui fait la grâce et la vie, tant la passion vraie double l’éloquence des yeux, du sourire et de la voix. Mariette le crut ; Charles se croyait lui-même. Quand elle se dégagea de sa douce et tendre étreinte, le serment qu’elle formulait au fond de son cœur errait déjà sur ses lèvres, elle sortit joyeuse et rassurée.

— Pourquoi veiller ici ? avait-elle demandé à Charles.

— Parce que demain, je dois m’enquérir de bonne heure de ce pauvre diable que les sbires du cardinal ont ramassé. Je dormirai aussi bien dans le grand fauteuil de maître Philippe que dans mon lit.

Mais les amoureux ne dorment pas, et Charles Gruyn comptait vainement sur le sommeil… La tourmente d’idées à laquelle il était alors en proie devait contrarier son repos ; il ouvrit la fenêtre du cabaret pour rafraîchir son front allourdi…

— Oui, se disait-il, en considérant l’enseigne de ce lieu avec un soupir, mon père et Mariette ont raison, je dois renoncer à ce rêve, à cette folie ! Que suis-je, après tout ? Le fils de maître Gruyn le cabaretier ! Quelle femme m’aimera, si ce n’est la pauvre Mariette ?

Comme il se promenait encore à pas agités dans la vaste salle, un homme enjamba tout d’un coup la fenêtre du cabaret et se dressa rapidement devant lui…