Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/22

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M. Lévy (tome Ip. 193-200).

XXII

L’HOMME DE LA PETITE PORTE.


Cependant Pompeo n’écoutant que sa douleur et sa vengeance, venait déjà d’atteindre le seuil du palais de Richelieu.

Élevé sur l’emplacement des hôtels de Rambouillet et de Mercœur, le Palais-Cardinal devait à son architecte, le Mercier, le dédale de ses issues ; ce dédale était de nature à dérouter les plus habiles.

Outre les escaliers des boudoirs, de la salle de bal, de la salle de spectacle, de celle des gardes et de la chapelle qui ouvraient sur plusieurs rues, une infinité d’autres sorties se croisaient jusqu’à l’hôtel de Sillery, situé vis-à-vis le palais, et qui n’en était séparé que par la rue Richelieu. Le ministre s’occupait alors de faire démolir cet hôtel pour en former une place digne de l’édifice qu’il venait de se construire.

Pompeo se heurta d’abord à tous ces échafaudages, il se tira du mieux qu’il lui fut possible des litières et des valets ; arrivé enfin sous les arcades entre les bandeaux desquelles figuraient des galères sculptées[1], il s’arrêta.

Tout le, monde se pressait alors devant la façade de la première cour, cet endroit était plus libre.

Cependant l’Italien ne l’avait atteint qu’à grand’peine ; sa marche rapide, haletante, se trouvant gênée ici par un carrosse, plus loin par un îlot de gens empanachés qui, précédés tous de pages munis de torches, se rendaient chez le cardinal, force lui avait été d’écarter de temps à autre, avec sa rapière, des manants ou des oisifs ; aussi lorsqu’il se trouva sous les arcades, il s’éventa complaisamment avec la longue plume de son feutre.

En ce moment, et comme il prenait ses aises sous la colonnade, un laquais s’en vint lui demander ce qu’il faisait là, et s’il n’était pas, d’aventure, l’un des gens de M. de Luynes.

Dans la disposition d’esprit où il se trouvait, cette demande ne pouvait manquer de déplaire à Pompeo ; il toisa le laquais à le faire rentrer cent pieds sous terre.

— Insolent faquin s’écria-t-il, je suis ici parce qu’il me plaît d’y être. Arrière !

Puis, cette première fureur calmée, l’Italien comprenant qu’on allait peut-être lui faire un mauvais parti, céda aux remontrances de cet homme, et regagna la rue des Bons-Enfants.

Il n’y était pas depuis un quart d’heure à s’y promener de long en large, roulant mille plans de vengeance dans son esprit, quand un personnage enveloppé comme lui dans son manteau jusqu’aux yeux, et traînant sur le pavé une rapière formidable par sa longueur, se mit à arpenter le terrain, tout en ayant l’œil de temps à autre sur une petite porte basse attenant au palais, devant laquelle l’Italien marchait à grands pas sans y donner la moindre attention.

— C’est lui, plus de doute, murmura le personnage à la rapière. Diable il est à l’avance, il m’avait dit : À minuit !

Et s’approchant de Pompeo avec une obséquieuse précaution, le nouveau venu s’excusa de s’être laissé prévenir par lui au rendez-vous.

— De quel rendez-vous voulez-vous parler, monsieur ? demanda l’Italien d’une voix brève.

— Mais… monseigneur… reprit l’homme à la rapière, de celui que vous m’avez donné hier soir. Vous ne pouvez, je pense, l’avoir oublié ; ne me reconnaissez-vous pas ? je suis le capitaine la Ripaille…

— Au ! diable dit Pompeo, vous vous méprenez, mon cher.

— Pardon, monseigneur, je ne me méprends pas… nous voici bien tous deux devant la porte basse.

— Eh bien ! qu’y a-t-il ? que me voulez-vous ? Je vous préviens que je n’aime pas que l’on marche sur mes talons.

La Ripaille commença à croire qu’il était la dupe de quelque mauvaise plaisanterie.

— Monsieur, reprit-il, comme la personne qui m’a parlé hier soir portait un masque, j’aurais peine à affirmer que ce soit vous. Cependant vous trouverez bien que je continue à attendre ici, car j’ai affaire.

Disant ainsi, le capitaine se mit à siffler lestement un air de chasse.

— Ce drôle me déplaît, pensa Pompeo. Serait-ce d’aventure un espion du cardinal ? Je vais lui faire quitter la place, mordieu ! ou alors nous allons voir !

Si le capitaine était furieux de se voir joué, Pompeo, de son côté, trouvait ses allures matamores hors de saison ; ils se regardèrent dans les demi-ténèbres comme deux chats courroucés.

— Ainsi, reprit Pompeo, vous prétendez demeurer ici obstinément ?

— Ici comme ailleurs, dit le capitaine ; la rue est, je pense, à tout le monde.

Et il se remit à se promener sur les chausses de Pompeo.

— Monsieur, dit l’Italien en faisant voltiger quelques étincelles du pavé avec la lame de son épée à coquille, voulez-vous voir, une fois dans vôtre vie, une lame de Burgos ?

— Monsieur, reprit la Ripaille, cette colichemarde que je vous présente, vient du fourbisseur de l’arche Marion. Elle n’en est peut-être pas plus mauvaise pour cela.

— On nomme la mienne la victorieuse, dit Pompeo.

— Et la mienne la gigantesque, objecta le capitaine.

— Êtes-vous de qualité ? demanda Pompeo en toisant la Ripaille avec dédain.

— Oui, certes, et je le prouverai, répondit l’autre. Si cela vous agrée, monsieur, et que vous désiriez tuer le temps.

— Comme il vous plaira, dit l’Italien, qui se mit en garde.

Les deux champions venaient de croiser à peine le fer, que Pompeo désarma le capitaine d’un revers élégant et ferme à la fois. La Ripaille, furieux, ramassa la gigantesque et attaqua vigoureusement son adversaire.

Accoutumé depuis longtemps à ces passades, Pompeo se défendait en décochant de temps à autre d’ironiques compliments au capitaine.

— Bien, très-bien ! disait-il ; la main plus à droite, les ongles en dessous. Tudieu, quel bras ! vous voulez donc me tuer ?

La Ripaille, exaspéré, allait peut-être se ruer à tout hasard sur Pompeo, quand tout d’un coup des casaques rouges des gardes du cardinal apparurent au bout de la rue des Bons-Enfants.

— Alerte ! cria Pompeo, sauve qui peut !

— Par ma foi ! voilà qui est un peu fort, s’écria le commandant de l’escouade en se saisissant de l’un des combattants qui venait de rouler sur le pavé ; se battre ici malgré les édits, ici même… sous les fenêtres du cardinal ! Faites votre devoir, messieurs les archers, et vous, pas un mot, sinon, vous aggravez votre faute, ajouta le commandant au coupable.

Ces paroles à peine dites, l’escouade environna le délinquant et l’entraîna. Pendant ce temps, son rival avait eu le temps de se blottir derrière un pilier dans l’ombre épaisse que formait le cintre de la petite porte basse.

Les ténèbres profondes qui entouraient cet endroit ne permirent pas au commandant des archers de croire que quelqu’un y fût caché ; satisfait de sa prise, il se contenta de s’éloigner en disant :

— Il faudra bien que celui-ci nous apprenne le nom de son complice.

Sur ces entrefaites, et comme les archers venaient de gagner le bout de la rue, minuit sonna à l’église de l’Oratoire. La petite porte s’ouvrit lentement.

Un homme masqué en sortit, il posa la main sur le champion assez heureux pour avoir échappé aux griffes du guet.

— Bien, murmura-t-il, capitaine la Ripaille ; vous m’attendiez.

Minuit sonne, poursuivit-il. Vous devez bien penser que je ne vous ennuierai pas de longs discours. Je sors du bal, où j’ai vu Son Éminence. Il a été convenu entre elle et moi qu’on vous chargerait d’une commission pressée. À l’extrémité de l’île Saint-Louis s’élève maintenant un hôtel que se fait bâtir un comte italien du nom de San-Pietro. Vous le savez ?

Celui auquel s’adressait l’homme masqué baissa la tête en signe d’affirmation.

— Vous connaissez cet hôtel ? L’architecte qui en dirige le travail est un certain Pompeo… Il faudra savoir au juste quand il y entre ou quand il en sort. Demain, à pareille heure, il faut qu’il n’y rentre plus… Vous comprenez, n’est-ce pas ?

— Monseigneur sera obéi.

— Le coup fait, vous passerez en Lorraine deux mois seulement. Là j’aurai soin de vous, de votre avancement ; je vous le promets.

L’homme masqué s’attendait à une réponse, et paraissait prêt à quitter ensuite la place, quand tout d’un coup il poussa un cri étouffé. Ses mains se voyaient serrées par celles de son interlocuteur comme dans un étau de fer.

— Y songez-vous, capitaine ? quel accès vous prend ? lui demanda-t-il ; quittez-moi !

— Je ne te quitte plus, reprit une voix qui fit tressaillir l’homme masqué au fond des entrailles. Vaincu par la surprise et la douleur, il n’osait crier. Au lieu de la Ripaille, il avait devant lui Pompeo.

— Oui-da ! reprit celui-ci, en n’ayant garde de lâcher le bras qu’il serrait ; vous envoyez trop vite les gens dans l’autre monde, monseigneur !

— Que voulez-vous de moi ? que demandez-vous ? demanda le masque d’une voix éteinte, et cédant à la pression vigoureuse de Pompeo.

— Rien, absolument rien que de facile, monseigneur, que vous me suiviez, voilà tout. Nous irons, si tel est votre bon plaisir, par les quais, jusqu’à la rue des Lions-Saint-Paul. La promenade est peut-être un peu longue, mais nous l’avons déjà faite ensemble… il doit vous en souvenir ?

— Oui, certainement… mais lâchez-moi… ou je vais appeler, dit l’homme en se débattant.

— Monseigneur, dit Pompeo je dois vous prévënir qu’au premier cri de Votre Excellence, un tout petit poignard catalan, que m’a donné, en Espagne, une hôtelière du nom de Pepa, suffirait pour vous faire taire. Nous allons, si tel est toujours votre bon plaisir, causer raison. Vous vous rappelez fort bien ce que vous me fîtes faire, il y a plus d’un an, dans la rue des Lions-Saint-Paul, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Moi, de mon côté, je ne l’ai point oublié. Je vois toujours cette chambre dont je décrirais le moindre détail, et cette femme voilée que vous me dîtes de jeter en Seine… Mais vous n’avez pas oublié non plus, monseigneur, à quelles conditions je me fis, ce soir-là, votre valet, je veux dire votre bourreau… Un homme existait alors à Paris ; il y est, il s’y cache encore, je le sais, cet homme ; vous promîtes de me le livrer, vous me le promîtes devant Dieu… Vous savez mieux que tout autre ce qui vous a empêché de tenir votre parole. Maintenant, monseigneur, peu m’importent vos motifs ; je viens vous dire qu’il me le faut, que vous me le devez, que je le veux sur l’heure, ou bien je vous tue…

La voix de Pompeo, gonflée par la rage et la colère, acquérait en ce moment une sonorité lugubre ; sa figure, contractée par les passions violentes qui l’agitaient, était devenue si terrible, son geste si fier, que le masque se sentit prêt à défaillir. Toujours entraîné par la main de fer de Pompeo, il suivait machinalement la ligne du quai qui longe le Louvre, il songeait à donner le change à l’Italien par quelque ruse.

— Monseigneur, reprit Pompeo, j’attends.

Il tira son poignard catalan de son étui, et le fit briller aux molles clartés de la lune.

— Grâce, s’écria l’homme ; Pompeo, grâce, dans quelques jours je te livrerai Samuel !

— Non dans quelques jours, sur l’heure même.

— Je te demande quinze jours.

— Pas un seul ; il me le faut.

— Écoute, Pompeo, si je te rends le plus heureux des hommes, toi jusqu’ici le plus malheureux peut-être, m’accorderas-tu le délai que je te demande ?

— C’est selon. D’abord je veux savoir à qui je parle ; je vous ai appelé monseigneur, mais qui êtes-vous ?

— Ton ami, rien que ton ami, Pompeo, reprit le masque, un homme que tu accuses et qui veut te combler de joie. Écoute…

— J’écoute, dit Pompeo.

— Tu ignores peut-être que tu avais une fille…

— J’en avais une, oui, cela est vrai… murmura Pompeo d’une voix sourde. Mais ce misérable…

En même temps, les sanglots l’interrompirent.

— Pompeo, reprit le masque, ne pleure plus… elle vit.

— Elle vit, elle, ma fille ! elle vit, dis-tu ? Ah ! tu ne me trompes pas, qui que tu sois, toi dont je veux bien respecter ici le masque ! Ma fille existe ! tu sais où elle est, je la verrai !

— Dès ce soir, si tu veux.

— Ah ! ne te fais pas un jeu de ma douleur, toi qui me parles, ou crains ma vengeance !

— Je ne redoute rien de toi, je ne mens pas.

— Va donc, guide-moi vers mon enfant ! Je prends à témoin ces étoiles, ce fleuve, ces murailles, que si tu me la montres, il ne te sera rien fait. Ce poignard, je l’attacherai, à ton pourpoint quand tu sortiras ; cette rapière sera la tienne. Tu me rends ma fille ! oh je te bénis, je t’aime ! Mais songe à te hâter ; indique-moi vers quel lieu… Je hais bien cet homme, ajouta Pompeo, je hais ce Samuel à payer de tout mon sang un quart d’heure de ma vengeance… eh bien, je la différerai si tu me fais voir ma fille… Mais qui donc es-tu, toi qui connais et remues tant de secrets ? Qui donc es-tu, toi qui fais succéder ainsi les voix les plus opposées au fond de mon cœur ?

— Tu me demandes qui je suis ? répliqua le masque avec un rire strident, tu veux le savoir, Pompeo ?

— Dis-le-moi ! oh ! ne fût-ce que par pitié.

— Pompeo, dit l’homme en s’arrêtant, je suis une énigme vivante. Ange ou démon, peu t’importe. Tu vas voir ta fille, frappe ici.

— Ici ! s’écria Pompeo étonné, ici ! mais c’est la demeure de maître Philippe, c’est le cabaret de la Pomme de pin ! il n’y a ici qu’une enfant, c’est Mariette !

Tous deux étaient arrivés, en effet, vis-à-vis de l’enseigne, qui criait sur sa longue flèche, agitée par le vent des fraîches brises de la Seine. Aucune lumière ne troublait alors l’obscurité de cette vieille façade ornée de grillages de fer.

— Mariette ! Mariette ! soupirait l’Italien dont les pleurs mouillaient les yeux.

En ce moment Pompeo avait oublié sa vengeance, il ne se possédait plus de joie, il était fou.

— Mais comment pénétrer à cette heure chez maître Philippe, objecta-t-il à son compagnon. Je vais le réveiller, je vais crier.

— Garde-t’en bien, répondit le masque, je m’en charge. Il ne faut pas que maître Philippe nous voie. Escaladons le mur du petit jardin ; une fois là, je me chargerai du reste.

  1. Le cardinal de Richelieu était amiral, et ces sculptures annonçaient sa charge résumée par le titre de grand maître chef et surintendant général de la navigation et commerce de France (Germain Brice, t. Ier p. 196).