Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/32

La bibliothèque libre.
M. Lévy (tome Ip. 272-281).

XXXII

LE DUEL.


Une heure après l’enterrement du cabaretier, deux personnes, une femme et un homme, causaient encore dans ce même boudoir où Samuel s’était introduit pendant le bal… L’homme était debout, arrêtant avec complaisance son regard encore troublé sur la belle créature, à demi couchée sur un sofa, qui semblait alors poser devant lui comme devant un peintre. Il admirait tour à tour l’éclatante profusion de sa chevelure, ses longs cils noirs inclinés, ses épaules de reine et ses bras nus. De temps à autre un soupir profond s’échappait de sa poitrine.

La figure de la femme était si pâle qu’on l’eût crue de cire, à ses yeux palpitaient de longues larmes, elle semblait brisée de douleur et de fatigue… Sa main gauche froissait une lettre, sa droite caressait un petit chien-lion qui ne la quittait que pour flairer le dessous de la porte avec effroi…

Pompeo et la duchesse s’étaient parlé bien longtemps, et cependant l’heure avait fui pour eux d’une aile rapide, le timbre du massif hôtel de ville de Dominico Bocardo sonnait onze coups secs et sonores… L’Italien tressaillit.

— Dans une heure, pensa-t-il, j’en aurai fini avec ce misérable. Ce sera le jugement de Dieu, et ce jugement, je l’ai attendu trop longtemps pour qu’il ne me donne pas gain de cause.

Puis, s’approchant de la duchesse dans un mélancolique recueillement et en laissant tomber sur Teresina l’étincelle électrique de son regard :

— Nous nous sommes rappelés tous deux, lui dit-il, les bons et les mauvais jours ; convenez, madame que nos joies furent bien courtes ! Seize ans nous séparent de ces moments fortunés où, votre main dans la mienne, nous cachant aux yeux de tous, nous vivions de notre cœur ; pourvu que votre tête reposât sur mon épaule, que votre sourire rencontrât le mien, que nous marchions deux à deux sous l’aile des anges, nous confiant nos pensées, nos joies, nos douleurs, nous étions heureux ! Un vent de malheur a depuis soufflé sur nous ; il vous a abattue, vous, le lis superbe, il m’a desséché, moi, l’arbre encore vigoureux. Un homme souillé de crimes a voulu vous perdre, un autre vous a trompée. Si ma haine est au premier, ma pitié s’éveille malgré moi pour le second, du moins ce jeune homme vous aimait ! Cette lettre qu’il vous adresse après avoir repris les humbles vêtements de son état est celle d’un noble cœur ; je poursuis la lâcheté, je pardonne au repentir. Maintenant, Teresina, si misérable que puisse être mon sort, je vous appartiens. Vous désirez fuir, eh bien, fuyons ! Oh ! soyez bénie pour avoir conçu l’idée de m’arracher avec vous à cette contrée de sang, soyez bénie, vous qui me rendrez l’Italie et votre amour ! À quelles tempêtes sommes-nous réservés encore, je ne sais, mais prenez courage, maintenant nous sommes trois ! Oui, cette jeune et naïve enfant que je compte vous présenter, cette Mariette que vous ne connaissez point…

— Ma fille !… s’écria Teresina avec transport, ma fille ! Ah ! comment se fait-il qu’elle ne soit point encore ici ?… dans mes bras et sur mon cœur ! Partez vite, Pompeo, courez, qu’on me l’amène, je ne mourrai pas si j’embrasse bientôt ma fille…

— Retenue près du corps de son père adoptif, de l’honnête vieillard qui l’a élevée, elle a consolé, soutenu ce matin le courage de Charles… Rassurez-vous, oh ! je vais donner des ordres pour qu’elle vienne ; vous l’aimerez, n’est-ce pas, Teresina ?

— Si je l’aimerai !… pourquoi cette demande, Pompeo ? Elle que je croyais perdue, je la retrouve ; oh ! jugez de mon ivresse ! C’est d’aujourd’hui, Pompeo, que je sens le bonheur d’être du moins à l’abri de la misère. Ma fille !… mon enfant !… Mais elle vous chérira autant que moi, plus que moi peut-être, car elle vous connaît, elle sait quels trésors renferme votre noble résignation. Mais je tremble, j’ai peur, volez, ramenez-la-moi !… Les paroles de Samuel retentissent encore comme un glas funèbre à mon oreille… Si cet homme perfide attentait une seconde fois à ses jours… si, voulant nous frapper tous deux dans notre fille…

— Rassurez-vous, d’ici à demain il peut se passer des choses…

— Qu’avez-vous dit, Pompeo ? quel éclair rayonne en votre regard ? Vous haïssez cet homme… oh ! vous voulez le tuer ! Mais cala ne sera pas, continua-t-elle en joignant les mains ; il ne sera pas dit que vous vous serez mesuré contre cet homme. L’épée de celui que j’aime d’un amour constant et dévoué ne peut se croiser contre le fer d’un assassin !

Pompeo garda le silence.

— Oh ! dites que vous le laisserez en proie aux remords, n’est-ce pas ? dites que c’est de Dieu que vous attendrez votre vengeance.

— Soit ! dit Pompeo, j’attendrai la vengeance de ce Dieu auquel je crois. Mais l’heure s’écoule, il faut que je vous amène Mariette. Elle ignore ce que je lui suis, poursuivit-il avec un soupir ; apprenez-lui ce que j’ai souffert pour elle. Adieu, madame la duchesse, adieu.

Et Pompeo, faisant sur lui-même un inexprimable effort, cherchait à cacher sous la froideur l’amertume de cet adieu, le dernier peut-être qu’il adressait à Teresina. En la quittant, il retrouva son image encadrée au mur dans la galerie des portraits ; devant cette image il donna enfin un libre cours à ses larmes. Il est de ces instants où les cœurs les plus fortement trempés se brisent ; il est de ces pleurs qui débordent mornes et solitaires. En voyant ce qu’il allait quitter, Pompeo se sentit faiblir, lui qui avait vécu jusqu’à ce jour de l’ardeur du combat et de la lutte contre son âpre destinée.

— Et Mariette, reprit-il, Mariette, ne la verrai-je pas avant ce duel ?… n’irai-je pas l’embrasser ?…

Chassant bientôt ces pensées comme un rêve pusillanime, il appela Cesara.

Le page de la comtesse de San-Pietro apparut. Il paraissait pâle, troublé.

— Cesara, lui dit Pompeo, sans remarquer son désordre, j’ai besoin de toi. Es-tu discret ?

— Comme un confesseur, Excellence.

— Cesara, continua Pompeo, j’ai aujourd’hui même un rendez-vous important.

— Un rendez-vous d’amour, Excellence ? parlez. Je ne mets à ma discrétion que le prix auquel vous voudrez bien la taxer vous-même, répondit le valet avec un salut obséquieux et faux.

— J’entends tu veux de l’or ; prends cette bourse. C’est juste. Sache seulement que ce n’est point ici d’un rendez-vous galant qu’il s’agit ; il y va de la vie ou de la mort.

— Un duel ! bravo ! Je vais mettre ma cape et suivre Son Excellence, dit Cesara.

— Tu n’iras pas loin, c’est ici même.

— Ici ! juste ciel ! reprit Cesara en voyant le lieu que lui indiquait Pompeo. Ignorez-vous, Excellence, que ces souterrains…

— Silence, dit Pompeo, aide-moi seulement à passer encore ici cette demi-heure. À midi, je descendrai seul dans cette partie de l’hôtel. Toi, en attendant, verse-moi un verre de vin de Chypre ou de vin de France, peu m’importe.

— Nous avons ici, monseigneur, du vin de Chypre excellent, dit Cesara en se dirigeant vers l’office. Il ne tarda pas à revenir avec un flacon et une coupe.

— Pourvu que le lâche n’oublie pas le rendez-vous ! pensa Pompeo. N’importe, à la grâce de Dieu !

Il vida le verre que Cesara lui présentait.

Tous deux, se parlant à voix basse, arrivèrent peu d’instants après devant la grille d’un escalier sombre et tortueux qui menait aux souterrains dont il a été parlé. Cette grille protégeait une porte basse.

L’orifice des souterrains, ouvert en entonnoir, donnait d’un côté sur la cour de l’hôtel, de l’autre sur le quai ; pilotis redoutables, pareils à ceux des maisons de Venise, ils pouvaient se voir d’un moment à l’autre inondés par la Seine dont les débordements étaient alors fréquents.

Leur sol humide et froid n’y recevait le jour qu’à travers d’énormes barreaux treillissés, cinq pilastres soutenaient leurs voûtes comme autant d’arches. Une armée de bohèmes y eût campé à l’aise sous la conduite du grand Coesre, et en eût fait une autre cour des Miracles.

La solidité de ces constructions souterraines était nécessaire, et en raison du fleuve, l’architecte qui avait précédé Pompeo dans la direction des travaux de l’hôtel y avait apporté un soin réel… Elles étaient hardies, gigantesques…

Samuel les connaissait…

Dans cet espace sombre, étouffé, planait la nuit ; le vent s’y engouffrait avec des murmures sinistres… Ces caveaux n’avaient qu’une issue, celle de la cour.

— Bien, dit Pompeo arrivé à la grille ; bien, Cesara, laisse-moi. Souviens-toi seulement de ceci, reprit-il ; aux trois coups que je frapperai contre cette porte, tu feras ce que je t’ai dit de faire.

— Il suffit, Excellence, répondit Cesara j’obéirai.

Pénétrant alors dans les profondeurs du souterrain, Pompeo eut d’abord quelque peine à s’orienter. Le jour tombait d’aplomb sur un espace resserré, et décrivait en ce lieu une traînée lumineuse. Ce fut là que l’Italien se plaça en attendant Samuel.

Pompeo avait laissé la porte à demi ouverte.

En parcourant pour la première fois ce domaine ténébreux, l’Italien ne put réprimer un léger trouble. Les murs suintaient l’eau de toutes parts, des formes bizarres se dessinaient au loin sur leurs parois sinueuses et noires. Ces lieux semblèrent à Pompeo pleins de spectres, rappelèrent les sombres cachots où il avait été enfermé lui-même en Italie, et où il avait échappé au scalpel de son odieux rival. Ce souvenir acquit même, malgré ses efforts, un tel degré de consistance dans son esprit, qu’il passa la main sur son front comme pour s’en dégager ; mais il lui devint impossible de s’en affranchir, il ferma les yeux comme s’il eût été encore étendu sur la table de marbre de l’anatomiste.

Tout coup, il entendit se refermer lourdement derrière lui la porte du souterrain.

Presque au même instant, deux yeux brillèrent dans l’ombre.

— Défends-toi ! cria Pompeo, en se plaçant l’épée nue dans l’espace que la lumière frappait.

Samuel l’y rejoignit, et tous deux croisèrent les éclairs luisants de leur glaive.

Pompeo avait pour lui cette force herculéenne, si redoutable dans un pareil jeu ; quand il touchait le sol, c’était comme Anthée, il acquérait une invincible vigueur. Samuel ne connaissait de l’escrime que la prudence et la ruse.

— Ramasse ton épée, noble docteur, cria-t-il en raillant à Samuel, qu’il désarma tout d’abord ; n’est-ce pas ici le moment de prendre ton scalpel ? Par ma foi, tu ne saignes que tes malades !

Samuel, confus, ramassa son arme et se mit en garde avec un sang-froid apparent.

— Railles-tu, reprit Pompeo, et de quelle académie sors-tu, Samuel ? N’es-tu donc bon qu’à jeter les gens en Seine ?

— Pompeo, ton œil se trouble, dit Samuel, ta main n’est plus assurée.

— Elle l’est encore assez pour punir un traître, répondit Pompeo ; pare donc ce coup avec ta science, docteur !

Et plongeant le fer dans la poitrine de Samuel, il l’en retira sanglant. En ce moment, lui-même chancela, et il s’appuya contre une colonne.

— Je meurs !… ah !… j’étouffe… murmura le docteur d’une voix rauque ; je meurs… Pompeo, mais tu vas mourir aussi…

— Moi ? demanda Pompeo en proie à un vertige inconnu, moi, que tu n’as pas même effleuré du bout de ton glaive !

— Toi, que le poison dévore, reprit Samuel en tombant. Ne le sens-tu pas ?… oh ! oui, je le vois… il te dévore… il te ronge… Oh ! je m’y connais, tu vas mourir…

— Va, lâche, laisse-moi ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! cela est vrai… oui… ce mal étrange… ma vue s’obscurcit… ma voix s’éteint…

— Oui, tu vas mourir, continua Samuel, mourir ici avec moi, sans toutes les joies dont tu voulais t’emparer… sans ta fille, sans ta femme, que tu aimais… Oh ! je te le dis, tu vas mourir !

— Pitié, Samuel, pitié !

— De la pitié ! va, je n’ai que de la haine ! répondit le docteur en se traînant sur ses mains ; je m’étais promis de me venger, je l’ai fait.

— Oh ! mais il est encore temps ; oui, murmura Pompeo, en frappant ici…

Et se traînant vers la porte, l’Italien eut encore la force, au milieu des horribles douleurs qui l’étreignaient, de donner à Cesara le signal convenu.

— Que fais-tu ? dit Samuel. Espères-tu donc qu’on puisse t’entendre ? Si c’est le page Cesara, je l’ai gagné, Sache donc que le vin qu’il t’a versé tout à l’heure…

— Ah tu es le démon ! reprit Pompeo, mais le ciel…

— Le ciel… Pompeo… répondit Samuel en s’appuyant sur ses mains ensanglantées, le ciel est une froide plaisanterie… Vois s’il t’aiderait, tu meurs !

Oui, continua-t-il, te voilà marbré, livide… Ce poison est un de mes secrets. À moins d’un miracle, et Dieu n’en fait plus… ajouta le docteur, la bouche crispée. Voilà notre tombe, ou plutôt notre lit de noces à tous deux. Mais Teresina, ta fiancée, ne viendra pas !

— Teresina ! dit Pompeo, Teresina !

— Oui, appelle-la, demande-lui de venir ici te voir mourir ! Ton œil ne rencontre ici que le mien, ce sépulcre nous a tous deux. On va bientôt nous coudre dans le même linceul ; on nous enterrera dans la même fosse… Ah ! ah ! ah ! poursuivit Samuel avec son rire effrayant, tous deux réunis, tous deux !

La porte du caveau s’ébranla soudain sur ses gonds. Charles et Mariette descendaient dans ces limbes qui les remplirent d’épouvante.

— Ma fille !… murmura Pompeo dans un suprême et dernier effort, ma fille ! Était-ce ainsi que je devais te revoir !…

Mariette et Charles portaient des habits de deuil. Les sanglots étouffèrent leurs voix en voyant l’affreuse décomposition de Pompeo.

— Votre main dit-il à Charles d’une voix étranglée par l’agonie, votre main… vous êtes un noble cœur, j’ai lu votre lettre à la duchesse…

— Mon père ! mon ami ! reprit Mariette en pleurant, mon père, il vous eût aimé autant que moi !

— Mes enfants, mes chers enfants… je ne vous quitterai pas sans vous unir… dit Pompeo l’œil déjà vitré par la mort, tous deux fiancés, tous deux… Mais Teresina, où donc est-elle, où donc ? Ah j’eusse voulu…

— Arrêtée par l’ordre de Richelieu… répondit Samuel se roidissant lui-même contre le râle. Va, je meurs content, elle est perdue !

— Sauvée ! reprit une voix qui éclata au sein des ténèbres du souterrain.

— Bellerose ! s’écrièrent Charles et Mariette.

— Oui, dit Bellerose, cherchant à reprendre haleine, et terrifié du spectacle horrible qu’il rencontrait, une voiture de la reine mère vient d’emmener subitement la duchesse au moment même où les ordres du cardinal allaient se voir exécutés contre elle. Pompeo, vous êtes vengé… le règne de Richelieu est fini, et celui de Mazarin commence… et il commence par un acte de justice. Capitaine emparez-vous de cet homme, qui tout à l’heure va être un cadavre !

– De moi ! murmura Samuel… de moi !… Arrière, laissez-moi mourir.

– De toi ! misérable chair de potence s’écria le capitaine la Ripaille survenant avec ses hommes ; n’entends-tu pas d’ici les cris du peuple ! C’est un coupable qu’il lui faut. On a détaché de ce gibet le corps de maître Philippe, il t’attend, c’est ton cadavre qu’il lui faut. Dépêche-toi de mourir pour contenter les amis de Mazarin.

Pendant que le capitaine, aidé de ses gens, relevait le corps de Samuel, Mariette, agenouillée devant Pompeo, recevait de lui le dernier souffle exhalé de sa poitrine… En cet instant, elle aperçut son sachet, il reposait sur la poitrine brunie de l’Italien. Comme elle allait le prendre, le mourant fit un geste, et plaça sa main sur lui. Cette main était déjà semée de taches noires.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir de ce même jour, un mouvement populaire avait lieu en effet pour Mazarin, bien que le cardinal ne fut pas déchu.

Mariette et Charles, en rentrant au cabaret de la Pomme de pin, se virent forcés de fendre une foule tumultueuse qui se pressait autour du gibet de Samuel… Par une vengeance commune en ces temps de troubles, on avait affublé le docteur d’un large bonnet de papier sur lequel était écrit ce quatrain :

Médecin de Richelieu,
Sournois, lâche, impie et traître,
Ce n’est pas toi que ton maître
Eût placé dans si haut lieu.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un an après, au lieu même où s’élevait jadis la cabane du passeux, devenue si fatalement célèbre, l’œil du Parisien pouvait voir une jolie maisonnette au toit pointu, décorée de deux légers pilastres dans le style fleuri de la renaissance, et devant laquelle s’alignait une belle rangée d’ormes. Les mariniers joyeux de la Seine y débarquaient souvent de nobles et galants seigneurs, c’était le cabaret des Piliers bleus, Celui de la Pomme de pin avait été détruit pour cause d’alignement du quai des Ormes.

Charles Gruyn, qui mourut cabaretier, laissa à sa veuve, la belle Mariette, une assez grasse fortune. Quant à l’hôtel de l’île, appelé depuis l’hôtel Pimodan, nous verrons, en reprenant bientôt son histoire, à quel maître brillant et fastueux il échut, après avoir été abandonné longtemps aux soins des vulgaires curateurs de la duchesse, qui mourut peu après sa retraite auprès de la reine mère.