Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/31

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M. Lévy (tome Ip. 263-271).

XXXI

L’ARMOIRE.


Revenu de sa première stupeur, Charles avait quitté le balcon avant que Samuel ne pût le voir se confondre aux flots de la multitude ; il avait couru à l’extrémité du pont Marie.

Rien ne pourrait donner idée de cette course frénétique… Charles avait reconnu le corps de maître Philippe ; il avait la fièvre, le délire ; il tomba sans force devant le poteau au pied duquel Mariette pleurait.

Le peuple entourait le cadavre du cabaretier dans un silence muet et stupide. L’idée d’une exécution secrète fut alors la seule qui se présenta aux esprits. Personne ne put croire que le digne vieillard eût attenté à ses jours, lui que l’on citait dans tout le quartier de l’île comme un exemple d’ordre et d’économie. Maître Philippe était connu pour avoir la fourniture de plusieurs grandes maisons, et le cabaret de la Pomme de pin n’était pas, nous l’avons dit, un cabaret ordinaire.

Aussi, dès la première nouvelle de l’événement, chaque honnête bourgeois avait-il cru devoir quitter sa boutique, et se rendre sur les lieux mêmes.

Le poteau en question, destiné à l’éclairage prochain du pont auquel nos magistrats ont enfin donné aujourd’hui le gaz, ne consistait alors que dans un méchant pieu fiché en terre, attendant quelque fallot de papier peint, car l’édilité parisienne d’alors ne se piquait guère de luxe dans son système de lanterne, et l’origine des réverbères est postérieure au temps où se passe ce récit.

Un bout de corde neuve y pendait encore la veille ; maintenant il soutenait un cadavre…

La figure du cabaretier était terrible ; elle avait acquis ce caractère menaçant que la strangulation ne manque jamais d’imprimer à ses victimes après cette formidable secousse qui éteint le râle dans la poitrine du supplicié. Les yeux ressortaient de leur orbite, des yeux sanglants, tout ouverts ; l’éclat de la face était hideux et violacé, un rire étrange et presque sauvage plissait le coin de la bouche. Quelques mèches de cheveux gris couronnant le front s’étaient dressées droites, les jambes du vieillard, froides et raides, n’étaient guère qu’à un pied du parapet de pierres de taille.

Il portait la même casaque et les mêmes chausses qu’on lui avait vues à ce bal ; quelques rubans noués sur son épaule gauche, flottaient en sifflant sur son costume de gala, le costume qu’il ne mettait qu’aux grands jours, et quand le prévôt des marchands s’en venait goûter le vin chez lui.

Avant que Charles n’advint, la foule avait contenu les efforts des deux valets de maître Philippe, qui prétendaient, à l’aide d’une échelle, arracher leur maître à ce gibet ignomineux, car, par un préjugé qui existe encore aujourd’hui, il n’était pas permis, avant l’arrivée des magistrats, de déplacer le corps de la voie publique.

Dans un nuage de poussière élevé du côté de l’Hôtel de Ville, se détachaient déjà les habits bleus des gardes de la prévôté, accourant au galop. Le peuple irrité se préparait à les recevoir à coups de pierres.

— Nouveau mode d’éclairage inventé par Son Éminence, disait un espion de Richelieu, enchanté d’ameuter la foule afin d’y faire ses orges.

— Comme s’il n’avait pas assez en ce moment-ci des mazarinistes.

— Sans compter les protestants et les financiers.

— Nous voilà revenus au temps du Concini, c’est sûr.

— C’est une horreur, une indignité. Ce sera quelque vengeance comme celle exercée, il y a un an, sur le passeux de l’île aux Vaches.

— Un si brave bourgeois.

— Un homme qui vendait de si bon vin.

— Et Sans le baptiser, quoiqu’il fut près de la Seine.

— Voilà sans doute les archers qui viennent enlever le corps ou le garder.

— Frondons sur eux sans pitié, faisons pleuvoir sur eux une grêle de pierres.

— Ce fut dans ce moment que Charles vint tomber comme une masse inerte aux pieds du corps. À la vue de ce jeune aux brillants habits, la foule s’écarta avec respect. Le fils de maître Philippe s’évanouit au milieu de ces clameurs. Dans ce cavalier au teint bruni, aux cheveux lisses et soignés, cousu de dorure, de dentelles et d’aiguillettes, il n’eût guère été possible à la multitude de reconnaître le fils du cabaretier de la Pomme de pin. Une seule bouche laissa échapper son nom.

— Mariette, dit Charles en rouvrant les yeux, Mariette, pardonne-moi !

Les gardes de la prévôté, assaillis par quelques pierres, formèrent une haie et continrent la foule à l’aide de quelques bourrades. Un double renfort leur arrivait à la fois du Châtelet et de l’Arsenal.

Presque en même temps, et dans un carrosse de cuir roussi mené par des valets en livrée rouge, on vit apparaître la figure du lieutenant criminel. Il mit pied à terre et souleva Mariette, dont les grands yeux noirs, humides de larmes, regardaient Charles. Après quelques mots échangés avec elle, il la fit entrer, ainsi que le jeune homme, dans la salle basse du cabaret.

Contre l’ordinaire, les volets de cette pièce étaient encore clos ; une lampe de nuit, à demi mourante brûlait sur le comptoir.

Tout se trouvait à sa place dans le cabaret. Les tables des buveurs étaient encore empreintes de taches de lie ; la chatte Marmousette dormait sur le coussin de la haute chaise affectée à maître Philippe.

— Grâce, grâce, monsieur ! s’écria Charles, en élevant vers le lieutenant criminel des mains suppliantes.

— Que voulez-vous dire ? demanda le magistrat, auriez-vous, monsieur, quelque révélation à me faire ?

Il se retourna en même temps ému de pitié et de terreur vers Mariette. Le lieutenant criminel poussa un volet afin de voir la figure du nouveau coupable.

— Oui, grâce, reprit Charles, car ce vieillard est mon père ! Ce vieillard, je l’ai tué !

Mariette devint d’une épouvantable pâleur ; ses sens menacèrent de l’abandonner, elle s’appuya contre le comptoir.

Tous trois étaient seuls dans cette vaste salle, d’où l’on entendait le piétinement des chevaux et de la foule sur le pavé. Quelques masques enrubannés, vêtus de fringants manteaux, collaient leur visage de carton noir aux vitres du cabaret ; c’étaient les acteurs de la fête donnée par Charles.

Vaincu par l’émotion et la souffrance, Charles eut encore la force de détailler au lieutenant criminel ce qui s’était passé, il s’accusa lui-même avec des sanglots et des larmes.

— Je suis un misérable s’écria-t-il, j’ai chassé mon père, et le ciel m’en a puni ! Ne me demandez pas si je mérite la mort, continua-t-il dans l’égarement de sa douleur, je ne dois sortir d’ici qu’avec la chemise grise des condamnés et sur le tombereau du Châtelet !

Les explications données par Mariette au lieutenant criminel n’étaient guère de nature à calmer l’exaltation du malheureux. Mariette raconta qu’à peine rentré chez lui, le vieillard s’y était renfermé après l’avoir embrassée au front comme de coutume. Vers les cinq heures du matin, elle avait entendu un léger bruit, puis quelques cris inarticulés. Ouvrant alors sa fenêtre, elle avait pu voir se balancer au poteau du quai le corps de maître Philippe.

À ces détails cruels, le jeune homme vit rouvrir toutes ses blessures. Il se frappa de nouveau la poitrine avec un rugissement étouffé ; puis, se roulant en larmes aux genoux du lieutenant criminel, il lui demanda comme une grâce de le faire jeter en prison sur l’heure, implorant la mort, qui devait être, disait-il, la fin de ses maux.

Ces paroles désespérées portaient le trouble et l’effroi dans le cœur de Mariette, mais un geste bienveillant de son juge la rassura.

— Votre crime est grand, dit-il au jeune homme, mais votre, remords en dit assez ; il ne s’agit plus maintenant que de réparer votre faute autant qu’il peut être en vous. Fils d’un brave marchand, et né comme lui dans les rangs du peuple, vous avez voulu vous élever et devenir un seigneur ; l’ambition seule vous a perdu. Descendez dans votre cœur, et voyez un peu ce qu’elle a su faire de vous : un ingrat, un parricide ! Vous avez méconnu ce père dont vous étiez le fils unique et chéri, vous l’avez banni, chassé de votre maison ! Eh bien, Charles, c’est dans la sienne et à l’instant même qu’il vous faut conquérir l’oubli de vos fautes. Qui, devant ce peuple rassemblé, devant ces mêmes hommes dont plusieurs viennent de quitter votre fête, je vous dirai ce que vous avez à faire. À ce prix, à ce prix seul, vous pouvez être absous de votre crime devant Dieu, vous pouvez…

— Et de quoi s’agit-il ? interrompit Charles avec feu ; parlez, oh ! parlez, je suis prêt à tout, je m’y soumets. Faut-il m’accuser devant ce peuple, faut-il lui apprendre… Oh ! j’obéirai, monsieur, j’obéirai ! Mais laissez-moi d’abord obtenir mon pardon de cette pauvre enfant dont j’ai déchiré aussi le cœur, laissez-moi…

Charles parlait encore, lorsque la porte s’ouvrit, des exempts venaient prendre les ordres du magistrat. Mariette entraîna Charles dans une pièce voisine ; elle eût voulu au prix de son sang calmer la douleur et l’effervescence du jeune homme. Avec cet instinct qui ne manque jamais aux nobles cœurs, la jeune fille devinait ce que le lieutenant criminel allait demander à Charles ; seulement, elle n’osait encore le lui conseiller.

Tous deux demeuraient immobiles, baignés de larmes. Tout d’un coup, Mariette, qui s’était approchée de la vitrine, poussa un cri : on venait de détacher le corps de maître Philippe, et quelques porteurs allaient le déposer dans la grande salle.

Les murmures du peuple, au lieu de s’éteindre, paraissaient alors s’accroître.

On pouvait entendre, à travers les fenêtres, des cris de menace et de vengeance.

— Mort à l’assassin ! mort au fils de maître Philippe !

Ces cris forcenés paraissaient surtout sortir d’un groupe dont un masque noir occupait le centre. Son capuchon était rabattu, sa parole brève, sifflante. Ceux qui l’avaient vu dans le bal s’en écartaient ; ce masque, c’était Samuel.

Cependant les cris devenaient plus fréquents et plus intenses.

— Ne les entendez-vous pas, murmura Charles, c’est moi, qu’ils demandent, moi qu’ils poursuivent… À quel autre qu’à moi pourraient s’adresser ces cris, Mariette : Mort au parricide ! à l’assassin !

La foule obstruait alors en effet les abords du cabaret.

— Mariette, dit Charles par un mouvement d’irrésistible frayeur, Mariette, sauve-moi !

Charles n’était alors qu’à deux pas du corps, dont une porte vitrée, couverte d’un méchant rideau, les séparait.

Il souleva ce voile d’une main glacée par la peur, et il put voir son père étendu sur une table… Le lieutenant criminel dictait son rapport à ses greffiers.

En ce moment, la lampe placée sur le comptoir s’éteignit, et Charles, en proie au vertige, crut voir s’agiter les lèvres du mort…

— Fuyons ! dit-il à la jeune fille en l’entraînant.

Après avoir gravi tous deux l’escalier, ils entrèrent dans la première chambre qui s’offrit.

C’était celle du vieillard, chaque meuble y luisait de son éclat accoutumé. Le lit de serge rouge n’était pas même défait. Il n’y avait qu’une seule armoire d’ouverte.

Charles courut à l’armoire, il y vit, ô surprise ! l’habit de camelot et les chausses de laine qu’il portait, il y avait à peine deux ans, avant de songer à ses rêves d’ambition et d’orgueil. En les reconnaissant, le jeune homme essuya une larme furtive.

— Ah ! dit Mariette, si vous n’aviez pas quitté ces humbles habits !…

— Et pourquoi ne les reprendrais-je pas ! s’écria Charles tout à coup, ne sont-ils pas aujourd’hui ma seule livrée de salut ? Irai-je me présenter à ce peuple furieux sous ce costume, la cause de tous mes malheurs ? Oui, je voudrais trouver en ce moment un vêtement qui fût encore plus misérable, je voudrais…

— Bien, Charles, s’écria la jeune fille ; voilà ce que je n’eusse osé jamais vous demander, ô mon frère ! voilà ce que le lieutenant criminel se réservait de vous prescrire. Ne craignez pas que je m’oppose à ce généreux élan ; qui vous en blâmerait, si ce n’est la voix de ces mêmes hommes dont l’envie maligne vous poursuit ? Ce que vous faites là, vous vous le devez à vous-même, à votre père !… Voyez, ajouta Mariette, comme il les gardait avec soin, ces habits devant lesquels je l’ai bien des fois surpris le regard baigné de larmes ! Votre main, mon ami ; oh ! vous êtes maintenant tel que je vous vis pour la première fois, lorsque les blanches marguerites de notre jardin effeuillaient leur tige fleurie dans la poussière du sentier ! Vous étiez bon, candide, votre cœur débordait de votre regard, de vos lèvres. Moi, qui vous connaissais, j’étais bien fière de vous ! Vous ne vous êtes pas en allé, n’est-ce pas ? vous n’avez point fui, vous ne m’avez point oubliée ? Que vous êtes beau sous ce drap de bure, que votre air est noble et doux ! En vous voyant passer, ils se diront : Il était peut-être gentilhomme ; mais vous leur répondrez que vous l’êtes, non comme eux, par une broderie collée au manteau, par une rapière souvent inutile, par la morgue et le dédain, mais par votre amour pour tout ce qui est grand et beau, par votre remords, par vos larmes. Oui, Charles, croyez-moi, en ce moment celui que votre ingratitude a tué vous regarde et vous pardonne !

Ces paroles douces et calmes retentirent au cœur de Charles ; il sentait palpiter autour de lui les ailes d’un ange invisible ; son front consterné se relevait ; il était baigné de brises salutaires, le bandeau de l’ambitieux était tombé.

— Mariette ! s’écria-t-il dans un pur et doux transport, et comment ne pas oublier le monde pour toi, comment ne pas aimer la fille généreuse qui me sauve de mon propre désespoir ? Tous mes souvenirs, je les retrouve dans ton âme, je les vois écrits dans tes yeux et sur ton front. Cet habit, vois-tu, je voudrais qu’il se changeât pour moi en cilice, et qu’il me perçât de ses pointes de fer ! Comment ai-je pu un seul instant causer tes pleurs ! Tu dois me haïr, et tu me dis que tu m’aimes ! Ces dépouilles de la vanité, elles sont là, tu les vois, mais rassure-toi, avec elles j’ai abjuré mon fol amour ; je suis, je dois être à toi ; Mariette, sache-le, cette femme n’est pas la mienne.

— Il serait vrai ! balbutia-t-elle, doutant encore ; quoi ! Charles, vous seriez libre ?

— Oui, libre, Mariette, libre comme un esclave arraché à sa prison ; oh ! si Dieu me condamne, absous-moi, du moins, absous-moi, et je croirai que mon père même m’a absous !

Charles avait revêtu ses habits, il semblait respirer un air nouveau, il était fou de joie et de bonheur ; Mariette lui souriait, plus belle qu’il ne l’avait jamais vue.

En ce moment, il avait oublié les clameurs de cette foule, un noble incarnat montait à ses joues, il ne tremblait plus, il ne voyait que Mariette.

La présence du lieutenant criminel le rappela soudainement à d’autres pensées, le magistrat venait le prévenir que le corps allait être enterré à l’instant même, et qu’il était urgent qu’on le vît suivre le convoi. Il applaudit à la transformation de Charles ; il allait l’exiger de sa prudence.

— Maintenant, lui dit-il, rassemblez toutes vos forces. Il s’agit ici d’avoir du courage ; montrez à ces hommes celui que le repentir vous a donné. Ils s’attendent à voir sortir de ce lieu un pâle gentilhomme, ils veulent se venger sur le comte de San-Pietro, qu’ils trouvent un enfant du peuple !

Puis, s’adressant aux archers de sa troupe :

— Que le tambour sonne, dit-il, et vous, chapeaux bas !

Charles descendit, après avoir donné à la jeune fille un baiser d’adieu ; baiser plein de larmes, car cette nouvelle séparation pouvait être éternelle.

En passant sous le porche, il entendit des cris furieux, qui ne tardèrent pas à s’apaiser, ainsi que le lieutenant criminel l’avait prévu.

À l’aspect du jeune homme suivant, dans ses habits d’apprenti, le corps de maître Philippe, des larmes de respect et d’attendrissement gagnèrent la foule ; sa douleur muette changea la disposition des esprits. Tous les hôtes fameux du cabaret de la Pomme de pin, Faret, Chassaingrimont, Saint-Amand et plusieurs autres, ne purent s’empêcher eux-mêmes d’être touchés ; tant l’abnégation écrite sur le front de Charles témoignait encore plus que ce changement d’habit, du sacrifice généreux qu’il s’imposait. Confondu dans cette multitude recueillie, un seul homme alors observait Charles avec des pensées bien différentes ; cet homme, c’était Samuel.

Un désappointement amer s’emparait de lui, en voyant le fils de maître Philippe échapper ainsi à la vengeance du peuple.

— Il me reste la mienne ! dit-il en s’acheminant vers le quai où s’élevait le splendide hôtel.