Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/23

La bibliothèque libre.
M. Lévy (tome Ip. 201-207).

XXIII

LE SACHET.


Le mur du jardin était fort bas, Pompeo et le masque l’eurent bien vite escaladé.

En traversant ce petit enclos où souvent il avait caché sa tristesse à tous les regards, l’Italien essuya une larme furtive. Il se souvenait sans doute que là, dans ce maigre terrain planté de bouleaux, dans ces allées, sous cette tonnelle, Mariette avait écouté plus d’une fois les voix douloureuses de son cœur.

— Mariette ! murmura-t-il, Mariette ! oh ! comment ne t’avais-je pas devinée à tes bonnes et consolantes paroles ! quelle autre que ma fille eût pu me calmer et me guérir ?

Une crainte soudaine s’empara toutefois de Pompeo, en examinant de nouveau son guide… Était-ce donc un piège qu’il allait lui tendre, était-ce un moyen d’arrêter son bras et d’enchaîner sa vengeance ?

En proie à ce doute poignant, l’Italien suivit l’homme jusqu’à la petite porte d’un escalier qui communiquait à la chambre de maître Philippe, arrivé en ce lieu, il lui recommanda de tenir son souffle et d’amortir le bruit de ses pas.

Pompeo connaissait cet escalier aussi bien que lui, mais il lui parut étrange que l’homme le connût ; cet escalier conduisait à la pièce habitée par Mariette…

— Tu savais donc où demeure celle que nous cherchons ? demanda-t-il avec une anxiété secrète à son guide.

— Rassure-toi, on n’est pas dans les bonnes grâces de Son Éminence pour rien.

Pompeo trembla en entendant ces paroles, son courage manqua de l’abandonner.

Le cardinal aurait-il donc semé aussi les dangers et l’espionnage autour d’elle ? pensa Pompeo ; j’entre bien souvent dans cette chambre, un autre que moi en saurait-il les secrets ? Secrets charmants, embaumés, asile chaste et doux dans lequel je ne pénètre moi-même qu’en me découvrant comme au seuil d’un temple, nid de colombe que je croyais jusqu’ici à l’abri de tout vautour. N’importe, quel que soit le sort qui m’attend ici, oui, je dois entrer résolûment. Mariette, rassure-toi ; je n’étais hier que ton ami, maintenant un lien indissoluble nous unit.

Une vive lumière s’échappait alors de la porte entr’ouverte de Mariette ; à travers la cloison qui séparait la chambre, de l’escalier, on entendait le souffle égal et pur de son sommeil ; le silence du dehors était profond.

À peine entré, le guide de Pompeo se tint sur le seuil, en lui indiquant du doigt la jeune fille endormie… Pompeo s’agenouilla rapidement devant le lit, des larmes abondantes mouillaient ses joues. L’instinct paternel écartait en lui le soupçon ; il examina Mariette dans une extase recueillie.

La belle enfant dormait, un de ses bras blancs passés sous son cou ; elle avait dénoué ses cheveux retombant en boucles épaisses sur ses épaules, de façon à s’en faire une sorte d’oreiller sur lequel sa figure se détachait aussi pâle qu’un marbre. L’ombre de ses cils, renvoyée sur son visage par une lampe suspendue près du chevet, était d’un contour et d’une ligne séraphiques. La lumière inondait tour à tour son front légèrement bombé, et sa poitrine délicate et le jais luisant de ses cheveux ; un sourire ineffable de langueur errait sur ses lèvres. Sa tête penchait alors comme celle d’un lis chargé de pluie, son haleine douce avait l’arome des fleurs. Un petit sachet était retenu par un fil léger à son cou, l’Italien frissonna en le voyant.

— T’avais-je menti ? demanda le masque.

— Non, répondit Pompeo, car ce cachet fut ouvragé par ma sœur elle-même au couvent des dames de la Celestia à Venise. Ce sachet, je l’avais donné à une personne…

Que tu aimes encore, que tu aimeras toujours, interrompit sourdement le masque. Insensé, qui ignore que l’amour d’une femme est aussi fantasque qu’il est rapide, et qu’au delà de la tombe il n’y a plus d’espérance !

— Pourquoi parler de tombe ? Laisse-moi, je suis heureux, si heureux, vois-tu, que devant ce lit qui ressemble pour moi à un berceau, j’oublie presque ma vengeance ! Ma fille ! je vois ma fille !… Toi qui me l’as rendue, dis-moi du moins comment elle se trouve ici. Serait-ce donc toi qui l’aurait couverte de ton amour, toi qui l’aurais sauvée de la mort et de l’opprobre ! Quel que soit ton nom, je te le répète, oh ! si tu as fait cela, sois béni ! Mon Dieu ! pourquoi faut-il que je sois pauvre ? Mais si tu exiges de l’or, dis-le, je travaillerai, j’engagerai ma vie pour m’acquitter de ma dette. Réponds-moi donc, es-tu mon bienfaiteur, toi qui te caches, ou ne serais-tu, après tout, qu’un hasard heureux dans mon existence ?

— Rien de tout cela, Pompeo ; sache seulement que durant toute ma vie, il m’a été impossible de surprendre un pâle rayon de bonheur ; pour te donner celui-ci, tu peux songer à ce qu’il m’en coûte. Oui, chaque minute de ta félicité présente est un feu qui me tord et qui me brûle, et, vois-tu, si je restais plus longtemps, la contemplation de ton bonheur me rendrait peut-être coupable.

— Que veux-tu dire ?

— Qu’en ce moment même j’ai peur de moi… Tu pleures, n’est-ce pas, mais tu pleures d’attendrissement ; moi, je pleure de rage ; je t’ai ouvert le ciel, moi, je retombe dans l’enfer !

En disant ainsi, le masque avait franchi les degrés de l’escalier. Épuisé, anéanti, Pompeo ne pouvait comprendre le sens de ces lugubres paroles. Son regard errait tour à tour sur le lit de la jeune fille et sur la place que le masque mystérieux avait quittée. Mariette, endormie, semblait alors en proie à un rêve qui l’absorbait, son front se plissait par instants comme l’onde du lac sous la tempête ; d’autres fois il reprenait une sérénité joyeuse. Sa poitrine battit bientôt avec force, elle étendit les mains, puis elle les laissa retomber en murmurant une suite de mots confus.

— Charles s’écria-t-elle enfin avec un effort singulier, Charles devant moi… lui, Charles !…

Et elle semblait étreindre, appeler vers elle quelque fantôme invisible. Peu à peu la voix se sécha dans son gosier, peu à peu le sommeil ressaisit ses droits sur elle. Pompeo écoutait encore avec avidité le bruit de son souffle ; il se penchait sur son front, quand il lui sembla qu’on l’appelait lui-même dans la rue.

L’Italien crut d’abord s’être trompé. La voix prononça de nouveau son nom, il entr’ouvrit la fenêtre.

— Pompeo, dit la voix, j’ai oublié de te donner un conseil. Tu as aimé Teresina Pitti dont le duc de Fornaro a fait sa femme, défie-toi maintenant de la comtesse de San-Pietro !

L’Italien avait reconnu cette voix assourdie sous le masque ; il allait courir à la recherche du ténébreux personnage, quand il s’aperçut qu’il s’était déjà enfoncé dans l’une des ruelles transversales à la rue des Nonaindières. En ce moment, le jour bleuâtre frappait les vitres de la chambre de Mariette, la lampe suspendue au-dessus du lit venait de s’éteindre.

— Il est temps de partir, murmura Pompeo, il est temps de s’arracher de ce lieu où dort mon bien le plus cher. Adieu, Mariette, que les anges du ciel veillent sur toi, qu’ils me conservent ma fille ! Moi, je dois songer à tromper la perfidie, et la haine qui me poursuivent ! Oh ! la vie m’est précieuse, maintenant que j’ai un enfant ; la quitter ici, n’est-ce pas déjà mourir ?

Des larmes abondantes s’échappaient des yeux de Pompeo, il regardait Mariette dans un silence plein d’angoisses et de frayeur, il ne voyait pas sans une mortelle tristesse l’aube grandir et s’accroitre sur les murs de la petite chambre. Un morceau de glace, un pot de fleurs, misérable vase ébréché, une mandoline et deux planches de chêne chargées de livres formaient les seuls ornements du gîte de Mariette, il y avait au lit une image de la Vierge du Rosaire.

Cette vierge se trouvait aussi brodée sur le sachet que la jeune fille portait au cou.

Pompeo, au moment de partir, prit des ciseaux qu’il trouva sur la table de Mariette, et il trancha le fil qui retenait le sachet.

Quand Mariette s’éveilla, Pompeo était bien loin…

Mariette semblait encore se débattre sous l’impression d’un rêve étrange ; elle tremblait, elle était pâle ; elle courut d’abord se regarder à sa petite glace… Le désordre de son visage la surprit ; mais ce qui l’étonna davantage, ce fut de trouver sa fenêtre ouverte… sa fenêtre que Pompeo avait oublié de refermer.

En même temps, par un mouvement machinal, elle porta la main à son cou, sa stupeur augmenta en n’y trouvant plus son sachet.

— Veillé-je encore ? se dit-elle, serait-ce donc lui ? mon songe ne serait-il pas un songe ? Non, c’est bien lui poursuivit-elle, je l’ai vu, je l’ai appelé ; ce sachet, que je porte depuis ma naissance, il l’a détaché de mon cou, j’en suis bien sûre. N’était-il pas là, il n’y a qu’un instant, timide et confus, près de mon lit ? ne s’accusait-il pas de sa fuite soudaine, de mon désespoir et de mes larmes ? Je le vois encore se jeter à mes genoux avec des sanglots, il me priait de lui pardonner, il me disait que j’étais sa vie ! Charles devant moi, Charles à mes pieds, lui, Charles ! il était sincère, éloquent comme autrefois ! Quand je lui ai parlé de celle qu’il aimait et pour laquelle il m’avait quittée, il a secoué la tête avec un soupir, il me l’a montrée livide et muette ; elle était morte ! C’est par cette fenêtre qu’il est entré, c’est par là qu’il est parti.

Parti ! s’écria-t-elle en se penchant sur le quai, parti ! lui que je voulais retenir. Mon Dieu ! la tête me brûle ; il m’a abandonnée, je suis folle !

Et Mariette, se tordant les bras de désespoir, semblait suivre encore des yeux celui que son rêve lui avait montré ; elle revoyait Charles, jeune, triste et beau, elle lui parlait comme s’il eût pu l’entendre.

Égarée, vaincue par cette hallucination de son rêve, elle descendit quelques marches, tout le monde reposait dans la maison.

Rien n’indiquait ou ne trahissait le passage d’un malfaiteur, chaque meuble était à sa place, la porte du cabaret était verrouillée avec soin comme de coutume.

— C’est lui, c’est bien lui, se répéta la jolie fille. Quel autre que Charles eût pu s’introduire ainsi dans cette maison ? Il aura craint sans doute le courroux de maître Philippe ; il ne sait donc pas que les bras paternels ne restent jamais fermés ! Qu’il était charmant et simple à la fois, mais aussi quels remords mes paroles firent naître en lui, quelle douleur l’a saisi quand il m’a demandé le sujet de ma tristesse ! Cette femme est morte, je l’ai vue morte, il est donc libre ! Il a coupé mon sachet, il l’aura coupé avec ses ciseaux, mais il me le rendra ; maintenant, c’est moi qu’il aime !

Et Mariette resta convaincue que Charles était de retour qu’il avait tenté de la revoir, mais qu’il n’avait osé affronter le regard de maître Philippe, son père, L’exaltation que lui avait causée ce rêve se soutint ; la jeune fille descendit dans le jardin d’un pied furtif. Chaque arbre lui parlait de Charles. Sur la fleur des buissons bordant l’enclos, le rouge-gorge modulait son air matinal ; les bourgeons s’ouvraient au souffle tiède du printemps, l’air et le bonheur étaient partout. D’un bosquet, voisin partit une volée criarde d’oiseaux, et Mariette envia leurs ailes.

— Captive ici, se dit-elle en remontant avec tristesse dans sa petite chambre, captive lorsque Charles arrive ! En quel lieu pourrai-je désormais le rencontrer ? À qui m’adresser pour le revoir ? En même temps, la jeune fille souleva près de son alcôve un léger rideau ; un équipement complet de cavalier était suspendu à la muraille.

La voix de maître Philippe la força d’abandonner sur-le-champ l’examen que Mariette faisait de ce costume. Cette voix rappelait la pauvre enfant à la réalité.

Quand elle se trouva vis-à-vis de maître Philippe, elle demeura frappée de son air d’abattement. Le visage du cabaretier avait la pâleur d’un linge.

— Qu’avez-vous donc, mon père ? lui demanda-t-elle avec crainte.

— Rien, répondit-il ; un rêve bizarre, voilà tout. J’ai cru voir devant ma maison des ouvriers nocturnes qui dressaient un échafaudage…

— Celui-ci, sans doute, reprit Mariette en montrant à maître Philippe un poteau auquel manquait encore la lanterne.

— Celui-ci même, répondit maître Philippe, en regardant sur le quai des Ormes le poteau placé devant sa maison. C’est singulier…

— Et qu’y a-t-il donc là qui doive vous alarmer si fort, mon bon père ?

— Rien, reprit maître Philippe d’un ton morne, si ce n’est qu’au lieu de réverbère il y avait autre chose…

— Quoi donc ?

— Un homme pendu… et cet homme, je le connais.

Maître Philippe se signa tristement, et se remit comme d’habitude à son comptoir.