Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/03

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M. Lévy (tome IIp. 20-25).

III

ROUERIES DE COUR.


Tous les regards venaient de se porter vers le personnage qui apparaissait ainsi comme le dénouement imprévu de cette scène.

Bien qu’il eût dû le reconnaître à sa voix, plus d’un spectateur réprima un léger frisson, car en ce quartier on avait parlé autrefois de morts bizarres, à commencer par celles de Gérard le passeux et de maître Philippe Gruyn le cabaretier, jusqu’à la fin tragique de Pompeo et de Samuel, arrivée dans l’hôtel même.

Après Charles Gruyn, l’hôtel de l’île Saint-Louis avait passé à un petit nombre de propriétaires assez obscurs[1].

Les premiers l’avaient à peine habité, les seconds, impuissants à le conserver, l’avaient laissé saisir et mettre en criées aux requêtes de l’Hôtel, évoquées depuis en la cour des Aides.

Les voisins et les habitants de l’Île Saint-Louis se racontaient entre eux une foule d’histoires lamentables.

Tantôt c’était un fantôme traînant des chaînes, qui venait se placer quand il tonnait au balcon, en criant la nuit dans la tempête ; d’autres fois, c’était une belle jeune fille qui passait avec son linceul sous l’obscurité des arcades de la grande cour.

La maison fatale occupée par Marie de Bainvilliers, l’empoisonneuse, était presque en face, et la Grève n’en était pas si loin que les roués ou les pendus ne pussent, à certaines heures de la nuit, venir jouer, en cet endroit même, des tours affreux aux juges de la Tournelle ou aux présidents du quai d’Alençon, qui les avaient condamnés.

Depuis la fin de Fouquet, il ne courait pas sur Pignerol des bruits moins sinistres.

L’énigme du Masque de Fer était alors à la mode on s’épuisait en dissertations sur ce captif singulier. Lauzun lui-même avait eu les honneurs de ce casque, sur lequel tant d’auteurs ont écrit tant de volumes.

On s’attendait d’ailleurs à le revoir aussi maigre, le teint aussi hâve, le corps aussi décharné que don Quichotte.

Que n’avaient pas dû faire sur ce corps, fût-il d’acier, la prison et son ennui !

Sous cette voûte froide, où l’araignée chère à Pélisson filait tristement sa toile, les membres du courtisan avaient dû se roidir, sa taille se courber, ses yeux se caver dans leur orbite.

Là, devait-on penser, plus de rêves brillants, parfumés, rêves de grandeur ou d’amour, plus de rendez-vous enviés par le grand roi, plus de joyeuses parties avec Grammont et Riom, plus d’expéditions nocturnes avec Bussy, plus de duels, de soupers ! La Voisin, avant de mourir, fit du moins, nous a-t-on appris, sa médianoche avec ses gardiens ; sa Prison s’illumina, le dernier jour de la coupable éclairait encore un banquet. Mais Lauzun à Pignerol, Lauzun en prison, combien a-t-il dû souffrir !… Là, plus rien que les chagrins d’une ambition trompée, rien que le désespoir de n’être plus !

On s’attendait donc à voir entrer dans la salle une sorte de squelette ; on fut bien surpris de reconnaître dans Lauzun, Lauzun lui-même.

Sa figure conservait encore les lignes de noblesse et de beauté qui l’avaient rendu de bonne heure l’idole de la ville et de la cour ; il portait son habit le plus merveilleux, un habit que lui eût envié le prince de Conti. Sa lèvre fine, dédaigneuse, gardait un de ces sourires railleurs que madame de Montespan appelait avec justice une flèche empoisonnée, arme de mépris familière au reste à Lauzun, qui se vengeait souvent par sa pantomime seule d’un cercle qui le contestait. Ses dents éclatantes et magnifiquement rangées éclairaient presque son visage coloré de cette teinte qu’on retrouve dans les beaux portraits de Philippe de Champagne, le peintre du siècle d’avant ; teint pâle, mais légèrement bistré. Quant à la blancheur de ses mains, elle était incomparable, la prison et son ombre ayant valu pour lui tous les secrets du plus habile parfumeur.

Il entra donc ainsi la main droite appuyée sur un jonc à glands de perles, la gauche retenant son feutre à panaches, si fier et si beau qu’il ressemblait encore au Lauzun des premiers jours.

Rien qu’à le voir, tout ce pâle troupeau de courtisans en eut peur. Il n’était pourtant suivi que d’un seul officier qui se tenait derrière lui.

— Vous ne perdrez rien, répondit-il d’un air dégagé à ceux qui se lamentaient. Madame, d’Hautefort, voici votre parure ; madame d’Humières, votre carrosse vous attend. Quant à toi, du Lude, Barailles, mon intendant que voici, et il montrait l’officier qui le suivait, te remettra six cents louis. Monsieur de Lavardin, vous avez parié, je crois, d’un coup d’épée ; la mienne est aussi longue que votre mémoire, je vous l’apprendrai demain. Vous, mon cher Roquelaure, je ne pense pas que vous me réclamiez pareille dette ; rassurez-vous, oh ! pour vous, je suis bien mort !

Tout le monde se regarda.

— J’aime à voir, continua-t-il avec ironie, combien j’étais regretté ! à qui dois-je ici ma meilleure oraison funèbre ? À M. de Monaco, peut-être ; en ce cas, je le remercie. Ce cher prince, il veut bien aussi assister à mes obsèques ! Convenez, messieurs, que vous êtes un peu surpris de me revoir. Un homme mort sous les verrous, un homme dont vous venez d’entendre ici les dernières volontés ! Ah ! madame de Roquelaure lit comme un ange, bien qu’elle ait passé certain article qui la concerne…

Madame de Roquelaure lança à Lauzun un regard furieux ; elle eût pâli sans son rouge.

Lauzun salua tour à tour l’Olympe des déesses ; il fut enjoué avec madame de Monaco, galant avec mademoiselle Colbert, empressé près de mademoiselle de Créquy, caustique avec madame d’Humières. Pour mademoiselle de Retz, elle attendit vainement un coup d’œil, et il ne parla pas à madame d’Alluye.

— Mais que venez-vous donc faire ici, monsieur le comte ? lui demanda madame de Roquelaure.

— Oui, monsieur, pourquoi nous avoir rassemblés ici ? reprit le prince de Monaco.

— Eh ! mon Dieu ! mesdames, pour danser une contredanse. Un prisonnier comme moi n’est pas fâché de se délier les jambes. Faut-il vous le dire aussi ? J’ai voulu savoir si l’on m’aimait toujours dans cette bonne ville de Paris.

— En pouvez-vous douter ; reprit madame d’Humières en lui parlant tendrement et à voix basse ; ne vous l’ai-je pas écrit à Amboise comme à Pignerol ?

— Feu M. le surintendant, madame, n’en doutait pas plus que moi, répondit le comte avec une teinte d’ironie.

— Qui a pu prétendre ? reprit la maréchale avec hauteur…

— Écoutez donc, ma chère, même mensonge, mêmes lettres. Ma chère maréchale, les morts ont le droit de donner des conseils, écoutez le mien : Variez un peu votre style épistolaire…

— Que voulez-vous dire ?

— Oui, je vous en conjure, variez vos lettres ; ne fût-ce que pour M. le maréchal ; il ferait cruel de ne pas lui laisser les privilèges de son rang.

Et comme le maréchal s’approchait

— N’est-il pas vrai, monsieur, que madame la maréchale a tort de ne pas écrire ? Elle ferait pâlir les dames de l’hôtel de Rambouillet ; par malheur, elle n’a qu’un style.

La maréchale s’en fut l’oreille basse et entraîna son mari en feignant de ne pas comprendre.

— Eh bien prince, qu’avez-vous ? demanda Lauzun en s’avançant vers madame de Monaco.

— Je suis furieuse contre vous, dit-elle à voix basse.

— Mais non contre Grammont, qui voudrait me voir retourner à Pignerol. Madame la princesse, défiez-vous de mon boudoir ; à Grammont la fleur, mais à Lauzun le bouquet.

Et Lauzun enleva le bouquet de la princesse.

— Mon cher prince, reprit-il en saluant M. de Monaco, êtes-vous content de mon legs ?

— Allez au diable ! dit M. de Monaco furieux.

— Allons, je le vois, vous aimez mieux votre palais de Monaco que Pignerol. C’est dommage, un hôte si illustre ! Ne me faites pas pendre, au moins.

— Mon cher Roquelaure, ajouta Lauzun, vous ne feriez rien de mon miroir ; rendez-le-moi. Le voyage a dérangé quelques boucles de ma perruque. Sur mon honneur, la votre est fort belle ; je vous fais mon compliment de votre bonne mine, et vous remercie de n’avoir pas pris ma survivance.

— Mais avouez donc, mesdames, poursuivit Lauzun, que c’est là un bal délicieux, un bal digne de Marly ou de Versailles. À Pignerol, je crains seulement d’avoir oublié la courante… Maréchale, montrez-la-moi.

Lauzun s’enlaça alors bon gré mal gré à madame de Roquelaure ; il la fit tourner et pirouetter tant et si fort, que la maréchale retomba essoufflée sur un sofa.

Un groupe de jeunes seigneurs entourait en ce moment Barailles, à l’aide duquel ils espéraient savoir au moins si M. de Lauzun était véritablement fou. Dans ce groupe se trouvait M. d’Alluye.

Lauzun profita de son éloignement pour s’approcher de la marquise.

— Madame, lui dit-il à voix basse, cachez ce billet dans votre éventail.

La marquise rougit, elle se troubla ; elle était loin d’avoir l’expérience de madame de Monaco. Un coup d’œil rapide, jeté par elle sur le groupe où causait alors M. d’Alluye, la rassura ; elle prit le billet de Lauzun avec précipitation.

Si rapide qu’il fut, ce geste n’échappa point au duc de Roquelaure.

Malgré sa laideur, le duc, nous l’avons dit, avait inutilement assiégé madame d’Alluye, sa rancune lui était acquise.

Il s’en fut à pas de loup trouver M. d’Alluye, et feignit de lui parler du château d’Amboise, en l’attirant dans l’embrasure d’une fenêtre.

Devant cette fenêtre était placée madame d’Alluye.

Émue, palpitante, la jolie marquise attendait qu’elle pût gagner le boudoir pour lire le billet de Lauzun. La présence du marquis figea le sang dans ses veines. En proie à une invincible frayeur, elle pâlit, elle se troubla.


  1. Entre 1610 et 1682, M. de Grandmaison occupa cette demeure. On lit dans la première édition de la Description de Paris, par Germain Brice, que la première maison de l’Île Saint-Louis, qu’on doit voir en entrant par le pont Marie, est celle du sieur de Grandmaison, qui paraît solidement bâtie et doit les dedans sont très beaux. L’auteur passe de là à la description détaillée de l’hôtel Lambert, voisin de l’hôtel Pimodan.